Chapitre 04 - Échange inopiné
Huit heures deux, j'arrive au lampadaire où nous nous sommes quittés la veille.
Elle est déjà là, dos à moi et tient l'anse de son sac comme si elle avait peur qu'on le lui vole.
Elle se retourne instinctivement, et nous nous échangeons deux, trois politesses avant de prendre la route.
- Tu préfères que je te pose mes questions en marchant ? Me propose-t-elle.
- Je ne parle pas tant que je n'ai pas bu mon café.
Je l'emmène dans une brasserie que je côtoie depuis une dizaine d'années. Le propriétaire me connaît bien, c'est un bon ami et il acceptera volontiers de nous prêter l'étage qu'il réserve pour les grandes occasions, histoire qu'on se pose tranquille.
Comme je l'avais prédit, elle est déserte à cette heure, Hervé esquisse un sourire radieux quand il me voit. Il prend notre commande et nous ouvre la porte menant à l'étroit escalier en colimaçon.
Nous prenons place dans un coin près de l'unique fenêtre. Elle retire son manteau et je devine à ses cernes que le lever n'a pas été facile.
- Sans commentaire. Souffle-t-elle comme si elle avait lu dans mes pensées.
Elle sort un petit calepin de son sac et un bic. Ses gestes sont minutieux et concentrés, limite calculés.
- Ça te dérange si je t'enregistre ? Elle demande en sortant ensuite son téléphone.
- Nan vas y sors ton matos.
Je perçois l'ombre d'un sourire sur ses lèvres pincées.
Hervé nous ramène nos expressos. Je le remercie et ne me fais pas prier pour boire une première gorgée. Je la vois se bagarrer avec son stylo qui ne semble pas vouloir fonctionner.
- Tout va bien ?
- Tout baigne.
Elle frotte frénétiquement la mine du bic contre sa semelle et me demande si on peut commencer, j'acquiesce.
- On sait que tu t'es fait connaître grâce au Rap Contenders, qu'est-ce que tu as à dire aux personnes qui ne te connaissent pas et qui te voient plus comme un clasheur qu'un rappeur ?
Il me faut quelques secondes pour assimiler ses mots. Je ne m'attendais pas du tout à ce genre de question venant d'une fille comme elle. Même s'il est vrai que la première vision qu'elle a renvoyée n'a pas du tout été celle de la groupie qui rencontre son idole.
Je me prends naturellement au jeu.
- Je pense que l'on créé l'image que l'on renvoie. Tu vois, j'ai pas été doux dans mes clashs je l'admets, alors c'est compréhensible. J'ai commencé là, alors je comprends qu'on assimile ma tête à cette ancienne mode, j'espère tout de même qu'avec le temps on l'assimilera aussi P-town.
Elle sourit légèrement et griffonne quelques mots sur son cahier.
- Est-ce que tu peux concevoir que certaines femmes soient réticentes envers toi après la manière dont tu as clashé Pand'or ?
- Pourquoi est-ce qu'elles devraient être réticentes ? Parce que je n'ai pas eu de pitié envers une femme ?
Je bois une gorgée de mon café et m'adosse à la chaise.
- Le problème avec cette société, c'est que quand on traite les femmes différemment, on parle tout de suite de misogynie et de machisme... Mais si je ne lui ai pas fait de traitement de faveur, c'est parce que je la considérais comme un adversaire égal à n'importe quel autre homme. Et ça, peu de personnes l'ont compris. Certes, j'ai été dur avec elle, on l'a vu qu'elle n'a pas tenu, mais je ne pouvais pas le prévoir. Pour moi elle avait les épaules, juste pour s'être présentée au Rap Contenders déjà, fallait le faire. J'vois pas pourquoi j'aurais dû adapter mes punch' à ce que je trouve sous le pantalon, tu vois l'délire ?
- Tu l'as défoncée quand même... Chuchote-t-elle.
- Tout est une question de perspective, elle avait oublié ses textes...
- Je le mettrais pas dans l'interview.
- Ouais j'avoue.
Elle pouffe discrètement tandis que je me contente de sourire.
- Qu'est-ce que tu penses des meufs qui se mettent au hip-hop ?
- C'est une bonne chose. On a besoin de diversité et de voir autre chose que des raclos qui racontent le nombre de chattes qu'ils ont pécho. Et puis en général elles n'abordent pas forcément les mêmes sujets, je fais pas de cas par cas hein, mais voilà. Ça apporte de la fraicheur.
- Tu pourrais faire un feat avec une femme ?
- Carrément, c'est le cas avec Visions. Là c'est pas prévu mais si on me propose je dirais pas non. Après j'te cache pas, ça dépend aussi de son style. Ça me dérange pas forcément de mélanger les styles tant qu'ils forment une certaine harmonie.
Elle souffle un « cool » qui semble être satisfait, puis écrit une nouvelle fois sur son petit cahier me laissant seul à seul avec mon café une bonne minute.
- Dans ton album tu parles beaucoup de l'amour pour ta ville et très peu de l'amour en général, c'est un choix volontaire ? Je veux dire, tu as préféré mettre certains sujets en avant ou alors tout simplement l'amour dans son état global ne t'inspirait pas ?
Je croise mes jambes et regarde le visage pâle qui attend patiemment que je rétorque. Je suis bel et bien surpris. Moi qui voulait seulement apaiser ma conscience et ne pas passer pour un bâtard qui boycott ses fans, je me retrouve à éprouver un certain plaisir à répondre à ses questions recherchées.
- J'en sais rien. Je pense que c'était involontairement volontaire.
On rigole, elle ne me lâche pas du regard.
- Faut pas croire que tout est calculé, il y a certaines choses qui nous échappent malgré tout ou auxquelles on ne pense pas forcément. C'est vrai que j'ai plus été plus inspiré par un sujet qu'un autre, c'est comme ça.
- Pourtant, l'une des rares fois où tu parles de l'amour c'est de manière péjorative.
- Ouais.
- Peut-on en déduire que tes déceptions amoureuses te ferment à ce sujet ?
- Je ne pense pas, puisque j'en parle tout de même sans tabou. L'inspiration c'est comme les sentiments, ça vient, ça s'amplifie, ça disparaît...
Elle hoche la tête, gribouille et réécrit encore. Je me demande bien ce qu'elle peut raconter dans son calepin, puisqu'elle nous enregistre déjà.
M'enfin.
- Un mot pour celles qui rêvent d'une carrière semblable à la tienne ?
- Rester soi-même. C'est ce qu'on dit toujours mais c'est véridique. On peut dire et partager ce qu'on veut, créer un style à part, du moment qu'on est passionné et qu'on ne se laisse pas influencer par les tendances, on peut gravir des montagnes.
Elle s'arrête d'écrire et ses prunelles caramel me fixent comme si j'étais un morceau de bifteck.
Je dois me faire des idées, mais c'est ce qu'elle reflète.
- Merci de m'avoir accordé quelques minutes de ton précieux temps, c'était plaisant.
Elle se lève ensuite et range ses affaires dans son sac.
- Plaisir partagé.
Elle sourit, prend son téléphone puis sort un billet de sa poche. Je l'intercepte d'un geste de main pour lui faire comprendre que je me charge de notre collation. Elle me remercie puis s'en va.
Son déhanché me laisse pantois mais je n'en tiens pas rigueur.
Ça pourrait être ta petite sœur, reprends-toi.
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