Chapitre 2 ~ Solal

Maé me regarde interdite, alors que j'agite les clés de voiture devant son nez.
- Tu penses pouvoir la réparer ? demande-t-elle naïvement.
- Je suis barman, pas garagiste.
Elle passe la main sur le tableau de bord en acier turquoise. Il témoigne d'une époque révolue où le plastique n'avait pas sa place dans la construction automobile.
- Comment peut-on avoir une voiture de collection si on n'est pas un passionné de mécanique ?
- Je pense que si on a du fric, on doit pouvoir...
Elle fronce les sourcils.
- OK, t'as raison, j'ai pas assez de pognon pour faire entretenir cette voiture. Je n'en ai même pas assez pour l'acheter et payer l'assurance d'ailleurs.
- Tu l'as volée ?
Sa voix s'affole vers les aiguës quand elle s'inquiète. C'est le genre de détails insignifiants que je ne pouvais pas connaître sur elle avant-hier soir.
- Techniquement, c'est un emprunt, car je suis assez proche de son propriétaire pour savoir où il cache le double des clés.
Je fais le malin, mais si je ne remets pas ce bébé dans son garage avant ce soir, Côme va me tuer.
Pour vérifier une dernière fois si je suis vraiment dans la panade, je remets les clés sur le contact et les tourne. Toujours aucune réaction, la voiture de mon frère reste endormie.
Maé s'agite sur son téléphone avant de me coller l'écran devant le nez.
- Y a un garage à moins de deux kilomètres, annonce-t-elle, victorieuse.
Cette balade imprévue va me coûter un mois de salaire en réparation, mais je n'ai pas trop le choix...
Je compose le numéro que Maé a trouvé. La tonalité sonne encore et encore, personne ne répond. Je cherche s'il y a un autre numéro sur le site des pages jaunes et tente un nouvel appel.
Pendant ce temps, Maé bouge ses pouces sur le pavé alphanumérique de son téléphone comme une adolescente à un repas de famille.
- Tu fais quoi ? ne puis-je m'empêcher de demander avec curiosité.
Ça sonne toujours dans le vide. Aucun garagiste pour me répondre.
- Un truc pour le boulot...
- Qu'y a-t-il de si urgent à traiter pour une prof de salsa un lundi à midi ?
Maé s'interrompt et me regarde avec défiance.
- C'est le confinement, j'annule mes cours, dit-elle après quelques secondes d'hésitation.
Ce premier rendez-vous m'aura laissé un sentiment étrange. Elle a accepté de me rencontrer quand je lui ai finalement proposé hier soir après plusieurs mois de conversation par SMS. Elle m'a rejoint au bar à la fin de mon service et on a déambulé dans les rues de Paris qui se vidaient au fur et à mesure que la nuit avançait. Quand j'ai proposé d'aller voir la mer sur un coup de tête, elle n'a pas hésité une seule seconde. Pourtant je sens qu'elle maintient ses distances avec moi, sans que je ne puisse vraiment me l'expliquer.
Elle a sans doute besoin d'un peu de temps pour se débarrasser de ses appréhensions. D'ici peu, elle verra que je peux être vraiment sympa comme pote.
- Alors, une dépanneuse arrive ?
- Personne ne répond... Mais le village est à moins de deux kilomètres, on peut aller y faire un tour. Ce sera plus simple.
Maé acquiesce et on sort de la voiture. Elle enveloppe ses épaules dans sa large écharpe rouge et roule son jean encore humide de notre balade sur la plage sur ses chevilles. Elle ébouriffe ses cheveux courts pour reformer ses grosses boucles brunes et remonte ses lunettes sur son nez.
- Je suis prête, dit-elle en glissant ses mains dans ses poches de son manteau en laine grise.
Ses yeux se plissent jusqu'à n'être plus que deux fentes quand elle sourit. Elle me fait penser à un elfe.
Je vérifie l'itinéraire grâce au GPS de mon portable et, sans parler, on suit la route qui longe la falaise vers le sud. Maé s'approche du bord et regarde la roche blanche effritée qui tombe à pic dans la mer calme. J'inspire longuement pour apaiser la tension qui m'électrise. Je me concentre sur l'oxygène qui entre et sort de mes poumons et pose une main sur mon ventre pour le sentir se tendre, puis se creuser.
Rien n'y fait, l'air reste bloqué au fond de ma gorge.
- Recule, bordel !
Maé s'arrête, interloquée et explose de rire en me regardant.
- T'as le vertige ? me nargue-t-elle en s'approchant de la rambarde en métal qui protège les voitures d'une sortie de route.
- Arrête, pitié !
- Chut, m'intime-t-elle. Ferme les yeux et donne-moi la main.
J'obéis en espérant qu'elle s'éloigne enfin du précipice. Elle me guide et me place entre la balustrade et elle.
- Accroche-toi et ne regarde surtout pas !
Je sens la sueur perler le long de ma colonne vertébrale sous l'effet du stress, mais bizarrement je me laisse faire. Elle écarte mes bras jusqu'à l'horizontale.
- Tu as confiance en moi ?
- Pas vraiment...
- Ce n'est pas dans le script ça ! Tant pis, ouvre les yeux.
Je m'exécute et ne vois que le vide qui m'appelle. Chacune de mes cellules crie « danger », mais je reste tétanisé. Maé glisse ses mains dans les poches de ma parka et se colle à mon dos.
- Voilà on vole maintenant, Rose, rit-elle. On est les rois du monde !
Mon cerveau se reconnecte à la réalité et j'arrive à m'extraire de son emprise sans tomber vingt mètres plus bas.
- Tu viens de me jouer la scène de Titanic ?
- Oui et tu as été nul dans la reprise du rôle de Kate Winsley, répond-elle en riant.
- N'importe quoi !
Elle m'adresse un clin d'œil et continue d'avancer, toujours trop près du bord à mon goût. Je préfère regarder mes pieds et me concentrer sur les gravillons qui parsèment l'asphalte. Je ne lui en veux pas. Son sens de l'humour douteux est ce qui m'a le plus séduit dans nos échanges numériques.
On n'a fait que quelques pas supplémentaires quand mon téléphone sonne.
C'est Côme, mon frère. Je n'y crois pas, il a déjà découvert que je lui avais pris sa voiture chérie ? Il a fait poser un micro ou un traqueur GPS ? Impossible... Mon frère est un être trop pur pour avoir des idées aussi folles.
Je préviens Maé que je dois répondre à cet appel. Avant de décrocher, je lui intime d'être silencieuse en posant un doigt sur la bouche.
- Solal, ça va ?
L'inquiétude transparaît dans sa voix.
- Évidemment, pourquoi ?
Je parle de la manière la plus détachée possible pour qu'il ne puisse pas deviner la galère dans laquelle je me trouve.
- Tu es chez toi, m'interroge-t-il, suspicieux.
- Pas tout à fait, mais je fais mon max pour rentrer au plus vite...
S'il savait où je suis et ce que j'ai fait à sa précieuse princesse, il me tuerait ou pire, il me dénoncerait aux flics.
- Au collège, les collègues disent que le confinement va durer une quinzaine de jours, peut-être un mois. Tu vas tenir le coup, pas vrai ?
- Côme, c'est gentil de t'inquiéter, mais je suis un grand garçon.
- J'ai toutes les raisons d'avoir peur pour toi, t'es toujours ce sale gamin qui ne fait que des conneries !
Aïe... Ma situation actuelle prouve qu'il n'a pas tout à fait tort.
- Promis, je serai sage.
Côme marque une pause puis reprend :
- J'en ai parlé avec Marie et si ça dure plus de deux semaines, tu peux venir à la maison, comme ça tu n'auras pas à rester seul trop longtemps.
- Avec un bébé qui doit naître dans quelques mois, vous avez autre chose à faire que de vous préoccuper de moi.
Maé éternue à côté de moi.
- Tu n'es pas seul ? Qui vient d'éternuer sur toi ?
Grillé...
- Une fille, dis-je en poussant gentiment Maé du côté de la route, loin du gouffre.
- Une fille ? Tu crois vraiment que c'est le moment de faire des rencontres ? Elle a d'autres symptômes.
Je me tourne vers Maé et lui plaque la main sur le front sans permission.
- Elle ne semble pas avoir de fièvre.
Maé me regarde avec de gros yeux et me repousse aussi loin que ses petits bras fins le lui permettent.
- Tu as des courbatures ? Mon frère s'inquiète pour moi.
- C'est pas viral, je suis juste allergique à ta connerie, grogne-t-elle.
- Tu vas arrêter de plaisanter, s'agace mon frère qui n'a entendu que mon rire. Il n'y a rien de drôle !
- Du calme... Ça fait trois mois qu'on nous parle d'une mauvaise grippe, pas la peine de paniquer.
- On n'arrête pas l'économie d'un pays sans une bonne raison, alors tu vas être sérieux, dire « bye, bye » à cette fille et rentrer chez toi !
Puis il se racle la gorge et demande prudemment.
- Elle est comment ?
La curiosité est le vilain défaut de mon frangin... Je jette un regard furtif derrière moi et constate que Maé s'est arrêtée pour prendre des photos de la côte avant que la route ne s'éloigne du littoral.
- Comme tu les aimes, un petit sac d'os.
- Elle doit apprécier le compliment...
Si on me menaçait pour que je dise la vérité, rien que la vérité, j'aurais sans doute choisi des mots moins péjoratifs.
- Tu l'as rencontrée au boulot ?
Je continue d'avancer pour augmenter la distance entre Maé et moi.
- J'évite autant que possible les clientes du bar, c'est trop cliché.
- Alors c'est qui ? Tu l'as rencontré où ?
- Next You.
- La nouvelle application de rencontre ?
- Tu n'as pas l'air d'y croire, pourtant je suis un homme du XXIe siècle comme les autres.
Côme commence alors une tirade pour décrire en quoi je suis différent. Il emploie des mots comme « arrogance » et « sensibilité » pour me qualifier puis me rappelle quelques anecdotes, vieux souvenirs de nos sorties ensemble avant qu'il ne rencontre sa femme, Marie. Je suis l'antithèse du mec qui trouve une fille sur une application d'après lui.
- Pour faire court, je suis un dragueur. C'est ce que tu essaies de dire ?
- Un séducteur si tu trouves ça moins dégradant. Du coup, j'ai besoin de comprendre ce que tu cherchais sur ce genre de site !
Je soupire. Mon frère est une ancre comme un boulet.
- Je m'ennuyais un soir, j'ai lancé l'appli et j'ai choisi une fille au pif, juste pour discuter, ne pas me sentir seul. Il se trouve qu'elle est sympa et qu'on s'entend bien. On se ressemble pas mal, c'est presque un pote maintenant...
- Je t'ai toujours dit de m'appeler dès tu te sentais dans une mauvaise passe, geint Côme.
- Ça va, arrête de t'inquiéter ! Tu as Marie et vous allez avoir un môme, je ne vais pas te sonner à chaque fois que je ne trouve rien à regarder sur Netflix !
Maé remonte à ma hauteur, alors qu'on traverse un verger de pommiers en fleurs. Elle s'arrête. Je suis du regard la direction de son doigt et remarque de hautes herbes qui chatouillent un panneau de signalisation. Nous sommes arrivés aux portes de Sainte Victorine.
- Je dois te laisser, Côme.
Il me fait promettre de lui téléphoner quand je serai chez moi et raccroche.
- Il est déjà treize heures, me rappelle Maé. On ne devrait pas avoir une attestation pour pouvoir sortir ?
- C'est un peu tard pour s'en inquiéter, tu ne crois pas ?
- Il ne manquerait plus qu'on tombe sur un flic.
À peine a-t-elle prononcé ces mots, qu'une voiture arrive face à nous. On peut lire à l'envers « police municipale » en grosses lettres bleu marine sur son capot blanc.
Putain de journée...

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