CHAPITRE 2 ~ Noham
Le 21 juin
Assister aux prises de tête factices entre Marcus et David me fatigue. La question du jour, sans intérêt ni bonne réponse, est : quel est le meilleur jeu de combat de tous les temps ?
Le plan d'aujourd'hui était pourtant simple : tester avant tout le monde le nouveau jeu que le père de Marcus, qui est attaché de presse dans une boîte informatique, lui a rapporté hier. C'était l'occupation parfaite avant de partir pour la Peer-to-peer Night. Mais ces deux-là préfèrent parler, encore et toujours. Ils ne se mettront jamais d'accord et je refuse d'endosser le rôle d'arbitre, alors je les abandonne à leur débat stérile.
Je retrouve William assis sur le sol du palier, l'oreille collée à la porte de la chambre de ses sœurs. L'index sur la bouche, il m'intime de ne pas faire de bruit et m'invite à le rejoindre d'un geste de la main.
— Noham, écoute ça...
Les cloisons ne sont pas épaisses. J'entends distinctement la voix de Sarah, l'une des sœurs de Will.
— Peu importe ce que raconte William, je suis certaine que Noham craque pour toi.
— Arrête, répond sa copine dont le nom m'échappe. Je suis sûre qu'il ne sait même pas comment je m'appelle.
Elle a raison.
— J'ai bien vu le regard de fou qu'il t'a lancé quand ils sont arrivés tout à l'heure.
— N'importe quoi ! Tu te fais des idées.
Perspicace, cette fille. Tout le contraire de Sarah, on dirait.
— Mais non ! Pas du tout ! C'est un signe super clair qu'il t'a envoyé.
Je me redresse et secoue la tête en soupirant.
Will hausse les sourcils d'un air entendu. Depuis presque un an qu'on partage le même appartement dans une petite résidence pour étudiants, j'ai eu le temps d'apprendre à le connaître.
Comme mes parents habitent loin, William m'a proposé de passer Halloween chez lui, puis un autre week-end, et encore quelques jours pendant les vacances de Noël et ainsi de suite. Depuis, je viens souvent.
Avec Marcus et David, ils traînent ensemble depuis la maternelle, mais je me suis trouvé une place dans la bande. On joue à la console, au basket, on fait du skate. Marcus et David ne sont pas étudiants, alors on passe plus de temps ici que sur le campus. De toute façon, les règles de la résidence sont tellement strictes, surtout sur la tolérance au bruit, que le pavillon au crépi terne des parents de Will est plus accueillant.
Un sourire malicieux aux lèvres, William tapote son torse au rythme des battements du cœur. Puis il mime un bisou avec ses index comme le font les enfants dans la cour d'école.
J'écarquille les yeux et secoue la tête pour montrer mon désaccord. Il délire. Ses sœurs et la grande perche toujours collée à elles m'indiffèrent complètement.
Pour lui répondre, je fais semblant de sucer mon pouce, en entortillant une mèche de cheveux imaginaire autour de mes doigts et j'articule en silence « des bébés ».
On explose d'un rire insonore avant de regagner la chambre de Will.
— Il se passe quoi ici ? demande-t-il sévèrement en chef de meute. Vous avez réussi à vous mettre d'accord ?
— On va parler d'autre chose, grommelle David.
Il s'attaque à un radio-réveil Avengers avec son couteau suisse. Quand il ne joue pas à la console, ce type passe sa vie à dézinguer des appareils électriques.
— Et si on testait enfin ce nouveau jeu, propose Marcus, le triomphe modeste.
Affalé sur le canapé, la casquette à l'envers, il affiche le sourire du vainqueur. Il a dû insister avec des centaines d'arguments pour prouver à David que Mortal Kombat était mieux que Street Fighter. Ce gars ne lâche jamais rien, surtout pas une discussion avant d'avoir atomisé son adversaire.
La seule chose que Marcus a abandonnée dans la vie, c'est le lycée. William m'a raconté qu'un jour de novembre, alors qu'ils étaient en seconde, Marcus n'était pas venu ni le jour suivant ni les autres. Comme ça, sans raison apparente ni explications. Il y aurait eu des cris, des menaces, des pourparlers, du chantage, des conciliations, mais rien. Marcus n'a rien lâché. Tous les psys de la Terre auraient été invoqués par ses parents, mais ils n'ont rien pu changer. Marcus n'est jamais retourné au lycée.
Quelques mois plus tard, ses vieux résignés se seraient pointés dans sa chambre. Ils lui auraient tendu l'ordinateur portable ultrafin qu'il traîne partout, en lui disant qu'avec ça et une clé 4G, il était maintenant autonome et qu'il avait jusqu'à l'anniversaire de ses vingt-trois ans pour devenir indépendant.
Depuis que je connais cette histoire, je pense que les parents de Marcus doivent fumer autant d'herbe que leur fils.
— Avant de jouer, dis-je. J'ai une question.
— Mais bien entendu, mon petit, viens.
Will tape le canapé pour m'inciter à m'assoir à ses côtés. Avec lui, difficile de savoir si c'est du premier ou de second degré.
— Pourquoi tu as invité les jumelles ce soir ?
William pose sur moi un regard noir et lance :
— Interdiction de toucher à mes sœurs, compris ?
— Personne ne m'intéresse, tu le sais très bien.
Il se redresse. Tendu, il continue.
— Et c'est valable pour vous !
Marcus et David secouent la tête. Ils ont connu les jumelles Joseph en couche. Eux aussi les considèrent comme des bébés, inutile de les mettre en garde. Et puis ses sœurs font bien ce qu'elles veulent, on n'est plus au Moyen Âge. Ce rôle si cliché du grand frère protecteur, cela me dépasse. Surtout quand on sait comment Will est capable de les ignorer au quotidien.
J'insiste à nouveau.
— Ça n'a aucun rapport... Dis-moi, pourquoi tu les as invitées ?
Il revêt son flegme habituel pour répondre, d'un air calculateur :
— Le business et la paix ! Mes sœurs et Inès viennent, comme ça, Sarah me fout enfin la paix. Des mois qu'elle me harcèle pour pouvoir y participer, je craque. Et je compte sur la pub qu'elle va nous faire, car elle se débrouille sur Instagram. Je fais d'une pierre deux coups, comme on dit.
— Un mal pour un bien, renchérit Marcus.
— Pierre qui roule n'amasse pas mousse, lance David, sûr de lui.
— Mais n'importe quoi, gros débile, rigole William. Au contraire, on veut l'amasser la mousse !
Et pour y parvenir, il a créé la Peer-to-peer Night, une soirée pour se connecter. Le principe est simple : on doit trouver quelqu'un dont on a tiré au sort la description au début de la fête. Avec une vraie contrainte cependant, car pour identifier ce partenaire du hasard, on ne peut pas discuter sans danser. Il a même voulu ajouter une touche vintage en composant la playlist avec de vieux slows de métalleux des années 80-90, qu'il a découverts au grenier dans des cartons de ses parents.
William avait décrété qu'il allait gagner plein de fric avec son concept. Moi, en vérité, je me demandais qui serait prêt à lâcher des billets pour danser sur ces tubes ringards. Mais on est potes, alors je l'ai suivi.
Lors de la première soirée, une fille plutôt jolie m'a invité à danser. La chanson terminée, elle a proposé un selfie. Je ne comprends pas ce besoin de tout immortaliser d'un autoportrait sans intérêt, mais j'ai accepté, ne me sentant pas le courage d'argumenter contre. Elle a tendu le bras et par réflexe, j'ai souri.
Sourire, c'est mon arme. Un jour, j'ai remarqué que les profs étaient plus indulgents quand je souriais, mes parents plus conciliants, mes potes plus cool, les filles plus à l'écoute. Depuis, je souris. Pas tout le temps, pas comme un benêt, juste si besoin...
À la fin de la soirée, William m'a tendu son téléphone. La photo que la blonde avait prise de nous, enfin de moi en réalité, car elle était recadrée était légendé avec les hashtags #hotboy #sansfiltre #yeuxverts #sixpack #béton #PeerToPeerNight #P2PN.
Cette petite blonde avait « quelques » abonnés. Résultat, mon sourire affichait deux mille cinq cents likes et une centaine de commentaires me trouvaient « vraiment trop beau » et demandaient où on pouvait me rencontrer. Je n'ai pas eu le temps de chercher la réaction appropriée. William a endossé sans délai le rôle de manageur. Il m'a créé un compte sur tous les réseaux sociaux de la Terre, alors que je faisais tout pour m'en tenir éloigné jusque-là. En cinq ou six nouveaux clichés de moi, surfant sur le succès de la photo prise pendant la soirée, Will a fait de moi un phénomène viral en quelques heures.
Maintenant, il a un public prêt à payer pour participer à ses Peer-to-peer Night. Mon rôle, c'est de danser avec un maximum de monde, de sourire en continu pour les selfies et surtout de rester célibataire. Mon côté inaccessible serait bon pour les affaires d'après Will. Comme aucune de ces filles ne m'intéresse, jouer le mec distant ne me demande pas d'effort particulier.
Ce deal me convient tant que je touche la moitié des bénéfices. J'ai besoin de cet argent si je ne veux pas arrêter mes études et retourner chez mes parents. Ma mère a perdu son travail, et avec le seul salaire de mon père, c'est trop juste pour qu'ils continuent à m'aider alors qu'il y a encore mes deux frères au collège et le crédit de la maison à rembourser. J'aurais pu me trouver un poste équipier dans un fast-food ou mettre des conserves en rayon dans un hypermarché, mais j'ai choisi la facilité : sourire.
— On devrait faire payer les selfies avec toi, décrète soudain Will.
— N'exagère pas ! Et pourquoi ne pas vendre des posters et des tee-shirts avec ma tête dessus ?
— Quelle bonne idée !
Qu'est-ce que j'ai dit ! J'ai réveillé Willzilla, le monstre avide de fric. Il faut le calmer sans attendre.
— Dans tes rêves...
— Remarque l'insight, c'est que trop de merchandising va tuer ton branding trend. Si tu deviens mainstream, on diminue le reach de notre target.
N'importe quoi. Je me demande parfois si l'on assiste aux mêmes cours de marketing. Je relirai une de ses copies à l'occasion, ça doit être drôle.
— C'est clair, s'incruste Marcus. Inviter des lycéennes, c'est un peu comme organiser tes soirées dans un parking de supermarché.
Je soupçonne le décrocheur scolaire de suivre nos cours de commerce en streaming dans sa chambre pour être capable de comprendre Will.
— Merde ! Tu as raison, on doit rendre les Peer-to-peer Night aussi inaccessibles que lui ! On pourrait louer un loft et vendre les places aux enchères sur Internet.
David, qui vient de lâcher son mini tournevis et le boîtier de la radio, débarque dans la conversation :
— J'aime bien les soirées au bord du lac, moi ! C'est tranquille, l'emplacement est gratuit donc tout bénef. Et toutes les filles trouvent l'ambiance hyper romantique.
— D'accord avec David ! Enfin, surtout je voudrais qu'on calme un peu le jeu. C'est lassant d'être un bouffon de foire.
— Tu le vois comme ça ? s'énerve William. Tu penses que je profite de toi ?
— Mais non, seulement pas besoin d'en faire trop. Juste une petite soirée quand on a besoin d'argent.
— Ou quand je suis célibataire, comme en ce moment, renchérit David en rigolant.
Comme tout le monde danse les uns contre les autres, les couples d'un soir ou d'une vie se forment rapidement. L'alcool aide bien, les joints aussi.
— Je n'ai jamais compris comment tu faisais pour rester stoïque, Noham et ne jamais craquer pour l'une des filles qui se collent à toi, demande David. Tu as une copine sur le campus ?
— Non, je te l'ai déjà dit, il n'a personne, lui répond William.
Ils me regardent avec un air soupçonneux. J'imagine bien ce qu'ils pensent.
— Allez-y les gars, dites-le.
— T'es gay !
— Obligé, t'es homo.
Je devine leur analyse. J'ai le droit d'être célibataire, mais je devrais enchaîner les coups d'un soir. Selon eux, la seule raison valable pour ne pas le faire, c'est d'être homosexuel et d'être dans le déni.
Ils ont tout faux. Je suis sorti avec quelques filles au collège, puis au lycée. Je me suis ennuyé. Pour plaire, elles devenaient extrêmement lisses, au point de ne plus avoir aucun point de vue personnel. « Comme tu veux » ou « Comme tu préfères », elles n'avaient que ces mots à la bouche. Chacune espérait être celle avec qui je resterais le plus longtemps. J'ai même appris que certains élèves pariaient sur la durée de mes relations. Un gars tenait un registre avec les cotes de chacune de mes copines, comme un bookmaker anglais, un cousin de Willzilla sans doute.
Malheureusement pour mes copines, plus leur caractère s'affadissait, plus vite arrivait la rupture. Mais, je n'obtenais que l'effet inverse de celui recherché, la suivante était encore plus insipide que la précédente.
Et un jour, il y a eu Johanna. Elle a débarqué d'Angleterre pour rejoindre notre classe à la fin du premier trimestre de terminal. Elle me fascinait, je la trouvais belle, drôle, intelligente. Elle n'était pas très à l'aise pour sympathiser avec les autres. Alors j'ai souri et elle a accepté que je la raccompagne après les cours. J'ai souri encore et je l'ai aidée pour les devoirs et pour améliorer son niveau de français. On est devenus amis, puis, plus que des amis. J'étais fou d'elle, plus j'apprenais à la connaître, plus elle m'intriguait. Je la regardais, je la voyais, je la sentais, je l'écoutais, je la buvais, je la dévorais.
Quand elle m'a quitté, l'air est devenu irrespirable et toutes les pièces où j'allais étaient trop exiguës. Pour m'éloigner le plus possible de mes souvenirs et de mes sentiments, j'ai traversé la France.
Cette histoire m'a rendu exigeant. J'ai été vivant avec elle, survivant sans elle. Je ne veux pas me contenter d'un plan pépère resto-ciné une fois par semaine ou même de passer juste la nuit avec une fille. Impossible à expliquer à ces trois-là, sans qu'ils me trouvent ridicule. Quant à l'idée de ne jamais pouvoir aimer une autre fille, je ne vois pas comment aborder le sujet.
Au moins, cette étiquette d'homosexuel m'évite toute discussion inutile, sauf s'ils essaient de me trouver un mec.
Les gars sourient et William rompt le silence.
— Aucun problème, mon petit ! C'est comme si je l'avais toujours su. Un hétéro aussi beau que toi, ça n'existe pas.
— Depuis qu'on te connaît, on attendait que tu nous le dises. C'est fait ! Bravo mon pote ! poursuit David.
Passons sur le fait que je n'ai absolument rien dit, ou même que les gars parlent de moi derrière mon dos depuis la rentrée.
Pour toute réponse, je me contente de sourire, comme d'habitude.
— Par contre, ça reste entre nous, car cette information n'est pas bonne pour nos affaires, mon petit ! Sauf si tu dis que tu es bi. Là, tout le monde sera content.
William ne perd jamais de vue l'essentiel, business is business. Il me prend par le cou, m'écrase la tête contre son épaule et me gratte les cheveux avec son poing. C'est douloureux, mais je me marre. Mes potes sont tarés.
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