Chapitre 32
Quand Adèle rouvrit les yeux, elle ne comprit d'abord pas ce qu'était cette énorme tâche blanche, avoisinant les cieux, qui l'entourait.
Puis, clignant doucement des yeux, elle distingua une première fleur, chatouillant ses hanches.
Puis une autre.
Quatre suivantes s'invitèrent dans son champ de vision.
... Des marguerites...
Partout. Il y en avait partout.
À droite, à gauche, tout droit, des millions et des milliards de marguerites se dressaient, d'un âge éternel.
C'était comme si un nuage c'était abattu sur un champ.
Une mer de pureté, clapotant sous la bise nocturne.
Il y a vraiment ça à Trois-Rivières ?
Adèle tira distraitement sur l'une de ces fleurs.
Ses pétales diaphanes semblaient translucides, sous la lumière stellaire.
Même les grillons de la région s'étaient tu ; pas un oiseau, pas un insecte, pas un humain, rien.
Tout bruit était tamisé, étouffé, comme un royaume de nuages et de douceur.
L'horizon semblait enneigé, tant il y avait de fleurs ; des flocons par milliers, tenant sur le bout de leur tige.
Ils flottaient.
Les fleurs s'écartaient délicatement au passage d'Adèle.
Le firmament n'avait jamais été aussi lumineux. De la soie sombre constellée de diamants.
« Hé ! »
Adèle fit volte-face.
Debout, à quelques mètres de là, se dressait une ombre noire, contrastant avec le blanc immaculé et pur.
Adèle n'y croyait pas.
Mais c'était bien lui.
Il se fraya un chemin entre les hautes fleurs, son sempiternel sourire malicieux aux lèvres.
Adèle le suivit du regard.
Un tourbillon de questions remontaient à sa trachée, de remarques, de pensées.
Quand il arriva à sa hauteur, son esprit se vida telle une baignoire que l'on avait percée.
Ils se regardèrent dans le blanc des yeux un instant.
Le garçon semblait extrêmement joyeux de cette nouvelle rencontre. Ses cheveux n'étaient pas bien domptés, mais Adèle ne voulait pas les imaginer coiffés, raides sur son crâne, s'arrêtant en une ligne parfaite sur son front.
Enfin, Adèle parvint à souffler :
« Où étais-tu ? »
Le garçon secoua souplement la tête.
« J'ai toujours été là. »
Adèle fronça les sourcils.
Non, je n'aurais pas été assez aveugle pour ne pas l'apercevoir, la dernière fois...
« C'est faux ! Je t'ai appelé, la dernière fois. Même que j'étais tombée, et que j'aurais pu me noyer.
— J'étais là aussi. »
La jeune fille écarquilla les yeux :
« Alors, tu me regardais tomber ? »
Il haussa les épaules.
Une affirmation suffisante, qui closait un débat avec une facilité déconcertante.
Adèle revit quelques instants sa mère, faire la moue à chacune de ses phrases et questions.
Technique enfantine, mais qui marche.
Adèle ne put s'empêcher de détailler son nez enfantin, ses prunelles rieuses, et ses lèvres, toujours fendues en un sourire.
« Comment tu t'appelles ? questionna t-elle.
— Benjamin ne te suffit plus ?
— Benjamin n'a jamais été ton prénom. »
Les yeux du garçon se plissèrent malicieusement.
« Je n'en suis pas si sûr », disait son expression.
Adèle détourna le regard de son visage ; il tomba alors sur une marguerite, qui s'était amusée à s'enrouler autour de sa cuisse.
« On est où ? » demanda Adèle.
Il déploya ses bras, désignant l'océan de fleurs :
« Dans un champ de marguerites. Pourquoi, tu cherches quelque chose ?
— Oui, je cherche ma... »
Les mots se perdirent soudainement dans sa gorge.
Oh non. Ils sont de retour.
Sous le regard étonné du garçon, Adèle sentit de premières larmes dévaler ses joues.
« Ma... ma... »
Elle essuya faiblement sa joue droite.
Et enfin, elle réussit à murmurer :
« Ma sœur... »
Elle étouffait.
Comme si sa gorge était enfermée sous une poigne de fer.
Une envie soudaine naquit dans sa poitrine.
Le garçon la dévisageait, surpris.
Puis, il passa amicalement un bras dans le dos d'Adèle.
Sans un mot, elle posa sa tête contre son torse, tandis qu'il entourait de son second bras la jeune fille.
Les larmes mouillèrent le haut du garçon ; des taches sombres vinrent ponctuer le tissu.
Il posa doucement son menton sur la chevelure d'Adèle.
Elle tenta encore de prononcer le nom de sa sœur, mais ce n'était que des sanglots qui sortirent.
Il tapota le dos de la jeune fille, frottant son pull d'un geste consolateur.
Une odeur de Soleil, de sel et de tournesol flottait autour d'eux.
« Pourquoi je suis comme ça ? »
Il ne répondit pas.
Adèle renifla :
« Pourquoi je ne suis jamais heureuse, je me pose trop de questions, pourquoi je suis comme ça ? Qui fait comme moi ? »
Elle sentit son torse se soulever, puis ronronner doucement :
« Tout le monde, Adèle, tout le monde... »
« Pourquoi j'ai peur du futur ? » souffla t-elle.
Elle sentit une main descendre tendrement dans ses cheveux.
« Pourquoi est-ce que tu vas à l'école ? » répondit-il.
Adèle fronça les sourcils.
« Bah, pour apprendre... »
Il ne rajouta rien d'autre.
« Je veux me soigner. »
Un petit rire ébranla ses poumons.
« Ça ne se soigne pas. Ça se décide. »
Il y eut un petit silence.
« ... Mais si tu veux, j'ai un ami proche, qui pourrait peut-être t'aider... »
Adèle tenta à nouveau de redresser le nez vers le visage du garçon, mais elle n'y parvint pas.
« Qui ça ?
— Le temps. »
« Tu vas mieux ? »
Oui, Adèle allait mieux : ses joues étaient devenues délicatement humides, et la baignait dans un doux mi-sommeil.
Son cœur battait paisiblement dans sa poitrine, et, si elle tendait l'oreille, elle pouvait entendre celui du garçon, tambourinant étrangement, de tant à autre.
Elle sentit déjà les bras se défaire dans son dos ; alors, inconsciemment, elle resserra son emprise :
« Je ne sais pas si je le resterai...
— Moi, je le sais : non. »
Adèle put enfin redresser la tête.
Le sourire éclatant et malicieux qui caractérisait d'habitude le visage du garçon avait fait place à un simple et doux sourire.
« Non ? » répéta Adèle, surprise d'une telle affirmation.
Il eut un nouveau petit rire :
« Non, bien sûr que non. Est-ce que j'étais là, à la première rivière ? »
Silencieusement, Adèle hocha la tête.
« Est-ce que j'étais là à la seconde ? »
Adèle secoua immédiatement négativement la tête.
« Et là, je suis quand-même là, non ? »
Adèle scruta ses yeux noisettes.
Soudain, elle comprit.
« Mais alors, tu es... »
Il déposa un doigt sur ses lèvres.
L'éclat malicieux était revenu.
« Tu gardes ça pour toi ? »
Adèle cligna des yeux.
Puis elle acquiesça d'un sourire complice.
Benjamin fit un grand sourire à son tour, puis saisit son poignet.
Adèle en reconnut immédiatement l'étreinte.
« Viens, je vais te montrer quelque chose... »
Ils traversèrent le champ, qui n'était peut-être pas si grand finalement.
Sous les étoiles rieuses, parmi les fleurs floconneuses.
Dans une lumière lunaire.
Le garçon la guida vers un nouveau sentier de terre, qu'ils ne suivirent pas.
Ils passèrent dans une forêt d'arbres aux troncs fins comme des sabres, à l'écorce diaphane mouchetée de noir.
Les essences de la terre se mélangeaient à celles du ciel, et emplissaient les poumons de chacun.
Adèle aurait jugé que cette saveur avait des dons soporifiques ; parfois, elle se sentait marcher, sans en voir le paysage autour d'elle.
Soudain, le garçon souleva une branche, et se décala légèrement sur le côté.
Adèle n'en crut pas ses yeux.
La rivière...
Une énorme rivière, la plus majestueuse de toutes.
L'eau frappait la roche dans un grand bruit, et plongeait dans un nouveau torrent, avant de se jeter de nouveau dans une cascade.
Si Adèle tendait la main, elle pourrait aisément atteindre l'eau.
Elle se détourna vers le garçon.
« ...Elle est belle », dit-elle.
Et c'était tout.
Cette cascade était absolument magnifique, et là était sa seule qualité.
Le garçon s'approcha.
Il posa une main sur son épaule.
Et murmura doucement à son oreille :
« Adèle... Ces trois rivières sont en vérité une seule et même rivière. Juste... vues de différents endroits. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top