Chapitre 29
Ça, toute la famille le savait : Nadia avait toujours une journée (ou deux...) de colère profonde.
C'était ces jours où son visage était tiré de véhémence et barré de fureur, où elle pianotait impatiemment contre la table, et où elle jetait des regard mauvais à toutes ces petites choses qui se produisaient autour d'elle : le bruit de la cafetière en marche, Benjamin gazouillant la bouche pleine...
Plus petite, Adèle avait déjà essayé d'établir une fréquence de ces journées enflammées. En vain.
Nadia pouvait avoir ses mauvais jours une fois par mois comme deux jours consécutifs.
C'était vraiment le hasard qui se distrayait.
Et aujourd'hui, il devait particulièrement s'ennuyer, puisque ce matin-là, quand Adèle entra dans la cuisine, les cheveux encore dressés dans une position de sommeil, une fin de bâillement aux lèvres, Nadia faisait courir impatiemment ses doigts contre la table, ses prunelles émeraudes scintillant de l'éclat de la colère.
« Ça va ? » fit imprudemment Adèle.
Nadia ne daigna pas à lever son regard du bol :
« J'suis pas d'humeur. »
Adèle se figea un instant, prenant conscience de tout ce que pouvait transporter cette phrase, prononcée par Nadia en personne.
Ces quelques mots dévoilaient tout un paquet de conséquences : le fait que Nadia soit en colère, de une ; qu'elle va probablement essayer de la cracher sur tout le monde ; qu'elle va relever chaque défaut autour d'elle, infime soit-il, et le décrire comme la pire chose qui soit.
Puis Adèle reprit son train de vie, en commençant par s'installer à table.
Tandis qu'elle s'emparait du sachet de pain de mie, Adèle sentait son regard voulant s'échapper sur la gauche, là où se trouvait Nadia.
Adèle savait pourtant pertinemment que c'était une très mauvaise idée, de la fixer ainsi.
Mais si seulement elle pouvait décrypter ce visage noir...
« Qu'est-ce que tu veux ? bougonna Nadia.
— Rien.
— Arrête de me fixer, alors. »
Adèle se recala sur sa chaise, piquée par la mauvaise grâce de sa sœur.
C'est là qu'elle remarqua Benjamin, qu'elle n'avait pas vu en entrant.
Posé sur sa chaise haute, Benjamin fixait lui aussi Nadia avec de grands yeux écarquillés, les lèvres peintes de confiture.
Mais il gardait le silence.
Il commence à comprendre...
À comprendre ce qu'il faut faire quand il le faut, et surtout, ce qu'il ne faut pas faire.
Adèle se sentit un peu coupable, de voir son petit frère délaisser sa naïveté et son honnêteté enfantine pour se faire bien voir durant ces moments comme ceux-là.
Mais... ne sont-ils pas tous déjà passés par-là ?
Jeanne entra à son tour, rayonnante.
« Bonjour mes chéris ! » s'exclama t-elle joyeusement.
Ce fût à peine si un son traversa la commissure des lèvres de Nadia.
Jeanne eut un petit instant d'étonnement, mais ne s'en préoccupa guère plus que ça.
Elle voltigea gaiment à travers la cuisine, autant que ses vieux membres le lui permettaient.
« Vous avez bien dormi ? questionna t-elle, tandis qu'elle remplissait généreusement la bouilloire d'eau.
— Mamie, j'ai fait un rêve trop bien ! » dit soudain Benjamin, battant des mains d'un air enjoué.
Le petit commença à partir dans un récit rocambolesque, où le monde n'avait plus aucune des lois habituelles.
Parfois, Adèle se demandait s'il n'en rajoutait pas un peu.
Comme aujourd'hui, où il aurait rêvé que ses personnages préférés intervenaient dans ses songes.
Qui peut bien réussir à rêver de ses idoles ?
Elle-même n'avait jamais réussi.
Peut-être n'avait-elle pas beaucoup d'idole, aussi.
Nadia semblait réellement ennuyée, et semblait ne vouloir qu'une chose : quitter la cuisine, devenue beaucoup trop peuplée.
« Ça va Nadia ? s'enquit soudain Jeanne, interrompant le discours de Benjamin. Tu as l'air...
— Fatiguée, coupa Nadia. Je suis très fatiguée. »
Elle avait dit cela avec un tel ton que Benjamin n'osa pas reprendre son histoire.
Elle vida d'un trait la flaque de lait restante au fond de son bol.
« Où est Karine ? »
Adèle fronça légèrement les sourcils.
Depuis quand Nadia appelle maman par son prénom ?
Le prénom eut aussi une étrange consonance dans les oreilles de Jeanne, puisqu'elle rectifia avec un doux sourire :
« Maman est dans le jardin. Elle trouve qu'il y a beaucoup de feuilles mortes déjà, et elle voulait les retirer. »
Nadia en devint rouge.
Elle plaqua sa cuillère contre la table d'un geste brut, et bondit de sa chaise.
« J'vais dans ma chambre », expédia t-elle en toute explication.
***
Pourquoi es-tu si en colère ?
La question brûlait les lèvres d'Adèle, tant elle était restée longtemps dans sa bouche.
Côte à côte, dans un silence religieux, elle et Nadia roulaient sur la route longeant les champs.
Sous leur pneu, les cailloux crissaient de toutes parts, et rencontrait parfois un trou, qui secouait inévitablement les deux cyclistes.
Adèle ne pouvait s'empêcher d'envoyer de petits coups d'œils discrets et stratégiques à sa sœur.
Cette dernière conservait un visage fermé et renfrogné, qui n'invitait guère à la discussion.
Adèle voulait savoir.
Était-ce par fraternité, par curiosité, par sentiment ?
Ou tout simplement pour énerver sa sœur, qui a déjà le sacré culot de réprimander leur mère alors que celle-ci ne fait que aider ?
Beaucoup de cette dernière option, en vérité.
Mais Adèle n'osait se l'avouer.
De temps à autre, Nadia reniflait sèchement.
Ce n'était pas les restes d'un précédent sanglot.
C'était la colère qui requerrait plus d'air que la joie.
« Pourquoi tu es en colère ? »
Le cœur battant, Adèle avait enfin osé poser la question.
Nadia eut un brusque mouvement de tête vers sa jeune sœur, avant de se concentrer de nouveau sur la route irrégulière :
« Peu importe.
— Tu es en colère contre maman, insista Adèle, lancée sur ce chemin. Pourquoi ? »
La mâchoire de Nadia se contracta.
Une fine veine apparut le long de sa tempe.
Adèle se demandait si elle était capable d'exploser.
« Peu importe, répéta Nadia. Ça ne te regarde pas. »
Son ton cinglant aurait pu transporter une violente insulte.
Adèle hésita de continuer sur cette lancée.
D'autant plus que la discussion lui rappelait vaguement quelque chose.
« Nad...
— ADÈLE. »
Ses doigts se crispèrent soudainement sur ses freins, et quelques secondes plus tard, son vélo était immobile, au milieu d'un nuage de poussière se soulevant des graviers.
Cette voix...
Nadia fit de même, et tourna son vélo vers celui de sa sœur, à deux mètres de là.
Adèle n'osa même plus plonger son regard dans la lave bouillonnante des orbites de sa sœur.
Parce qu'il avait les mêmes.
Son père.
L'homme se déplace rapidement à travers le salon.
Il se saisit de choses qui paraissent essentielles dans ses mains.
Seule, debout au milieu du tapis, la petite fille le regarde.
Elle commence prudemment :
« Papa... »
« ... Pourquoi tu es en colère contre maman ? »
Nadia fronça ses sombres sourcils.
Les mêmes de ceux de papa.
L'homme se détourne vivement. Il a dans les mains un objet qui, dans la tête d'Adèle, est comme le nez de son visage pour lui : son ordinateur.
Ses yeux sont enflammés.
« Tu sais Adèle, maman et moi ne sommes pas d'accord sur de nombreux points. »
C'était presque mot pour mot ce que venait de dire Nadia.
Adèle déglutit.
La petite fille se dandine :
« Mais maman est gentille ! Comme toi ! Vous devriez êtes amis ! »
L'homme secoue négativement la tête.
« Non, Adèle. Nous ne sommes pas, et nous ne serons jamais en accord. »
Adèle serra les poings autour de son guidon.
« Je suis sûre que vous n'avez même pas essayé ! » s'écrie Adèle.
L'homme soupire.
« Adèle. Maman n'est pas méchante. Simplement différente. Ça nous fait du mal à tout les deux de haïr un autre humain que nous. Quelqu'un de notre même espèce, qui n'est pas forcément mauvais, mais que nous n'adhérons tout simplement pas. »
Et c'est pour cela que Nadia est en colère...
Adèle dévisagea sa sœur d'un air nouveau.
« Bon, c'est fini, l'interrogatoire ? s'impatienta Nadia. Et arrête de me regarder aussi bizarrement. »
Adèle cligna des yeux.
L'être qu'était sa grande sœur venait de se clarifier dans son esprit.
Beaucoup de ses rouages et de ses mécanismes avaient été trouvés.
Adèle remonta sa pédale, mettant ses pensées de côté.
« Viens. On va être en retard. »
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top