Chapitre 27

Cheville.

La douleur transperça le sommeil d'Adèle, inondant tout son corps.

Elle gémit faiblement, entre le grognement ensommeillé et le cri de douleur.

Sous sa main, sa peau couvrant sa cheville était devenue plus dure ; à son visage, sa pommette gauche était légèrement râpée, tout comme son ventre.

Mais qu'est-ce que ?... 

Elle tâta les différents endroits de sa peau où la douleur rougeoyait, et constata sous ses doigts qu'elle était amochée de partout.

Surtout sa cheville.

Particulièrement sa cheville.

D'abord, Adèle ne croyait pas en cette douleur, elle croyait plutôt en une espèce de coincement de sa cheville ou que sais-je, qui disparaîtrait au bout de quelques minutes.

Mais la douleur persistait — pire, elle enflait.

Elle rejeta ses draps sur le côté, et se redressa maladroitement de son oreiller. Sur le matelas, reposait sa cheville droite, aussi bleue qu'un schtroumpf, parcourue d'arabesques écarlates. 

Adèle jura à voix basse.

Puis soudain, elle eut un déclic.

Des bribes d'émotions remontèrent à sa mémoire ; des mouvements précipités, des respirations saccadées, et ces parties rocheuses, ce ciel nocturne, ces arbres, qui, autour d'elle, grandissaient, s'élevaient, sans elle...

Elle remua prudemment le pied.

Certaines positions étaient plus douloureuses que d'autres, mais globalement, elle pouvait tenir. 

Elle pivota sur son lit, et posa son pied sur le parquet. Il flamboya de douleur un instant au contact du bois, mais sans plus. 

Elle se leva, puis commença à parcourir sa chambre de sa cheville invalide, claudiquant à chaque pas.

Cassé, pas cassé ? 

Adèle ne saurait dire. 

Cassé, cela voudrait dire que l'os serait rompu, et donc qu'elle ne pourrait pas marcher, non ? 

Pourtant, sa cheville était d'une couleur assez inquiétante... Et la douleur qui la lançait aussi...

Que vais-je dire à mamie ? À Nadia ?

Il était évident que Jeanne allait loucher sur sa cheville, aussi bleutée que enflée ; et quant à Nadia, son caractère observateur et de déduction ne mettrait pas longtemps à voir cette blessure.

On va dire que... que je suis tombée dans les escaliers... cette nuit, en allant chercher un verre d'eau...

Oui, ce mensonge tenait la route.

Soulagée, Adèle refusa d'enfiler une chaussette sur son pied devenu beaucoup trop épais, et quitta la chambre.

Le couloir était vide. Les portes des différentes chambres étaient fermées, ce qui rendait les lieux obscurs.

Il y avait un peu de musique, en bas.

Adèle descendit les escaliers, et jeta un œil à la cuisine — vide également.

Où était passé Nadia, Benjamin, Jeanne ?

Adèle boitilla jusqu'à la fenêtre, et balaya le jardin de son point de vue, mais elle ne vit personne.

Et puis, il faisait trop gris pour que Nadia et Benjamin puissent jouer dehors.

Attends... il y a de la musique ?

Adèle se rendit soudainement compte de la présence de cette petite mélodie, peu précise.

Un vieux piano mal enregistré.

Adèle se détourna de la fenêtre, et claudiqua jusqu'à la pièce suivante — le salon.

« Ma...maman ? »

Karine était là.

Habillée de couleurs automnales, assise au beau milieu d'un grand bazar.

« Oh, Adèle ! » s'exclama t-elle, ravie.

Adèle, elle, était plus perplexe que ravie.

Son regard détailla les dizaines de pochettes, étalées autour de sa mère, et le poussiéreux tourne-disque, d'où s'échappait la mélodie.

Des vinyles.

« Qu'est-ce que tu fais ? s'étonna Adèle.

— J'ai retrouvé ces vieux vinyles dans le placard de ma chambre — ils étaient à moi, quand j'étais plus jeune ! »

Adèle s'agenouilla sans un mot, et tendit les mains vers la première pochette qui lui vint — une pochette au carton corné, serpenté d'imperfections et de vieillesse, dont l'écriture et le style témoignaient d'eux-mêmes : ces vinyles étaient bel et bien d'époque.

« Ils... Ils étaient à toi ? » répéta Adèle, sans vraiment y croire.

Karine hocha la tête.

« En fait, c'est mon père qui m'en offrait. Je trouvais ça tellement beau ! Après ça, je n'ai jamais voulu acheter de vulgaires CD que l'on trouve aujourd'hui. »

La femme baissa la tête vers le vinyle qu'elle tenait entre les mains, et lui adressa un regard tendre, presque maternel.

Adèle ne put s'empêcher de déceler une pointe de nostalgie dans ses prunelles bleues.

« Celui-là était mon préféré, expliqua Karine, désignant le disque qui tournait actuellement dans la boîte, mais qui était devenu silencieux depuis quelques secondes. Je pouvais l'écouter des dizaines de fois, sans jamais m'en lasser ! »

Elle se pencha vers le tourne-disque, et souleva délicatement le rabat de verre protégeant la piste.

Adèle observa ses gestes minutieux et délicats, tandis qu'elle s'affaira à en placer un autre.

« Ils sont où, les autres ? questionna t-elle. Je ne les ai vu nulle part...

— Partis faire des courses. Il devrait bientôt revenir, ne t'inquiète pas. »

Ne t'inquiète pas sonnait étrangement dans la bouche de Karine, et aux oreilles d'Adèle.

Pourquoi devrais-je m'inquiéter ?

Pensive, Adèle regarda sa mère, ranger précautionneusement le vinyle dans sa pochette, puis se tourner vers son carton, où il en restait des dizaines.

« Lequel veux-tu mettre ? » questionna doucement Karine.

Adèle en sursauta presque, et dévisagea sa mère.

... Tiens, elle n'avait pas remarqué à quel point ses pommettes pouvaient avoir une teinte orangée... 

Son nez descendait en une pente régulière, sans soudain creux ni brusque bosse ; ses narines droites s'évasaient légèrement sur le côté, et ses petits mais épais sourcils bruns contrastaient avec sa chevelure blonde étonnamment bien. 

Adèle releva soudain à quel point sa mâchoire pouvait être enflée, à la naissance de ses lobes, et de la présence de ses cernes bleues encadrant ses yeux. 

Ce visage, qu'Adèle avait revu des milliard et des milliards de fois, chaque jour, durant quatorze ans, à présent, elle le découvrait. 

Ou plutôt, elle prenait conscience de ses caractéristiques.

Le regard de Karine se fit brusquement plus sonore, ce qui tira Adèle hors de ses pensées. 

« Euuh... »

Adèle se rendit compte que la pochette de vinyle qu'elle avait examinée était encore entre ses doigts.

Elle la tendit :

« Celui-ci. »

Karine l'analysa un instant, puis sourit, hochant la tête.

« Très bon choix ! »

***

Et cette matinée pluvieuse se déroula ainsi.

Sur un son vieux d'une trentaine d'années, Karine et Adèle avaient discuté.

Assises par terre, sous la lumière chaude et familiale du salon, tandis que la pluie roulait sur les fenêtres.

Au départ, tout avait été un peu coincé ; les discussions ne sortaient pas aussi facilement qu'Adèle ne l'aurait voulu.

Puis, avec un peu de volonté, elle et sa mère avaient finalement réussi à converser, et ce fut un agréable temps.

« Oh ! s'écria Karine. Ça fait une heure que nous y sommes ! »

Adèle retint avec grande peine un « déjà ?! »

Karine épousseta sa jupe, et commença à ranger les pochettes dans le carton.

Adèle en fit de même.

Les vinyles lui semblaient beaucoup moins mystérieux, à présent : elle se souvenait d'un bon nombre de mélodies, et ces mêmes mélodies étaient immédiatement associées à un titre et à une couverture.

Puis elle tomba sur un vinyle.
Le déménagement, lisait-on.

Sur la pochette, se dressait une femme aux joues rebondies, blonde, avec ses trois enfants, et un mari, devant une maison dessinée de manière enfantine.

Aussitôt, la gorge d'Adèle se noua.

« ... Maman ? »

Karine releva un instant la tête de son carton.

« Oui ? »

Adèle s'humecta les lèvres, un peu incertaine de son choix.

« ... Où est-ce qu'on ira, à la rentrée ? »

Karine s'assit sur ses talons.

Son regard s'assombrit aussitôt, et l'éclat de sa peau diminua.

« Je ne sais pas, ma chérie... »

Elle commença à jouer avec l'ouverture du vinyle qu'elle tenait :

«... Je ne sais pas où aller... Retourner à la capitale, rester ici, autre... Tout me semble parfait, mais en même temps, horriblement ennuyeux. »

Elle eut un temps de pause.

Puis elle ajouta faiblement :

« Il faudrait aussi que je recommence à travailler... Mais je n'ai plus la force. »

Adèle se rendit compte que ce n'était plus sa mère, qu'elle avait en face d'elle.

C'était Karine.

Et elle venait de se rendre compte à quel point ces deux personnes pouvaient être différentes.

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