Chapitre 24
La guerre n'était pas seulement dans sa famille.
Elle était également présente dans son âme.
De partout, de chaque recoin de son esprit, ils jaillissaient.
Ils avaient creusé des tranchées, puis avaient patienté tranquillement la nuit, où son être serait le plus simple à envahir.
Alors, ils piétinaient sa poitrine, armés jusqu'aux dents.
Et, chaque nuit qui passaient, ils étaient de plus en plus performants, et de plus en plus forts.
Il était temps de les renvoyer à nouveau dans leurs tranchées.
Adèle repoussa les draps qui l'enveloppaient maladroitement, le cœur battant.
Lorsqu'elle se mit debout, ses muscles gémirent, fatigués.
Elle passa rapidement un pull sur ses épaules, pourtant constellées de sueur.
Ses doigts refusèrent durant quelques instants de vouloir passer ses chaussettes à ses pieds.
Elle enfila ses chaussures, et retrouva enfin l'air nocturne de Trois-Rivières, son ciel de soie sombre, et ses bulles de vent frais, qui explosaient par million sur son visage.
Elle rajusta son pull, et traversa le jardin à grandes enjambées.
Les herbes, à son passage, déposèrent sur ses chevilles un début de rosée, chatouillant sa peau.
La route de béton écaillé lui devenait plus familière de nuit que de jour. Même si, parfois, Adèle avait peur que quelque chose déboule du mélange de végétation, qui se dressait sur le bas-côté de la route.
Un animal, peut-être, ou une personne malveillante.
Mais rien de tout cela n'était encore jamais arrivé.
Adèle pressa le pas.
Elle tourna, emprunta le chemin de terre, escalada le mur de pierres.
Se débattit avec les herbes sèches, traversa le jardin, escalada le mur suivant.
S'éloigna du nouveau sentier de terre qui se présentait à elle, traversant les fins arbres qui constituaient la forêt.
Et trouva la rivière.
Adèle eut un petit tique, quelques secondes.
L'intensité de la cascade avait grandement diminué.
Ou peut-être était-ce son imagination, tiraillé entre fatigue et angoisse ?
N'y pense pas. Respire.
Adèle s'installa en tailleur.
La rivière restait et demeurait celle de la légende, celle qui soignait l'âme.
Même si elle n'avait pas encore trouvé les deux autres, son pouvoir suffirait à l'apaiser pour la nuit.
Adèle relâcha toute pression à sa poitrine, à sa nuque, à ses muscles.
Ses pensées, qui semblaient d'abord embouteillées dans son esprit, se décoincèrent soudainement, planant comme des oiseaux dans les vastes cieux.
... Mais le bonheur ne venait pas.
Adèle rouvrit les yeux, perplexe.
Où était passé ce sentiment ?
Paniquée, elle ferma de nouveau les yeux, se concentrant d'avantage.
Mais lorsqu'elle ouvrit les yeux encore, rien ne vint.
Le pouvoir de la rivière est-il épuisé ?...
Les guerriers sur son cœur devaient bien se moquer d'elle, à présent : ils pouvaient envahir tranquillement son âme.
Non ! Ça ne peut pas se passer comme ça !
Elle bondit sur ses pieds.
Et cria :
« Hé ! Euh... »
Comment pouvait-elle appeler ce garçon, qui venait habituellement ici ?
... N'avait-il pas accepté le prénom de Benjamin ?
« Benjamin ! » appela t-elle.
C'était étrange, de crier le nom de son frère dans la nuit pour appeler quelqu'un d'autre que lui.
Le gargouillement de la cascade couvrit son appel sans difficulté.
« Benjamin ! »
Son cri se perdit dans la rivière, à nouveau.
« Benjamin ! »
Cet ultime cri venait du plus profond de son cœur. Il gémissait, et criait grâce.
Et elle ne pouvait rien faire, dévorée de l'intérieur.
Les larmes déchirèrent ses joues.
Adèle braqua son regard vers la rivière, parcourue de remous houleux, à la chute de la cascade.
Cette belle eau saphir...
La jeune fille se pencha légèrement.
Ses pensées commençaient à bouillir dans son crâne.
Était-elle si froide ?...
Elle imaginait ce spectre humide envahir ses vêtements, lécher sa peau, soulever ses cheveux, d'une manière si non-gravitationnelle qu'elle aurait pu se croire sur la Lune...
La rivière semblait profonde comme il le fallait.
Assez pour s'y perdre, mais trop peu pour y sombrer.
Adèle fléchit légèrement les jambes.
Elle revit un court instant le jeune homme, sautant les deux rives d'un simple bond.
Elle n'allait pas faire comme lui.
Elle pencha le buste.
Les gouttelettes, qui lui arrivaient habituellement aux chevilles, giclaient cette fois à son visage.
Un avant-goût du voyage...
3...2...
Le 1 n'eut pas le temps d'apparaître dans son esprit.
Les roches sous ses pieds se fendirent en un grand fracas.
Paniquée, Adèle voulut bondir en arrière, mais les pierres l'entraînaient déjà avec elles dans leur course.
Adèle rebondit contre la paroi rocheuse, râpant la peau de son ventre, que son pull avait laissé découvert durant quelques infimes instants.
Des cailloux roulaient de toutes parts : sur ses épaules, sur son ventre, frappaient ses doigts.
Soudain, tout parut clair dans l'esprit d'Adèle.
Elle se redressa dans l'air, inconsciente de sa parfaite conscience de la situation.
Elle se plaqua contre la paroi.
À plusieurs reprises, elle crut sentir sa course s'arrêter, ou ne serait-ce que ralentir, annonçant la fin, mais il n'en n'était rien.
Et ses pieds rencontrèrent brusquement une surface pierreuse.
Elle s'y effondra. Sa hanche droite toucha terre, et tout son flan suivit, de son pied à sa tempe. Sa cheville se tordit douloureusement à sa réception.
De sonores éclaboussures jaillissaient tout autour d'elle.
Adèle ouvrit les yeux.
L'eau n'était qu'à quelques centimètres de son visage.
Paniquée, elle se redressa, et grimaça de douleur.
Elle se trouvait sur un petit îlot de pierre, planté là, se dressant le long de la paroi, au-dessus de l'eau.
Adèle respira longuement, portant une main à sa cheville.
Elle sentait la peau gonfler près de son os...
Ça y est, c'est fini. C'est la fin.
Adèle allait mourir ici, sur cette pierre, paralysée par sa cheville vacillante...
Elle pleura pour de bon.
Laissa couler toute l'amertume, toute la tristesse, toute la colère peut-être, que son corps pouvait déverser.
« Maman ! » gémissait-elle avec désespoir.
« Papa ! »
Elle commença à hurler de douleur, de terreur, et de peur.
Sa gorge serrée vibrait douloureusement, mais Adèle aurait voulu crier plus fort encore.
Peut-être n'allait-elle pas mourir de sa cheville, finalement.
Peut-être allait-elle mourir d'une explosion de cordes vocales, suivie de celle de ses poumons.
Son corps était en effusion, Adèle savait qu'il allait la lâcher.
Alors, elle se pencha au-dessus de la rivière, et plongea sa tête sous l'eau.
***
Des millions de bulles pétillèrent à sa figure.
Les yeux fermés et plissés sous la force du courant, Adèle sentait ses cheveux s'envoler, et ses oreilles s'applatir.
L'eau tornadait dans ses narines, s'emplissant comme des raz-de-marées.
C'était la tête sous l'eau qu'Adèle émergea.
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