Chapitre 23
Le repas était plutôt silencieux, comme toujours.
Tout les convives le voyaient — même si certains le niaient — que les cernes sous les yeux de Jeanne se creusaient de jour en jour, et que ses gestes se faisaient de plus en plus mollassons.
Tous savaient pertinemment la cause de cette fatigue.
Nous sommes là depuis trop longtemps.
Mais que faire ?
Alors, Adèle se contenta de manger sa purée en silence, regardant la fumée s'échapper des pommes de terre écrasées.
Parfois, elle relevait la tête, et elle surprenait sa sœur envoyer un regard mauvais à sa mère.
Cette dernière se cachait derrière ses boucles blondes désordonnées, ses lunettes embuées par la fumée qu'émanait la purée.
Benjamin avait presque fini sa purée, déjà.
Jeanne, quant à elle, se servit à peine une demi-louche de son propre plat, déclarant qu'elle n'avait pas tant faim que cela.
« C'est la chaleur... » avait-elle vaguement expliqué.
Adèle n'y croyait pas, et c'était certainement le cas de toute la tablée.
Adèle patientait sagement, attendant que ces jeux de regards silencieux cessent.
Elle rêvait déjà du bonheur qui l'attendait à la rivière, qui allait chasser ses soucis, la rendre heureuse à nouveau.
Ah, ce chant mélodieux de l'eau...
Benjamin mâchonnait sa purée depuis sa chaise haute, et fixait tour à tour les femmes présentes autour de la table, détaillant du regard les expressions de chacune.
« Vous vous êtes disputées ? »
Tout le monde releva la tête, laissant tomber leurs couverts dans leur assiette.
Nadia fronça légèrement ses sourcils en direction de Benjamin. Karine eut un petit sourire en coin amusé, et Jeanne tapota son épaule :
« Non, voyons, qu'est-ce qui te fait croire cela ?
— Vous vous parlez plus, expliqua Benjamin, faisant valser sa cuillère. Vous parlez plus jamais. »
Il en semblait incroyablement peiné.
« Pourquoi ? » voulut-il savoir.
Nadia se racla sèchement la gorge, tout en envoyant un regard à sa mère.
Cette dernière croisa les mains, entrelaçant ses doigts au niveau de son menton, les yeux rivés vers sa purée.
Adèle ne savait même plus si ce qu'avançait Benjamin était réel ou non.
Non, elles ne s'étaient pas disputées.
C'était bien plus profond, bien plus lointain que cela.
Des tensions qui s'ajoutent, qui s'additionnent, des regards fuyants et des regards furieux...
N'est-ce pas là le début d'une guerre ?
Soudain apeurée de se trouver sur un potentiel champ de bataille, Adèle se recroquevilla légèrement.
Son regard se perdit vers le comptoir de la cuisine, et plus particulièrement, vers ce tiroir, rempli d'ustensiles...
Qui, de Nadia ou Karine, se lèverait la première pour s'emparer d'une de ces armes, et la planter au plus profond chez son adversaire ?
Ou peut-être serait-ce Adèle, pour vaincre son plus grand ennemi.
Celui qu'elle n'arrivait pas à nommer, ou peut-être celle qu'elle ne voulait pas nommer.
Celui qui dormait dans sa poitrine, puis se réveillait, la nuit, ou durant n'importe quelle période du jour.
L'opposé du bonheur.
Adèle posa une main sur sa poitrine, imaginant la lame métallique du couteau transpercer d'abord son tee-shirt, puis son épiderme, rompant chaque ligament de sa peau...
Elle frissonna.
Pense à la rivière, s'ordonna t-elle. Pas à ça.
Mais en même temps, qui pensait à ça ?
Le silence était retombé dans la cuisine, sans qu'Adèle ne s'en soit rendue compte.
Ses pensées à elle seule comblait tout les vides de cette petite cuisine familiale.
Jeanne s'éclaira la voix.
Et prononça prudemment :
« Elles ne sont pas disputées. Elles ont simplement... un... un différent, dont elles ne veulent plus débattre, et... et préfèrent garder leur distance.
— Toi, tu es dans quel camp ? »
Nadia se détourna vers Adèle.
Les mots avaient jailli de sa bouche sans-même qu'elle ne le veuille.
« Que... quoi ? fit Jeanne, surprise.
— Tu es dans quel camp ? Avec qui es-tu d'accord ? Les pensées de maman, ou de Nadia ? »
Son cœur transpirait d'angoisse, et le souffle d'Adèle se faisait plus rauque, comme s'il grinçait.
La vieille femme semblait au plus haut de son désarroi.
Stupéfaite, elle se laissa tomber sur le dossier de sa chaise, qui soupira de vieillesse.
« Mais enfin... finit-elle par dire, je n'ai pas de camp... Je ne savais pas qu'il y en avait... »
Tout le monde le sait. On ne veut juste pas l'avouer.
Adèle secoua soudainement la tête.
« Non, oublie ce que je viens de dire... »
Mais les mots étaient gravés au fer rouge dans les esprits de chacun, Adèle en était persuadée.
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