Chapitre 22

Adèle se réveilla lourdement.

Avant d'ouvrir les paupières, elle était certaine d'avoir entendu le chant de la cascade, lui susurrer quelque chose de compatissant à l'oreille.

Mais Adèle était bel et bien dans sa chambre, et le seul chant qui se faisait entendre était celui de la pluie, roulant sur sa fenêtre.

La jeune fille se leva, sans grand entrain.

En vue du temps pluvieux, elle passa un sweat, noua ses cheveux rapidement, et enfila un jean, avant de sortir.

Tut tut tut...

La petite voix lointaine de Benjamin semblait imiter une voiture.

Vraouum ! Vraoouuuum !

Adèle descendit les escaliers, et se dirigea d'un pas non-chaland vers la cuisine.

Éclairée artificiellement par la lampe au plafond, la cuisine avait une atmosphère chaleureuse et conviviale, que la lumière naturelle ne lui donnait pas toujours.

Derrière les fenêtres, le ciel était d'un gris menaçant, comme s'il s'apprêtait à dévoiler les plus grandes horreurs de l'humanité.

Il n'y avait personne, dans la cuisine.

Pas de Jeanne aux fourneaux, pas de Nadia attablée, et Benjamin était dans le salon, en train de jouer avec ses nouveaux jouets de la veille.

Adèle se servit un bol de céréales, et les mâchonna mollement, tout en regardant la pluie dévaler les vitres.

Dire que, quelque part, se trouvait la seconde rivière...

Peut-être grossissait-elle, à l'heure qui l'était, sous les trombes d'eau. Le son de sa cascade s'intensifiait ; le vent soufflait sur les arbres environnants, arrachant de terre quelques petits brins d'herbes ; et, seul, face au vent, demeurait ce jeune homme aux traits enfantins, se demandant quand cette fameuse jeune fille allait trouver cette rivière...

Adèle cligna des yeux, perturbée de s'être imaginé tout cela sans difficulté.

Elle emporta avec elle son bol, et quitta la cuisine, avant d'entrer dans le salon.

Tout le monde était réuni là : Jeanne, assise sur le canapé, un plaid fait-maison sur les genoux, lisait une revue. Nadia, installée en tailleur sur le pouf, lisait quant à elle un livre emprunté à la bibliothèque. Benjamin, lui, jouait avec un ravissant camion de pompiers sur le tapis.

« Bonjour ma chérie ! » s'exclama Jeanne, étirant un sourire édenté.

Nadia marmonna une vague salutation, sans lever le nez de son livre, et Benjamin agita frénétiquement la main.

« Coucou !! Tu veux voir mon camion ? »

Adèle grimaça un sourire désolé, déclinant son invitation, et s'assit par terre, posant son bol sur la table basse.

Elle n'avait jamais connu une table basse aussi désordonnée. Avant, quand elle venait ici, cette table était toujours rangée, seule une télécommande traînait, ou un simple magazine, peut-être.

À présent, il y avait de tout : journaux, revues, jouets de Benjamin, téléphone, pièces de monnaie, prospectus, une chaussette...

Adèle fronça le nez.

Que pouvait bien faire une chaussette ici ?

« Tu as bien dormi ? demanda Jeanne, tout en continuant sa revue.

— Moui, ça va. »

Le silence retomba, quoique troublé par les exclamations de Benjamin, et la pluie ruisselant sur les fenêtres.

Soudain, Jeanne déclara en direction de Nadia :

« Je crois que Karine s'est encore absentée.

— Ah bon ? » s'étonna Nadia.

Jeanne hocha vigoureusement la tête :

« Ce matin, j'ai découvert que la porte de l'entrée n'était pas fermée à clé. Karine a du oublier de refermer. »

Adèle rentra la tête dans les épaules, jetant son regard au fond de son bol.

Ce n'était pas Karine qui avait fait cette étourderie.

C'était elle.

Nadia, surprise, souleva :

« Mais je croyais que maman dormait encore... »

Jeanne haussa les épaules, closant le débat.

Adèle sentait la honte lui picorer les joues.

Comment avait-elle pu laisser la porte ouverte en rentrant, la nuit dernière ?

Même si ses derniers souvenirs devenaient de plus en plus imprécis, elle aurait du y penser...

Elle plongea le nez dans ses céréales.

« Au fait, reprit Jeanne, tirant à nouveau Nadia de son livre, j'ai appris qu'une maison a été mise en vente, dans le centre-ville.

— Comme c'est étonnant, marmonna Nadia, tout en tournant la page suivante de son ouvrage.

— Vous devriez dire ça à votre mère. Pour relancer un peu la situation. »

Benjamin suspendit soudain son camion en l'air, attentif.

« On va habiter ici ? demanda t-il, surpris.

— Peut-être, répondit Nadia. Enfin, ça dépend de l'humeur de maman. »

Elle avait entièrement raison.

Hier soir encore, leur mère avait parlé de retourner à la capitale, alors que la journée précédente, elle avait clairement énoncé le fait de vouloir habiter la région.

Ses envies changeaient comme ses humeurs...

Adèle devrait lui en vouloir.

Lui en vouloir de n'en faire qu'à sa tête, de tourner à gauche pour finalement tourner à droite.

De les secouer dans tout les sens avec ses idées éphémères.

Mais aujourd'hui, Adèle n'y arrivait pas.

Je suis sa fille. Je suis une personne égale à ma mère, possédant beaucoup de ses traits génétiques.

Je n'aimerais pas que ma fille me déteste comme je pourrais détester maman.

Qui sait si ce comportement n'allait pas se reproduire chez elle d'ici quelques années ?

Pouvait-on critiquer librement ce que l'on peut potentiellement être plus tard ? Ou critiquer ce que nous sommes déjà ?

Mais alors... qui pouvons-nous critiquer ?

***

« Adèèèèèle... »

L'interpellée releva la tête.

Elle était assise sur la pelouse du jardin, en tailleur, plongée dans une réflexion aussi vide que dense.

Toutes ses pensées se volatilisèrent lorsque son petit-frère entra dans son champ de vision.

« Qu'est-ce que tu veux ? souffla t-elle, légèrement agacée de s'être coupée de ses pensées.

— Tu veux jouer avec moi ? »

Adèle s'apprêta à répondre non.

Quand une soudaine réminiscence s'immisça dan son esprit. Une colère soudaine qui l'avait éprise. Le petit garçon qui la recevait. 

« Pas aujourd'hui, répondit-elle du ton le plus doux qu'elle puisse prendre. Je n'ai pas très envie.

— Tu ne veux jamais jouer ! protesta Benjamin. Pourquoi tu ne veux plus jouer ? »

Parce que je suis grande, Ben.

L'idée de prendre ne serait-ce qu'une poupée dans la main lui donnait une sensation d'ennui.

Dire qu'il y avait quelques années de cela, c'était son activité à temps plein...

« Je ne sais pas, Ben. Je ne sais pas. »

***

« Tu as entendu les nouvelles idées de maman ? »

Adèle et Nadia roulaient tranquillement sur leur vélo, en direction de la bibliothèque municipale.

Le soleil tapait fort depuis le ciel, et un fin voile de sueur commençait à déchirer les hauts des deux sœurs.

En vérité, Adèle n'avait aucune envie d'écouter sa nouvelle idée.

Mais le ton de Nadia lui incita de soupirer :

« Vas-y...

— Maintenant, elle veut quitter le pays. »

Le pays.

Adèle eut un soudain coup au cœur, et ses doigts se crispèrent sur ses freins, arrêtant net son vélo.

« Le... le pays ?! répéta t-elle.

— Mais calme-toi ! soupira Nadia, roulant les yeux vers le ciel. Demain, elle aura changé d'avis. Et puis, on ne quitte pas un pays comme ça ! »

Adèle remonta sa pédale.

Les angoisses commençaient à tirailler sa gorge, à nouveau.

« Nadia, murmura t-elle, on sera où, d'ici quelques semaines ? »

Nadia braqua sur sa sœur un regard surpris, certainement étonnée d'entendre la voix brisée d'Adèle.

Puis elle répondit sèchement :

« Demande à maman. »

Non.

Cette réponse ne lui suffisait plus.

Il y a trop de choses qu'Adèle aurait voulu prévoir à l'avance, comme la récolte des tournesols, par exemple. Ou sa soudaine crise, le jour de l'anniversaire de Benjamin.

Ou le divorce de papa et maman...

Si seulement Adèle avait su tout cela...

Elle aurait profité au maximum des après-midis avec Nadia, à cueillir des tournesols.

Elle se serait préparée contre cette crise, qui l'avait prise d'assaut, ce jour-là.

Et surtout, elle aurait pris le temps de connaître son père et sa mère unis, chose qui était devenu un souvenir très, très vague.

Quand Adèle levait la tête vers son potentiel futur, elle se rendait compte à quel point elle s'en sentait effrayée, et à quel point tout pouvait basculer rapidement.

Qu'est-ce que la vie s'apprêtait encore à lui ôter ?

« Ça va, Adèle ? »

Adèle retomba brusquement sur Terre, sur son vélo, le long des routes de Trois-Rivières, aux côtés de sa sœur.

« Oui oui, répondit-elle immédiatement, presque mécaniquement. Fatigue.

— T'es souvent fatiguée, quand-même. »

Je sais.

Adèle garda ses pensées pour elle, dont une :

Ce soir, je retournerai à la rivière.

***

Les deux jeunes filles arrivèrent dans la bibliothèque.

Il n'y avait personne, comme d'habitude. Adèle s'était tâtée pour aller jeter un vague coup d'œil à la nouvelle maison dont sa grand-mère avait parlé.

Mais finalement, elle n'en fit rien.

Leur sac de tissu à l'épaule, elles retournèrent à la maison.

Parfois, le regard d'Adèle fouillait les arbres touffus et les fougères, sur le bas-côté de la route, à la recherche de ce sentier de terre menant à cette maison aux murs pierreux.

Mais elle ne le trouvait pas.

Elles rentrèrent à la maison.

Karine dormait, allongée peu élégamment sur le canapé, face à cette sempiternelle série policière.

Nadia l'avait critiquée, à nouveau, tout en éteignant cette émission qu'elle jugeait pas du tout intellectuelle.

Adèle était montée dans sa chambre. Elle était passée devant la chambre de son petit-frère, qui lui aussi, faisait une petite sieste de l'après-midi.

Elle eut une vague pensée pour ce garçon de la rivière.

Elle se posa sur son lit.

Et attendit, longuement.

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