Chapitre 21

Le nouveau gâteau que Jeanne sortit du four avait bien meilleure mine que le précédent : doré, gonflé, même l'odeur qui le suivait était plus alléchante.

Benjamin se donna à cœur joie de le dévorer.

En tout cas, quand Adèle redescendit de sa chambre, il avait déjà presque fini sa première part.

« Ah, Adèle ! s'exclama Jeanne. Tu en veux ? »

Elle désigna de sa truelle le cake au chocolat, déjà bien entamé par Benjamin et Nadia.

Adèle haussa les épaules.

« Oui, si tu veux... »

Jeanne lui en donna une part généreuse, qu'elle déposa face à sa chaise.

Adèle dévisagea la tranche qui se trouvait dans son assiette.

Jamais je ne serai capable de refaire ça...

Chagrinée, elle découpa un petit coin de la part de sa cuillère, et la porta de sa bouche.

... Non, je ne serai décidément pas capable de faire ça.

Le gâteau avait son juste milieu en tout : fondant, mais pas trop ; moelleux, mais pas trop non plus.

La tiédeur de la mie était comme une caresse dans sa bouche.

Mais Adèle n'en profitait pas à sa juste valeur ; de nouvelles pensées l'assaillaient de toutes parts.

Qu'est-ce que tu ferras de ta vie, ma pauvre, si tu ne sais même pas réaliser un piètre gâteau au chocolat ?

Et surtout, elle revoyait l'éclat du couteau...

Adèle cligna fort des yeux.

Un couteau était là, à côté du moule du gâteau, orné de quelques miettes chocolatées, sur le comptoir.

Ce fût purement instinctif : elle se décala légèrement sur la gauche, comme pour s'éloigner de cet ustensile, qui pouvait s'avérer être une terrible arme.

« Miam ! se régalait Benjamin, la bouche barbouillée de chocolat. C'est vraiment trop bon ! J'en veux encore ! »

Il présenta son assiette vide à sa grand-mère.

Tandis que celle-ci la remplissait d'une nouvelle part, Adèle questionna Nadia :

« Elle est où, maman ?

— Partie, je crois. En ville. »

L'écharde était revenue.

Elle a donc bel et bien oublié.

Comment une mère pouvait-elle oublier l'anniversaire de son propre-fils ? Ne même pas y assister ?

Regarde-toi, Adèle, avant de juger : tu ne sais même pas cuisiner...

Soudain, une pensée émergea dans le flot de ses semblables.

Ce type de pensée, qui a le don de vous faire frissonner, alors qu'elle n'est que dans votre tête, et à peine concrète.

Et si je devenais comme ma mère.

Une mère aussi absente dans leur famille que dans sa propre vie ?

Oubliant ses enfants, sa mère, suivant le gré de ses piètres envies ?

Était-ce si impossible que ça, après tout... Adèle était sa fille, il était évident qu'elle détienne un peu du caractère de sa mère.

Mais l'idée de devoir agir comme elle, par la contrainte de la nature génétique...

La part de gâteau ne semblait soudain plus vraiment appétissante, dans la bouche d'Adèle.

« Tu as l'air fatiguée, observa Jeanne. Tu as les yeux bas. »

Adèle ne répondit rien, perturbée.

Nadia, en revanche, répondit à sa place :

« En fait, il y a quelques jours, elle ne dormait pas très bien.

— Ah bon ? s'étonna la vieille femme, se tournant vers l'aînée de la fratrie. Comment ça ? »

Nadia s'essuya la bouche de sa serviette :

« En fait, elle était venue me voir, un peu apeurée, me disant qu'elle n'arrivait pas à dormir. »

Oui, Adèle se souvenait de ce moment.

Elle rougit, honteuse.

Ne sais pas cuisiner, ne sais pas se gérer. A besoin d'une aide à chaque fois.

C'est clairement ce que devait penser chaque membre autour de cette table.

Est-ce que son père, lui, faisait ça ?

Est-ce que Nadia même, faisait ça ?

Avait besoin de réveiller sa mère ? Confondait les doses dans une recette ?

Non...

Adèle repoussa brusquement son assiette.

« Plus faim. »

Jeanne fit les gros yeux sur sa part, à peine entamée.

« Ils sont où, les cadeaux ? » s'exclama Benjamin.

***

Adèle était là, allongée dans son lit, les yeux rivés vers le plafond.

Karine n'était revenue que très tard, dans la soirée.

Elle avait tout de même offert un livre d'images à Benjamin, mais il ne s'en était pas préoccupé plus que ça, s'amusant déjà avec ses nouveaux jouets.

Nadia avait défiguré  sa mère du regard, de ne pas avoir été présente quand il le fallait.

Adèle, elle, s'était simplement contentée de la saluer, sans lui poser de question, ni même l'avoir accusée de s'être absentée au moment où il ne le fallait pas.

Elle n'en avait plus eu l'énergie.

L'épais nuage était de retour.

Il planait sur ses poumons, dans son esprit, lui donnant l'horrible sentiment qu'était l'incertitude mêlée d'angoisses.

Le battement du cœur d'Adèle était plus qu'irrégulier. Parfois, il s'accélérait. Parfois, il ne battait qu'une seule fois dans l'espace de quinze secondes.

La rivière.

Adèle se redressa, repoussant ses draps sur le côté, dévoilant ses jambes et son buste à l'air libre.

L'image de la rivière venait de fuser dans son esprit, rayonnante sous le clair de lune.

Il fallait qu'elle y aille, et vite

Elle devait se sentir bien.

***

Quelques minutes plus tard, Adèle était sur les routes, simplement vêtues de ses chaussures, et d'un petit pull passé par-dessus son pyjama, sous le lourd ciel de la nuit.

Elle se devait de garder la tête froide, jusqu'à la rivière, où tout irait mieux.

Elle bifurqua sur un sentier de terre, bordés de fougères.

Le mur était là.

Sans un mot, sans même s'arrêter, elle l'escalada, d'une manière mécanique et habituée.

Elle se laissa glisser dans le champs d'herbes sèches, et traversa le jardin de cet homme qui ne mettait jamais les pieds dehors.

À mi-chemin, le chant de l'eau atteignait son oreille.

Elle accéléra, le cœur battant.

Elle escalada le mur suivant, et s'enfonça dans la forêt voisine, sans même jeter un regard au sentier de terre, qui la guiderait bien loin de sa destination.

La rivière était là.

Dévalant paisiblement les roches dans un rire cristallin.

Adèle inspira.

Ce mélange d'eau douce, d'air nocturne, et de cette essence, cette saveur...

Indescriptible.

Les reflets de l'eau miroitaient sur les roches, leur donnant une aura humaine incroyable.

Viens, murmurait-elle. 

Se baigner dans cette cascade... Comment cela devait-il être ?

Plonger ?

Adèle s'installa, les jambes pendantes contre la paroi rocheuse.

Quelques gouttelettes fusantes atterrirent sur ses jambes.

Tout allait mieux...

... Mais pourtant, il y avait quelque chose qui clochait.

Pourquoi ce nuage dans sa poitrine persistait ?

Pourquoi ses pensées n'étaient pas encore totalement calmées ?

« Il serait peut-être temps de trouver la seconde rivière, non ? »

Adèle releva la tête, et se figea.

Sur l'autre rive, un jeune homme aux cheveux bruns était assis, les jambes également pendantes.

C'est lui.

Adèle se redressa, et cria par-dessus la cascade :

« Tu sais où elles sont, n'est-ce pas ? Tu le sais ! »

L'inconnu prit un air faussement offensé, trahi par son sourire malicieux, qui demeurait encore et toujours quelque part sur ses lèvres.

Lui ne cria pas. Il laissa simplement le vent porter sa voix :

« Je ne vois pas de quoi vous parlez. »

Adèle serra les poings, sentant soudain le chagrin monter.

« J'ai tellement besoin de me sentir mieux, à nouveau... »

Le jeune homme ne broncha pas.

Il se leva, et tourna le dos.

Il s'en va ?...

Oui. Il s'en allait.

Il marchait tranquillement vers la forêt de sa rive, et Adèle savait que d'ici quelques secondes, elle ne le verrait plus.

« Att... »

Elle n'eut le temps de terminer son mot qu'il se détourna brusquement, et, courant sur les derniers mètres le séparant du rebord, s'élança.

Adèle retint son souffle.

Ses pieds quittèrent le rebord rocheux d'une manière divine, sans qu'un orteil ne soit froissé. 

Il flottait.

Ou il planait.

Un drôle de mélange des deux.

Tel un oiseau, il survolait la cascade, pourtant assez large, et atterrit délicatement à côté d'Adèle, comme s'il n'avait que sauté par-dessus une flaque de pluie.

« C'est peut-être mieux, pour se parler, tu ne crois pas ? »

Adèle ne broncha pas, encore sonnée.

Le garçon prit ses aises, et s'installa en tailleur sur le rebord.

Une fois assis, il leva la tête vers la voûte étoilée, esquissant un demi-sourire presque sage.

Lui aussi, semblait apprécier l'endroit.

Adèle ne put s'empêcher de détailler ses traits, à nouveau.

Elle se rendit compte qu'il ressemblait encore plus à Benjamin qu'elle ne l'aurait pensé. Son nez, son menton, ses joues, ses pommettes : c'était exactement les formes de son petit-frère, mais peut-être avec des traits plus vieux.

Benjamin était captivé par ce qui se passait là-haut.

Ses yeux se déplaçaient d'un bout à l'autre du firmament, parfois accrochant à une étoile en particulier. Ses pupilles grandissaient dans ses yeux bruns, comme avides d'en voir plus.

Il ne disait rien.

Était-il en train de lire le ciel ?

Il remonta ses jambes à son torse, sans quitter le ciel du regard une seule seconde.

Adèle s'humecta les lèvres, un peu gênée.

Elle hésitait réellement à le déranger dans sa contemplation.

« ... Dites... »

Même s'il n'avait pas bougé, Adèle savait qu'il l'écoutait.

Elle se clarifia la voix.

« Vous savez où est la seconde rivière, n'est-ce pas ? »

Le sourire sage éclata en un sourire malicieux, à nouveau.

Il se détourna enfin du firmament, pour braquer son regard brun sur la jeune fille qui l'avait dérangée.

« Pourquoi voudrais-tu la trouver ? interrogea t-il. Tu n'es pas bien, ici ? Tu en as besoin d'une autre ?

— Mais c'est vous qui aviez dit... que... qu'il y en avait une seconde ! »

Adèle s'en voulait de son ton troublé ; elle ne voyait pas l'intérêt de l'être.

Il éclata de rire, ce qu'Adèle ne comprit pas.

« Évidemment qu'il y en a une seconde. Mais ma question était pourquoi veux-tu la trouver.

— Je... »

Adèle fit une pause, se réfugiant dans sa tête.

Dois-je réellement confier tout ce qui m'est arrivé ?

Elle ne savait même pas par quoi commencer, quel évènement saisir pour débuter son récit.

Peut-être n'y en avait-il pas.

« Je dois la trouver, finit-elle par répondre simplement. Pour trouver le bonheur.

— Le bonheur ? »

Il eut un sourire amusé, dévoilant une rangée de dents diaphanes.

« Quoi ? lâcha Adèle.

— Non, rien.

— Alors, où est la seconde rivière ? »

Il rit :

« Faut chercher, ma p'tite dame ! Il a fait comment, à ton avis, l'autre type de la légende ? »

Adèle eut un déclic.

Cette déclaration révélait subitement beaucoup de choses.

« Vous le connaissez, cet homme ? »

Benjamin se tourna de nouveau vers le ciel étoilé :

« Peut-être. »

Adèle prit ça pour un oui.

« Et cet homme, continua t-elle, pourquoi cherchait-il les rivières ?

— La même raison que la tienne, j'imagine.

— Ça fait combien de temps qu'il est venu ?

— Ouh là, qu'est-ce que j'en sais ? »

Adèle ne pouvait insister d'avantage.

Il y eut un petit silence.

Puis Adèle murmura :

« Où est la seconde rivière ? »

Le jeune homme détourna vers elle, les yeux rieurs.

« Tu verras... »

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