Chapitre 17

« Maman ? »

Karine releva lentement la tête de son bol de soupe fumant, ses lunettes rondes embuées.

C'était le dîner. Tout était très silencieux, seul le bruit de la cuillère raclant le fond du bol se laissait entendre.

Soudain, les visages de chacun semblèrent s'animer : ils relevèrent tous la tête, intéressés, et surtout surpris que ce fusse Nadia qui prenne la parole — pour en plus s'adresser à sa mère.

« Oui, Nadia ? » répondit Karine.

Nadia eut une courte pause, ménageant une espèce de suspense inattendu. Elle posa son menton dans sa main, et, plongeant ses yeux vifs dans ceux de sa mère, interrogea d'un ton froid :

« Quand est-ce qu'on rentre à la maison ? »

Adèle manqua de s'étouffer avec sa cuillerée.

Tout le monde dévisagea Nadia d'un air totalement stupéfait, les yeux écarquillés, avant de se tourner vers Karine, qui essuyait ses lunettes d'un geste tranquille.

« C'est vrai, ça, renchérit Benjamin. Quand ?

— Mes chéris, dit Karine en reposant ses fines lunettes de métal sur son nez, vous le savez, que j'ai vendu l'appartement...

— Et donc ? » rétorqua sèchement Nadia.

L'échange était comme un match de tennis : les têtes des spectateurs se tournaient de droite à gauche, observant les répliques fuser vers l'autre, et retourner à l'envoyeur.

« Et donc, nous allons habiter autre part, sourit Karine.

— Et où ? »

Adèle sentit la colère monter chez sa sœur : elle avait posé ses mains à plat sur la table, et ses prunelles brûlaient comme deux braises dans leur orbite.

Karine sourit de toutes ses dents, ayant visiblement plus d'un tour dans son sac.

Elle redressa ses lunettes sur son nez, avant de déclarer mielleusement :

« Eh bien, j'avais pensé à habiter non loin d'ici. »

Le premier sentiment qui fusa chez Adèle était de l'étonnement. L'étonnement de découvrir que sa mère avait enfin pris son futur — et le leur — en main.

Mais chez Nadia, le premier sentiment qui fusa était très visiblement la fureur ; elle cracha avec véhémence :

« Maman ! Il n'y a ni maison, ni école ici !

— Mais si, dans le centre-ville !

— Ça, c'est une école primaire, maman ! Pri-maire ! Bonne pour Benjamin !

— Eh bien, c'est parfait pour lui ! N'est-ce pas ? »

Toute la tablée se tourna vers le petit, qui était soudainement très silencieux.

Son visage était incroyablement froid et dur, aussi froid et dur qu'un enfant pouvait l'être.

« Maman, fit-il d'une voix grave. On ne rentre pas à la maison ? »

Il semblait tellement insistant dans son regard que Karine en baissa les yeux.

« Mais, mon chéri... Tu sais bien, qu'on a vendu l'appartement... »

Il y eut un instant de silence.

Puis, les yeux de Benjamin se remplirent de larmes.

Jeanne se leva subitement, horrifiée par l'ampleur que prenait cette conversation.

« Arrêtez, stop ! s'écria t-elle, levant les mains en signe de paix. Regardez, il est tout malheureux !... »

Il se mit à sangloter.

Adèle sentit sa gorge se nouer, petit à petit, au fur et à mesure que les larmes roulaient le long des joues rebondies de son petit-frère.

Nadia expédia un dernier regard à sa mère, d'une haine sans faille, avant de se lever, et de se précipiter au chevet de Benjamin.

Karine détourna la tête, comme agacée par la tournure des évènements.

Adèle ne savait plus quoi faire.

Habiter ici ? Alors qu'il n'y a absolument rien — ni Internet, ni collège, ni supermarché ?

L'idée lui semblait plus qu'incertaine.

Dire que certains aimaient cette sensation... cette sensation de mystère, le fait de ne pas savoir de quoi leur avenir allait être fait...

À cet instant, Adèle se rendit compte que son futur était horriblement bancal.

Comment avaient-ils pu en arriver là ?

De leur doux et chaleureux appartement dans la capitale, de leur délicieuse routine familiale, à... à ça ?

Elle ne savait même pas comment décrire ce qui lui arrivait.

Elle pensait que cette bulle, qui l'enveloppait du monde réel, depuis le printemps, ne durerait qu'un temps.

Que, au retour de ces vacances, tout rentrerait dans l'ordre. Certes, il n'y aurait plus qu'une seule personne dans le lit des parents, et il n'y aurait plus cet homme, rentrant à vingt-deux heures et quelques, habillé de son sempiternel sombre veston, ainsi que de son inlassable chemise blanche et de sa cravate noire.

Mais non. La vie n'avait pas voulu lui offrir ce luxe.

C'était comme si on lui avait noué une corde autour de son cou, et que l'on avait serré fort, très fort... si fort que les larmes commençaient à lui monter aux yeux, elle aussi.

Benjamin commençait doucement à se calmer. Jeanne lui chantonnait un air de sa jeunesse, particulièrement apaisant, tandis que Nadia lui grattait tendrement les cheveux, lui murmurant que ce qui l'attendait était au-delà de tout ce qu'il aurait pu imaginer.

Ça, Adèle était d'accord.

***

Il pleut.

Les gouttes ruissèlent le long de la baie vitrée, et c'est ce doux roulement qui réveille Adèle, endormie dans un canapé.

« Tiens », se dit-elle. « Je suis chez moi. »

Elle contemple les lieux, avec une étrange satisfaction.

Voir que la cuisine n'a pas bougé.

Que le salon est toujours aussi rangé, même si la pile de jouets de Benjamin menace encore de tomber.

Et cette pluie, qui accompagne si bien la région...

Soudain, elle entend une clé cliqueter dans la serrure de l'entrée, puis sa poignée se tourner.

« Vous allez voir, c'est un très joli logement... »

Une voix inconnue.

Prise de doutes, Adèle se glisse hors du canapé, se tassant sous la table basse.

La porte s'ouvre, grinçant légèrement sur ses gongs ; on entend alors des bruits de pas, un cliquetis de clés, des blousons qui se défont.

« Oh, c'est spacieux ! commente quelqu'un.

— N'est-ce pas ! Il s'agit d'un appartement 35m2, allez-y, vous pouvez visiter... »

Tout se clarifie brusquement dans l'esprit d'Adèle.

Ces gens-là achètent sa maison.

Mais où étaient Nadia, Benjamin ?...

Adèle ose lever la tête vers les inconnus.

Un homme, inspectant les tableaux de famille de l'entrée.

Une femme, observant avec ravissement la cuisine.

« C'est si joli ! soupire t-elle.

— N'est-ce pas ! »

La femme se détourne soudain vers Adèle.

Elle la désigne du doigt :

« C'est compris dans les frais ?

—Absolument ! »

La femme reporte son attention sur la jeune fille, et fronce le nez :

« Je m'en serai bien passée...

— Ne t'inquiète pas, dit aussitôt l'homme, je suis sûre qu'on s'y ferra. »

***

Adèle se réveilla, en nage, emmêlée dans ses diverses couvertures.

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