Chapitre 14

Un champ.

Un champ géant, un champ d'herbes hautes se dressant par touffes, dont la texture semblait aussi sèche que la roche déshydratée d'un volcan.

Adèle se laissa glisser le long du mur, et se réceptionna souplement sur ses chevilles.

Aussitôt, les herbes sèches l'accueillirent, se ployant sous le passage de la jeune fille, ou encore la gratifiant de quelques piqûres sans gravité. 

C'était un drôle de champ, à vrai-dire ; un champ cambré, bossu et creux, comportant à lui tout seul au moins trois collines d'une petite dizaine de mètres de haut.

Le mur de pierres ne s'arrêtait pas là, il délimitait le terrain, qui était tellement gigantesque qu'Adèle commençait à se demander si quelqu'un pouvait bien habiter ici.

Où pouvait-elle bien se trouver ?

Adèle inspira longuement, collectant les milliards de senteurs que lui offrait cet étrange champ d'herbes jaunes ; des milliards d'épices naturelles.

Au loin, glougloutait une cascade...

... Une cascade ? 

Adèle rouvrit brutalement les yeux, qu'elle avait instinctivement fermés, coupa sa respiration, pria son cœur de se taire un instant.

Se traçait dans l'air le petit sifflement bien particulier de l'eau dévalant la pierre, avant de se jeter dans son lit.

Puis, le chant évolua, et tourna en un hululement lointain de hibou.

Adèle fronça les sourcils, en entendant que ce même hululement devenait un grincement de criquet, avant de devenir une petite bourrasque de vent.

Était-ce le vent qui lui apportait tout ces sons ?

Ou étaient-ils bien là, proches d'elle, campés dans les herbes hautes ?

Adèle n'entendit plus rien par la suite.

Les dernières traces du jour s'évaporaient dans le ciel.

Et lorsqu'elle le vit, elle se dépêcha de grimper le mur, de reprendre son vélo, et de s'en aller à toute vitesse.

***

« Mon dieu, j'étais morte de peur ! »

Jeanne faisait de grands gestes nerveux dans la cuisine.

Adèle, debout devant la porte, baissa le nez, piteuse.

« Pardon.

— Regarde tes habits ! poursuivit la vielle femme, désignant de la main son jean noir de terre. Tu es tombée de vélo ? Tu t'es faite mal ?

— Non, je cherchais des tournesols, mais il n'y en a plus, je suis désolée. »

Jeanne haussa les épaules :

« Ce n'est pas bien grave, l'important c'est que tu sois là. Mais pourquoi es-tu rentrée aussi tard ?

— Vous n'avez pas encore mangé, si ? »

Jeanne bougonna quelque chose dans sa barbe, puis se détourna vers sa marmite, décidant que cette conversation était close.

Adèle resta là quelques instants, puis quitta la cuisine en silence.

Alors qu'elle gravait les marches d'escaliers vers sa chambre, elle croisa Nadia, qui immédiatement, lui demanda :

« T'étais où ? »

Où elle était ? Adèle ne savait même pas.

Il y avait un mur de pierres, avec un champ d'herbes sèches, des bruits éphémères, qui n'étaient jamais ce qu'elle pensait entendre.

C'est tout.

« Dans le champ, répondit Adèle. Nadia, il n'y a plus de tournesols... »

Nadia fit la moue :

« C'est normal. Les agriculteurs sont passés, ils ont tout pris. J'espère que tu n'as pas marché sur les nouvelles graines. »

Adèle sentit sa gorge se nouer, se revoyant courir le long du champ, creusant même afin de retrouver ne serait-ce qu'un malheureux tournesol.

Voyant son désarroi, Nadia assura :

« T'inquiète, il y en aura l'année prochaine... »

Mais où seront-ils, l'année prochaine ? Auront-ils retrouvé un appartement dans la capitale ?

Ou allaient-ils habiter chez leur grand-mère toute leur vie ?

« Tu sais quand est-ce qu'on mange ? questionna Nadia, changeant brutalement de sujet.

— Bientôt, je pense. Maman est de retour ?

— Oui, c'est ce qui a affolé mamie : voir que sa fille est rentrée avant sa petite-fille. Elle regarde la télé. »

Ces derniers mots avaient été prononcés avec fureur, comme si elle les avait craché, puis elle descendit les escaliers.

« Et...

— Oui ?

— Maman a dit quelque chose ?

— ... Tu la connais. »

Ces temps-ci, Adèle avait de plus en plus de mal à la reconnaître, pourtant.

***

Où ? Je suis où ?

Adèle se débattit soudainement entre ses draps, la sueur perlant sur son front.

La couette collait à sa peau, et commençait à l'étouffer.

Où était-elle ?

Dans quelle chambre ? Dans quel univers ? Dans quel corps ? Avec quel esprit ?

Elle posa une main tremblante sur son front brûlant et humide.

Une partie de son être ne comprenait pas cette soudaine panique, et la jugeait pour ces questions étranges.

Mais la plus grande partie de son esprit était en effusion.

C'est la fin.

Adèle était affolée. D'un geste nerveux et fébrile, elle s'attaqua à sa lampe de chevet, à la recherche de son interrupteur.

La lampe de chevet tomba en un grand fracas, et roula sous le lit, sans qu'Adèle ne la vit.

Toute sa chambre était plongée dans la plus profonde des obscurités. C'était à peine si elle distinguait ses mains, pourtant toutes proches de son visage.

Qui suis-je ? Qui suis-je ??

« Adèle ! Tu es Adèle ! » aurait-elle aimé entendre.

Mais même si quelqu'un venait à lui affirmer ceci, elle n'était pas sûre de le croire...

Mais si elle n'était pas Adèle, alors qui était-elle ?

D'un bond, elle quitta son lit, se séparant de ses draps trempés de sueur.

Des larmes salées commençaient à couler le long de ses joues en feu.

La lampe. Où est la lampe ?!

Soudain, elle se vit traverser le couloir à toute vitesse, le cœur cognant, et se retrouva devant la porte de la chambre de Nadia.

Elle eut un instant de réticence, puis elle toqua.

Une pensée lui souffla que sa grande sœur allait être furieuse, mais Adèle ne l'écouta pas.

Un grognement sourd s'éleva de l'intérieur de la chambre.

Adèle tapa, plus fort.

« Hummmm ?... »

C'était suffisant, comme invitation : Adèle tourna la poignée de ses mains moites, et s'engouffra dans la chambre de Nadia.

Cette dernière était dans son lit, les cheveux étalés sur son oreiller.

L'obscurité engloutissait tout son visage, et c'était très perturbant, de s'adresser à quelqu'un qui n'avait plus de traits.

« Nadia... souffla Adèle d'une voix transpirante d'angoisses. Nadia, j'ai fait un cauchemar... »

Elle se mordit profondément la lèvre, espérant que cette simple action suffirait pour assécher ses larmes.

Elle entendit sa grande sœur remuer.

« Un cauchemar ? » grogna Nadia, ensommeillée.

Adèle acquiesça. Sa nuque grinça sous l'effort.

Nadia remua de nouveau, puis elle bailla.

« Je ne sais pas... va te recoucher... va lire... va faire un tour dehors... »

Dehors.

***

Deux minutes plus tard, après avoir enfilé rapidement des chaussettes, et s'être chaussée, Adèle était dehors, dans le jardin.

L'air nocturne était frais, apaisant sa peau écarlate.

Elle traversa le sentier jusqu'au portail, qu'elle claqua derrière elle.

Aussitôt sur le chemin de terre, elle se mit à courir.

Courir, courir, courir.

La sueur dégoulina d'avantage. Elle sentait le sol, sous ses pieds, irrégulier, dur, sur lequel elle arrivait pourtant à rebondir souplement.

Ses chevilles se réveillaient, ses pensées se brouillaient par l'effort. La bise estivale fouettait ses oreilles, dont la couleur devait être voisine à celle d'un coquelicot.

Il n'y avait pas de lumière sur la route.

Mais il n'y avait pas de voiture non plus.

Le paysage, qu'Adèle connaissait par cœur à force de déplacement, montrait, cette nuit-là, une face que la jeune fille ne le lui avait jamais imaginé.

C'était pourtant la même route écaillée, la même terre, les mêmes herbes folles, mais sous un ciel d'encre et de soie.

Adèle bifurqua brutalement à droite, reconnaissant les fougères bordant le chemin.

Au loin, elle voyait le mur de pierres, et elle pouvait déjà sentir cette odeur...



L'apaisement n'était pas qu'un sentiment : c'était aussi une odeur, un arôme, un parfum.

Mais contrairement aux autres odeurs, l'apaisement pouvait être reconnu de tous.

Ce n'était pas comme l'essence d'une fleur, qu'il fallait humer, et garder en mémoire son parfum floral, ou peut-être même l'humer une seconde fois.

L'apaisement parlait de lui-même.



Adèle était de l'autre côté du mur, entre les herbes sèches et hautes, sous le ciel stellaire.

Son cœur commençait doucement à ralentir, comme s'il allait à s'endormir.

La jeune fille se demandait s'il était possible de dormir ici. 

Peut-être, oui.

Alors que ses paupières glissaient lentement le long de ses yeux, elle entendit un brusque bruit.

Une porte.

Adèle sursauta, hébétée.

Plissant les yeux, elle distingua enfin une imposante demeure, tout au fond du jardin, dont quelques fenêtres étaient allumées.

Quelqu'un était sur le perron...

« Il y a quelqu'un ? » lança t-il.

Je suis sur une résidence.

Paniquée, Adèle bondit sur ses pieds, et se tassa d'avantage contre le mur de pierres.

Elle espérait, durant cet instant, qu'ils ne fassent qu'un.

Elle se sentait sale. Horriblement sale, d'avoir osé escalader le muret d'une maison, pour s'introduire dans le jardin d'un inconnu, en plus.

Aurait-elle aimé, elle ?

Elle ferma les yeux, s'imaginant durant quelques secondes le jardin de sa grand-mère, envahi d'inconnus irrespectueux.

La porte claqua, signe que l'homme était finalement rentré dans sa maison.

Puis elle entendit cette fois un délicieux son, coulant à ses oreilles.

De l'eau.

Oui, c'était bien de l'eau, cette fois ! Pas une ondulation étrange du vent, ni le hululement d'un lointain oiseau !

Sans réfléchir, Adèle traversa le champ d'herbes sèches.

Elles s'enroulaient autour de ses poignets, s'accrochaient à ses chaussettes, comme si elles la retenaient de partir de cet endroit.

Adèle dévala le jardin, guidée par le fin chant de l'eau.

Elle passa de l'autre côté d'un mur de pierres, et s'enfonça dans la forêt, qui bordait le jardin.

Une jolie petite forêt, qu'elle n'avait encore jamais visité.

Elle ne suivit pas le chemin de terre, elle suivit le son de la cascade.

Elle contourna de nombreux arbres, de nombreux buissons, sans vraiment y prêter attention. Les environs autour d'elle étaient presque brouillés ; plus rien ne comptait plus que ce délicieux bruit d'eau.

C'est là soudain qu'elle la vit.

La rivière...

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