23. Casey
Savoir mener sa barque d'une main de maître. Voilà ce que papa aimait à nous seriner. En raccrochant comme un voleur, j'obligeai Annabelle à venir à la maison. Et j'avais tout intérêt à ce qu'elle rencontre papa. Il aime l'art, les belles voitures et les défis. Et Annabelle était un défi, même si la façon dont nous nous sommes acoquinés ne lui plaisait pas. Mais elle était prête à faire des concessions rien que pour se venger de son frangin.
Je regardai l'heure avec une certaine angoisse. Je pouvais me targuer de savoir manipuler les gens, mais avec Annabelle, j'avais quelques doutes. Et si elle ne venait pas ? Je voyais d'ici, Wade se payer ma tronche ! D'ailleurs, son air suffisant me gavait un peu.
- Il est midi passé et pas de trace de La Pierre. Comme c'est étonnant, fit-il en consultant sa montre connectée.
Je lève un sourcil et lui sors nonchalamment :
- Les femmes intouchables savent se faire désirer, Wade. Tu devrais le savoir, non ?
Il posa ses yeux sombres sur moi et me fusilla de toute sa colère.
- Ne commencez pas les gars, gronda Hayden en soupirant.
Notre mère apparut avec un grand sourire.
- Je crois bien que notre invitée est arrivée.
Le carillon sonna et je me levai d'un bond. Je me retins un instant. Pourquoi me montrai-je si empressé d'aller lui ouvrir. J'entendis ricaner dans mon dos.
- Il semblerait que Casey soit tendu.
- Tendu et peut être même accroc, ajouta Hayden très amusé.
Je fusillai Hayden et laissai échapper un souffle discrètement avant d'aller ouvrir d'un air détaché.
Annabelle se tenait en habit noir de la tête aux pieds, le regard charbonneux et les cheveux serrés dans un chignon militaire qui dégageait son front. Nom de Dieu, elle se payait ma tête, habillée en tenue funèbre.
- La Pierre, la saluai-je en ouvrant plus largement la porte pour la laisser entrer.
- Haymes, fit elle en entrant sans plus d'égard pour moi.
Maman se dirigea vers elle d'un pas enjoué.
- Annabelle quel plaisir de te recevoir.
- Madame Haymes, bonjour, réussit à sortir Annabelle sans balbutier devant ma mère solaire et tout sourire.
- Ne reste pas dans l'entrée ! Casey accompagne ton amie au salon nous allons pouvoir prendre l'apéritif avant de passer à table.
Ah voila le moment que j'attendais avec impatience. Cette jubilation de voir se ternir Annabelle déconfite devant le fait accompli. Je me doutais qu'elle n'allait pas laisser passer mon coup du rendez-vous de dernière minute. Je savais qu'elle allait me faire un coup. Elle n'était pas du genre à se laisser marcher sur les pieds. Si je faisais référence à la soirée de gala de sa mère. Être capable de défier l'autorité parentale en public, lui donnait une bonne raison fasse pas avec quelqu'un qui lui cherche des poux comme moi.
Maman disparut dans la cuisine et j'en profitai pour lui souffler
- Un partout Von Teese.
Elle me fusilla du regard et je m'affranchis d'un superbe sourire de vainqueur.
- Il n'était pas question d'un déjeuner avec tes parents ! gronda-t-elle alors qu'elle me suivait dans le salon.
Je me décalai et la laissait découvrir la présence de mes frangins. Son visage passa au blanc puis au rouge avant qu'elle ne se tourne vers moi. Et me voila avec un second point !
- Tu m'as tendu un piège !
Mes frères affalés dans les canapés luxueux de mes parents l'observaient d'un air curieux, ce qui la rendit encore plus tendue. Jubiler ainsi
ne devrait pas me procurer autant de plaisir. Je profitai du moment avant que l'euphorie retombe.
- Pas du tout. Tu aurais dû deviner qu'un rendez-vous un dimanche chez mes parents est égal à un déjeuner en famille.
- Je croyais que c'était un rendez-vous pro ! Tu m'as menti.
- Y en a qui ont pensé qu'il allait présenter sa fiancée à la famille. On a eu dû mal à y croire ! lança Hayden d'un ton moqueur.
Annabelle se figea et se tourna vers lui. Mon aîné aimait lui aussi jouer les troubles fête.
- Alors c'est donc ça ! Tu m'as invité uniquement pour faire mon procès à défaut d'avoir Maxime sous la main. Tu as réuni tes jurés et tes parents donneront la sentence à la fin de ce repas sous couvert d'un putain de rendez-vous pro. Je savais que vous étiez des petits malins mais pas aussi malades !
Elle fit demi-tour en direction de la porte. Merde ! J'avais été trop loin !
- Annabelle attends ! m'exclamai-je en la rattrapant.
Elle ne m'écouta pas bien sûr et je dus lui saisir le bras pour la retenir. Elle fit volte-face et tira dessus brusquement.
- Non ! Non Casey ! Je veux bien jouer à tes petites combines vengeresses mais pas à en être la victime !
- Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda la voix de mon père dans mon dos.
Je ne quittai pas Annabelle des yeux attendant de voir si elle allait vendre la mèche sur le petit jeu dont elle venait d'être la victime. Et contre toute attente, elle ne dit rien et se composa un visage de circonstance. Elle me contourna et tendit sa main à mon père.
- Monsieur Haymes, bonjour.
- Bonjour, Mademoiselle La Pierre. Entrez.
Il faut bien avouer que papa était bien plus professionnel que nous et savait garder ses distances entre un futur collaborateur et lui. En l'occurrence une future collaboratrice récalcitrante qui n'aimait pas ne pas maîtriser la situation.
- Casey m'a beaucoup parlé de votre travail. J'ai fait l'acquisition des livres dont vous êtes la graphiste et c'est très enfantin.
- Comme je l'ai signifié à votre fils, Monsieur, c'est le genre pour lequel j'ai été embauché. Me juger uniquement sur ça, est très réducteur.
Elle attaquait papa avec culot et ça me laissait sur le cul. Papa la jaugea un court instant avant d'afficher un immense sourire.
- Ah voila qui est pertinent ! Venez vous asseoir Annabelle. Qu'aimez vous boire ? Nous avons de très bon whiskys, du Chardonnays, à moins que vous ne préférez un vin cuit ?
Annabelle déposa sur la table basse son carton à dessin avant de s'asseoir. Elle évita soigneusement de croiser le regard de Wade qui n'avait toujours pas bronché. Étonnant d'ailleurs.
- Un jus de fruit, si cela ne vous gène pas.
Mon père déposa sur la table un plateau avec les alcools que nous buvions habituellement et se releva pour s'adresser à moi.
- Pas le moindre. Casey, sois gentil, vas lui préparer un verre de jus de fruit pour notre invitée.
Je restai figé quelques secondes face à sa demande. Quoi ? Je rencontrai le regard d'Annabelle et j'y vis l'exultation qui me tenait compagnie quelques minutes plus tôt.
Putain deux partout.
Je reportai mon attention sur mon père et un petit sourire s'affichait sur ses lèvres. Oh bordel, il en faisait exprès. Annabelle avait donc un allié dans cette maison. Le combat va être rude.
Je quittai le salon où mon père et notre invitée discutaient graphisme et études. Quand je pénétrai dans la cuisine, maman finissait la présentation des entrées.
- Tout se passe bien de l'autre côté ? Toi et tes frères n'en faites pas trop avec Annabelle ? s'enquit-t-elle en s'essuyant les mains sur son tablier.
- Non, je fis laconique.
Elle se figea et me retint quand je passai près d'elle pour accéder au réfrigérateur.
- Qu'est-ce qu'il se passe ?
Je lui jette un regard désabusé mais le sien est nettement plus autoritaire.
- Il se trouve qu'elle vient de se mettre papa dans la poche.
Maman ricana et relâcha mon bras.
- Mon pauvre Casey. Toi qui aimes tant taquiner les autres... je te plains.
Je grognai la tête dans la réfrigérateur et refermai la porte après avoir extrait la bouteille de jus de fruits. Je préparai un verre pour Annabelle et retournai au salon.
La conversation tournait autour des auteurs pour lesquels Annabelle avait travaillé. Tandis qu'elle expliquait son processus de création, Hayden comme papa l'écoutaient très attentivement.quant à Wade il semblait se foutre pas mal de ce qu'elle disait. Enfin il semblait. Si je n'avais pas prêté plus attention, je n'aurais jamais remarqué ses petits coups d'œil répétitif alors qu'il pianotait sur son téléphone.
Nos verres étaient servis, je tendis le sien à notre invitée et m'installais dans le divan quand je surpris ses yeux sur moi. Son regard n'avait rien de perdu, ni hautain comme elle aimait s'en parer. Non au contraire, elle avait l'air d'être à l'aise en compagnie de mon père et de mes frères.
Maman apparut avec un plateau d'amuse gueule.
- Tu as apporté des croquis ou des œuvres ? demanda Hayden en montrant son carton à dessin du menton.
Annabelle hocha la tête mais ne s'en empara pour autant.
- Tu veux bien nous les montrer ?
Elle leva un sourcil et d'un petit sourire narquois elle lança :
- J'ai peur que ce ne soit interdit au moins de 18 ans.
Hayden la regarda avec insistance en plissant les paupières puis se fendit d'un sourire moqueur lâcha :
- J'aimerais beaucoup voir ça.
Annabelle reposa son verre et se pencha sur son carton qu'elle ouvrit délicatement. La garce avait apporté exactement ce qu'elle disait. Deux croquis de nus et de poses indécentes. Je me sentais mal à l'aise avec mes parents à côté.
- C'était une commande pour un recueil de nouvelles érotiques. Ceux-là pour un livret de poésie. Les trois derniers, uniquement pour le plaisir.
Elle les fit passer de mains en mains et mes parents s'extasièrent sur chacune de ses œuvres. Merde moi qui pensais qu'elle serait gênée, ce ne fut pas du tout le cas. Je croisais son regard sérieux et compris alors mon erreur. Annabelle aimait son job. Elle aimait dessiner, peindre, créer des choses et s'enfermer dans ce monde. Elle ne se coupait pas du monde parce qu'il ne lui convenait pas. Elle se coupait du reste du monde parce que ce n'était que comme ça qu'elle réussissait ce qu'elle entreprenait pour son job.
- J'aime beaucoup ce que vous faites Annabelle, annonça papa en lorgnant sur une des affiches pour le livret de poésie. Faites vous des œuvres a connotation fantastique ? Travaillez-vous avec un ordinateur ?
- Je peux faire toute sorte de chose. Et entre autre ce pourquoi Casey veut que je travaille, répondit-elle en sortant une pochette blanche de laquelle elle extirpa trois formats A2 qu'elle lui tendit.
Papa leva un sourcil et prit avec délicatesse les œuvres d'Annabelle. Il les observa longuement en silence et maman souriait devant le boulot que ma future collaboratrice avait amassé en une semaine.
- Ce que c'est beau ! J'aime les effets que tu as mis Annabelle. Ça rend tout de suite plus fantastique, plus exotique.
Exotique ? Il n'y avait rien d'exotique dans ma demande. Je m'approchai de notre père et jetai un œil sur la planche. Bordel de merde, elle avait réuni sur une seule planche tout l'univers de l'auteure. Et c'était minutieux et parfait. Tout ça à la main.
- Tu n'utilises pas du tout d'assistance par ordinateur ? je demandai intrigué.
- C'est quoi la beauté de l'art ? La perfection ou justement l'imperfection si propre à la nature ? Je conçois pas une œuvre avec un correcteur intelligent. Ce n'est pas de l'art pour moi, c'est juste de la fainéantise.
- Mais il nous faudra pourtant une œuvre numérique pour faire les couvertures, observa papa en reposant la planche sur la table basse.
- Il existe de très bons scanners et des logiciels pour corriger les fonds. Je laisse ça aux geeks. Moi c'est les pinceaux et rien d'autre.
- Elle n'a pas tort, fit Hayden en se redressant pour détailler la planche d'Annabelle.
- Cela aurait été étonnant que tu ne lui donnes pas raison, grogna Wade bougon.
Il se frotta le crane d'un geste tendu, les sourcils froncés.
- C'est bien ça le problème avec la nouvelle génération. Tout se passe par le numérique ! Où est le vrai goût du travail ? Celui où quand tu te plantes et que tu es obligé de tout reprendre à zéro parce que tu ne peux pas corriger ? se lança Hayden sur un ton vindicatif.
- Et voila c'est repartit ! soupira Wade en se levant du canapé.
Il n'aimait pas quand notre aîné s'emballait sur ce sujet. C'était souvent source de débat insupportable pour notre cadet.
- C'est intéressant comme sujet en effet, concéda papa.
Annabelle opina du chef et reporta son attention sur Hayden.
- Je suis totalement d'accord avec toi Hayden. Il faut toujours choisir la facilité, ne surtout pas laisser de mauvaise trace, ce n'est pas vendeur, ce n'est pas acceptable.
- Voilà ! Et bien enfin quelqu'un qui comprend ce que veut dire le mot travailler ! s'exclama-t-il en levant les bras, heureux d'entendre les mots d'Annabelle.
- C'est bon Hayden, ceux qui utilisent leur logiciel de dessin y passent autant de temps, continua Wade qui ne se laissa pas abattre devant l'objectivité de son aîné.
- Vraiment ? En même temps c'est vrai que rentrer des dimensions dans un ordi pour faire du débit et monter des meubles Ikea, c'est du boulot d'acharné ! s'énerva Hayden en se rapprochant du bord du canapé où il était assis.
- Mais faut vivre avec ton temps vieux ! Si des mecs veulent du meubles jetables et ben grand bien leur fasse ! Tu nous emmerdes avec ça !
- C'est bon les gars pas la peine de vous énerver encore pour ça, tenta de les calmer papa en déposant les autres planches sur la table.
- Je crois que monsieur est réfractaire au traditionnel, taquina Annabelle d'un petit sourire, à l'intention d'Hayden. Pour moi, il n'a rien compris au sens des mots « vrai travail ».
Hayden tendit un doigt vers Annabelle pour prouver à Wade qu'elle aussi disait la même chose que lui et que ce n'était pas dénué de sens.
- Annabelle tu me plaît ! Je retire tout ce que j'ai pu dire de mal sur toi.
- Et en plus il retourne sa veste ! Le salaud ! s'invectiva Wade incrédule et dégoûté.
Je croisai le regard de papa et son visage était amusé de voir cet échange changer la donne entre ses fils.
- Je crois que tu es en train de mettre un nouveau Haymes dans ta poche, dis-je à l'oreille d'Annabelle en me rapprochant d'elle.
Elle tourna la tête vers moi et un petit sourire fleurit sur ses lèvres. Elle s'amusait en fait.
Je plongeai mes yeux dans les siens et j'aimais ce que je voyais. Le noir autour des iris rendait irrésistible son visage d'ange tiré à quatre épingles. J'avais comme une envie furieuse de lui défaire son chignon pour y voir ses longs cheveux encadrer son doux visage. Rendre moins austère l'allure qu'elle essayait de se donner.
Elle s'empara de son verre de jus de fruit et y trempa les lèvres lentement. Je ne quittai pas des yeux sa bouche qui s'appuya dessus. Une goutte rebelle stagnait sur sa lèvre inférieure et un petit bout de langue vint la chercher avant de disparaître. En bas, dans mon pantalon quelqu'un se réveilla et je pensais pas avoir à subir un début d'érection au beau milieu d'un apéritif dominical. Je m'obligeai à quitter du regard la bouche tentatrice d'Annabelle et me concentra sur mon whisky.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top