Chapitre 1
Elle sait que c'est paradoxal, mais s'il y a bien un endroit où Maeve se sent à l'abri, protégée, c'est sous les feux des projecteurs. Ce n'est pas tant parce qu'elle se sent bien dans leur lumière, mais parce qu'elle est soulagée de l'ombre qu'ils projettent. Les gens la voient, elle, mais elle ne voit pas les gens. Elle les entend réagir, applaudir, chanter avec elle quand elle est sur scène, mais ils pourraient être à des kilomètres. Même là, même dans ce petit studio où ils sont assis à moins de cinq pas, même là où elle les entendrait presque respirer si elle décidait d'y faire attention et si le présentateur et les invités se taisaient quelques instants, elle peut faire comme si le public n'était pas là puisque quand elle regarde vers eux, elle ne voit qu'une lumière éclatante.
Elle est aussi très douée pour oublier les caméras de télévision – la seule chose qu'elle ne peut pas fuir c'est le regard et les questions du présentateur. Pour la millionième fois depuis qu'elle a commencé à avoir du succès, Maeve se demande pourquoi elle s'est lancée dans une carrière publique alors qu'elle a déjà du mal à gérer son anxiété au quotidien. Et puis son regard se pose sur le micro de l'autre côté du plateau et comme par magie l'air entre à nouveau dans ses poumons. Pour ça. C'est pour ça qu'elle le fait.
La maquilleuse de l'émission, Cathy, s'approche pour passer un petit mouchoir sur le front, les tempes et le menton de Maeve. Ça fait deux fois qu'elle passe, et deux fois qu'elle dit la même chose :
– C'est qu'il fait chaud sous ces saletés de lumières, non ?
– Oui, un peu, approuve Maeve. Désolée de transpirer comme ça.
– Faut pas t'excuser, ma puce ! s'insurge Cathy. C'est naturel et c'est pas de ta faute ! Par contre ce que je peux faire c'est demander à Charlie qu'il bouge un peu l'orientation de son projo parce que tu l'as vraiment en pleine tête là.
Le coeur de Maeve fait une embardée.
– Non ! réagit-elle un peu trop brusquement. Enfin, on a déjà perdu beaucoup de temps avec le problème des micros, je ne veux pas en rajouter.
Cathy sourit.
– T'es mignonne. Quand je pense qu'hier on avait je sais plus quel acteur à la mode qui nous a tenus la jambe pendant un quart d'heure parce qu'il aimait pas être assis en face de son reflet et qu'on a dû changer tout le monde de place... T'inquiète pas mon chou, ça prendra une demi-seconde, je peux juste aller parler à Charlie.
Par miracle, avant que la maquilleuse ait pu mettre son projet à exécution, un assistant arrive sur le plateau et annonce la reprise du tournage. Le soupir de soulagement, du côté du public comme de celui des invités, est audible.
– On en était où ? demande Elijah Spades, un écrivain assis en face de Maeve qui a passé les quinze dernière minutes à discuter exclusivement avec leur hôte, ignorant complètement la femme installée entre eux, Katharina Roberts, autrice elle aussi mais d'un manifeste féministe.
Plusieurs fois au court du quart d'heure qui vient de s'écouler, Maeve et elle ont partagé un sourire entendu. Les deux derniers invités se glissent à nouveau dans leurs fauteuils, deux réalisateurs venus promouvoir leur dernier film comme Maeve est venue promouvoir son dernier album. Justement, le journaliste, Thomas Jenkins, se tourne vers elle. C'est une star de l'industrie, Maeve se souvient d'avoir regardé son émission quand elle était plus jeune, et elle se sent un peu intimidée de se retrouver sur son plateau. Mais c'est un professionnel, et bien qu'il ne lui ait pas dit plus de trois mots depuis qu'ils se sont rencontrés à son arrivée au studio, le visage du journaliste est souriant, amical, engageant. Quand le compte à rebours commence, il lui glisse un clin d'oeil et Maeve se sent rosir. Tout est orchestré, et la caméra attrape son sourire au moment où l'hôte commence à parler :
– Nous voilà de retour, ravi de vous retrouver sur le plateau de Passons à table, avec mes invités l'auteur Elijah Spades, la militante Katarina Roberts, le duo de réalisateur Jacob Freeman et Jonathan Dunne et la chanteuse Maeve. Avant de nous pencher sur le fut best-seller de mon ami Elijah, La Sainte, je vous propose de vous tourner vers notre jeune artiste. Maeve, tu as 27 ans mais finalement une assez longue carrière musicale derrière toi, c'est bien ça ? Je me souviens qu'on t'a découverte dans l'émission En-chantez quand tu avais à peine 17 ans, une émission que tu n'as pas officiellement gagnée mais qui t'a malgré tout mis le pied à l'étrier et t'as permis de rencontrer ton ex-collaborateur Harry Thompson avec qui tu as formé le duo « Maeve & Harry » pendant plusieurs années. Harry Thompson qu'on connaît bien ici, on l'a reçu il y a quelques semaines avant son départ en tournée américaine.
Pendant que le présentateur parle, et surtout parle d'Harry, Maeve fait semblant d'écouter poliment. Elle sait que la petite biographie est nécessaire dans le cadre de l'émission, mais c'est un exercice qu'elle trouve plus que pénible. Alors elle hoche la tête, elle sourit, elle fait comme si son histoire était un long fleuve tranquille, et pas une blessure encore ouverte et douloureuse. C'est fou le temps que les gens passent à parler d'Harry quand ils sont face à elle.
– Mais vous vous êtes séparés il y a maintenant trois ans et si le succès d'Harry a été immédiat et international, tu as fait le choix de rester sur des scènes plus petites et pour le moment en Angleterre uniquement, c'est ça ?
Petit sourire humble, Maeve acquiesce. Elle n'est pas encore censée parler, elle le sait.
– Mais, si je peux me permettre, il me semble que c'est quelque chose qui va changer avec ton dernier album ! Tu l'as appelé Three Broken Hearts, et comme son nom l'indique tu y parles surtout d'amour, et d'amour malheureux...
C'est là. Maeve adopte un nouveau sourire, teinté de malice, et l'interrompt :
– Attention Tom, pas uniquement ! Ce n'est pas un album triste, même s'il est teinté de mélancolie.
– Non, c'est vrai, embraye le journaliste. Mais ça n'est pas un hasard si tu as choisi ce nom, Three Broken Hearts. Au milieu de la tracklist et de morceaux comme First Light, When I'm Home et Times New Roman on trouve trois titres qui font directement référence à ce nom : Mine, Yours et Theirs. Ils ne se suivent pas, je crois que c'est le premier, le septième et le treizième, sur un total de quinze morceaux. Qu'est-ce que ça signifie ? À qui sont ces coeurs brisés ? Est-ce qu'on peut avoir plus de détails ?
Ça c'est la question que Maeve attendait. La question qui va la poursuivre au fil des interviews et sur les réseaux jusque'à la fin de sa carrière.
– La réponse est dans la question, Tom, et surtout dans les paroles des trois morceaux. Mais si j'avais voulu donner des noms, je l'aurais fait, honnêtement.
– Mais tu savais que tu allais donner naissance à tout un tas de rumeurs avec ces titres cryptiques pas vrai ?
– C'était un risque que j'étais prête à prendre pour raconter une histoire que je pense importante mais qui reste personnelle et qui implique d'autres personnes. J'en dis beaucoup sur moi dans Mine, parce que tout le monde sait de qui je parle et je peux choisir de me mettre à nu. Dans Yours et Theirs, c'est déjà mon imagination qui parle pour les autres – je ne sais pas vraiment ce qu'ils ont traversé, je ne peux pas les rendre identifiables, ça serait injuste.
– Mais tu connais tes fans, tu sais qu'ils vont aller chercher... et ils ne seront pas les seuls.
– Je suis ravie qu'ils le fassent. Mais j'ai fait ce qu'il faut pour que ces morceaux parlent de coeurs brisés et pas de personnes en particulier.
– Alors je prends le pari, si ça ne te dérange pas ? Donnons-nous rendez-vous dans quelques mois et voyons si le secret est aussi bien gardé !
Le journaliste tend sa main et Maeve se penche en avant pour la serrer, avec un clin d'oeil à son tour.
– Three Broken Hearts est disponible depuis hier sur toutes les plateformes et enseignes habituelles, et les chiffres sont déjà extrêmement positifs – on souhaite tout le meilleur à cet album et à son interprète. Maeve, tu as une tournée qui approche aussi, n'est-ce pas ?
– C'est en discussion, oui.
– Est-ce que j'ai entendu parler d'un voyage outre-Atlantique ?
– Je ne peux rien confirmer, Tom, élude Maeve.
– Des secrets encore des secrets, donc ! s'amuse le journaliste. Mais s'il y a bien une chose dont on ne doute pas sur ce plateau, c'est de ton talent et je te propose de le partager un peu avec nos spectateurs. Qu'est-ce que tu vas nous chanter ?
– Je suis sûre que tout le monde a sa petite idée !
L'anxiété du début s'est complètement évaporée quand Maeve s'avance vers le micro qui s'illumine. Elle attrape la guitare que lui tend un technicien et entre dans le cercle de lumière. Invisible à nouveau, elle lève les yeux vers le cintres, souffle et se lance :
My heart is never mine I always give it away
...
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