Vers le cœur de l'hiver 9

Chapitre 9

Enterrés dans notre laboratoire, le Professeur et moi avons rapidement instauré de nouvelles routines durant les semaines qui ont suivi notre installation dans les zones de logement du bâtiment. Nous avons pris l'habitude de nous retrouver dans la salle d'imagerie chaque matin, après une courte nuit et une grosse dose de caféine, pour un bref débriefing et pour que le Professeur précise éventuellement certaines de ses directives. Notre régiment personnel de soldats faisait maintenant partie du paysage. Eux aussi avaient établi leurs quartiers dans le building. Ils dormaient au même étage que nous et prenaient leurs repas dans le même réfectoire. Colonel Adipeux avait proposé de charger un de ses gars de préparer à chaque fois à manger pour tout le monde, dont le Professeur et moi, mais cette dernière avait rétorqué que des scientifiques engagés sur des recherches aussi complexes ne mangeaient pas à heures fixes. Pour les repas, ce serait chacun pour soi. Elle avait dit cela d'un ton définitif qui ne laissait aucune place à la discussion. Le Professeur et moi avons d'ailleurs tôt fait d'éviter le réfectoire pendant les heures de repas des militaires d'abord, puis à n'importe quelle occasion ensuite. Nous avions pris l'habitude d'emporter notre nourriture dans l'une de nos salles de travail où il était convenable de manger.

L'atmosphère dans laquelle nous travaillions était de plus en plus oppressante. Les militaires étaient omniprésents, des bottes foulaient tous les couloirs, des soldats montaient la garde devant chaque porte. Soldat Sourire semblait toujours être par hasard au même endroit que moi, il passait par hasard devant la porte de ma chambre chaque matin quand j'en sortais, il prenait souvent par hasard l'ascenseur avec moi, il devait même par hasard aller uriner en même temps que moi.

Nous vivions de plus en plus une autarcie humaine forcée. Le lendemain de ma première nuit passée ici, j'avais voulu monter au rez-de-chaussée pour sortir me dégourdir un peu les jambes et prendre l'air sur le parking à l'arrière du bâtiment. Notre garde armée m'avait alors formellement interdit de sortir du building ou même de remonter au rez-de-chaussée. Il faisait beaucoup trop dangereux en surface pour que je m'y aventure, m'avait-on répondu. Travailler en sous-sol ne m'a jamais dérangé, mais y vivre vingt-quatre heures sur vingt-quatre, c'est une autre histoire. J'ai essayé de me faufiler dehors à plusieurs reprises, mais avec Soldat Sourire qui me suivait à la trace, c'était peine perdue. J'ai réussi une seule fois à atteindre le couloir du rez-de-chaussée, mais après avoir fait quelques pas hors de l'ascenseur, j'ai entendu les bruits de pas précipités dans la cage d'escaliers et, pour ma propre sécurité, Soldat Sourire m'a escorté poliment, mais très fermement, jusqu'à l'étage où je travaillais.

Peu de temps après, nous avons également perdu progressivement toute communication avec nos différents collaborateurs aux quatre coins de la planète. Seuls les téléphones par satellite des militaires fonctionnaient encore. Colonel Adipeux remontait régulièrement à la surface pour communiquer, avec le gouvernement ou différentes factions armées, avais-je supposé. Je me sentais de plus en plus coupé du monde extérieur, de plus en plus prisonnier aussi.

Je n'étais pas le seul à supporter difficilement cette isolation. Quelques semaines après notre installation de plus en plus permanente, un des militaires, un jeune gars d'une vingtaine d'années, avait complètement perdu les pédales. C'était arrivé d'un seul coup, sans crier gare, le type s'était mis à hurler qu'on allait tous crever. Il avait commencé à se jeter contre le mur, puis il avait voulu aller libérer les infectés de l'étage du dessous. Ses compagnons ont réussi à l'immobiliser et on l'a mis sous sédatif. Le lendemain, il avait l'air d'aller mieux. Colonel Adipeux s'était longuement entretenu avec lui. La crise était passée. Trois jours plus tard, on l'a retrouvé dans sa chambre. Il s'était tiré une balle dans la tête. Les militaires s'étaient débarrassés je ne sais pas comment du corps et personne n'avait plus jamais mentionné ce terrible incident.

Dans l'atmosphère devenue encore plus écrasante et tendue, les journées de travail, monotones, se ressemblaient toutes. Un matin, cependant, s'est distingué de tous les autres. Quand elle est entrée dans la salle d'imagerie où je l'attendais, le Professeur m'avait paru à la fois agitée et excitée.

« J'ai enfin une théorie qui tient la route », m'a-t-elle annoncé de but en blanc, ses yeux pétillants d'enthousiasme malgré les gros cernes qui les ombraient. Elle s'est lancée dans de grandes explications sur les résultats de ses recherches sur le venin des infectés, qu'elle avait croisés avec mes propres découvertes et celles de nombreux autres scientifiques. Je buvais ses paroles, béat d'admiration. Elle a conclu en se saisissant d'un marqueur bleu avec lequel elle a noté deux belles formules sur le tableau blanc accroché au mur derrière elle. J'ai regardé, les yeux écarquillés de stupeur, presque sans comprendre. « Il y a quelques mois, ça m'aurait à coup sûr valu le Nobel de médecine », a-t-elle ajouté d'un air à la fois désabusé et amer. « Quand je pense que même cet idiot de Beutler l'a eu... »

« Si votre théorie est correcte, vous décrocherez sans aucun doute le Nobel. C'est le genre de découverte qui sera très médiatisée », ai-je essayé de la rassurer, bien que ça ne semblait pas vraiment fonctionner. « Et je suis sûr qu'elle est correcte, votre théorie », me suis-je empressé d'ajouter sous son regard sévère.

« Je doute fortement que le comité du Nobel se réunisse cette année, ou même l'année prochaine, Jeune Homme ! » a-t-elle déclaré, péremptoire. « Quoi qu'il en soit, je ne sais pas encore si ma théorie est « correcte » comme vous dites. »

« Vous ne l'avez pas encore testée sur les infectés d'en bas ? Vous n'avez pas encore synthétisé les deux formules ?»

« Cessez d'appeler ces pauvres créatures de l'étage du dessous des « infectés ». Votre usage erroné des terminologies m'agace au plus haut point et est véritablement indigne d'un homme de science. Les « infectés », c'est nous. Ces gens, là en-dessous, ce sont des morts. Ils ne sont pas plus vivants qu'un simple appareil électrique. » J'ai baissé un peu les yeux, honteux. J'avais du mal à croire qu'un corps qui se mouvait de lui-même puisse être mort. Ça dépassait mon entendement. Mon esprit logique se rebellait farouchement contre cette idée, refusait encore de l'admettre. Le Professeur, qui avait toujours eu le don de me faire voir l'étendue de ma stupidité, paraissait, par contre, avoir complètement assimilé ce concept.

« Mais, alors... on ne va pas les soigner ? Ces deux formules ne leur sont pas destinées ? » ai-je naïvement demandé, alors même que j'imaginais déjà très bien la réponse.

« Bien sûr que non ! Il ne nous appartient pas de jouer à Dieu. Vous savez, il faut parfois accepter avec humilité que certaines choses ne sont pas de notre ressort », a-t-elle répondu, un peu pensive. C'était étrange de l'entendre parler comme ça. Je ne l'avais jamais entendue prononcer un discours sur l'éthique des scientifiques et les dilemmes moraux semblaient à mille lieues de sa personnalité. Même si c'était un peu l'hôpital qui se moquait de la charité, je trouvais tout de même assez ironique que ce soit elle qui me sermonne au sujet de l'humilité. « Les deux formules ont une base similaire, comme vous le voyez », a-t-elle poursuivi en entourant à l'aide du marqueur la partie semblable des deux formules au tableau. « Mais elles n'ont pas la même fonction ni la même nature. La première est un vaccin contre le venin libéré par les morsures. La seconde est un traitement contre le virus que nous avons déjà sans doute tous contracté à l'heure qu'il est. » Et ainsi, elle a achevé de m'expliquer le fonctionnement théorique de ses deux formules. C'était d'une brillante simplicité.

« C'est génial ! Et c'est tellement évident en même temps. Comment avez-vous eu l'idée ? » me suis-je exclamé, plein de vénération dans la voix.

« Le rasoir d'Ockham, mon jeune ami, le rasoir d'Ockham », a-t-elle fait, fière d'elle-même, un petit sourire vainqueur jouant sur ses lèvres. Mon jeune ami ? C'était une sorte de promotion, ça? « La maladie elle-même est si complexe que nous avons tous cherché un antidote dont la complexité serait équivalente. C'est là que nous nous sommes fourvoyés. Et en cherchant à tout prix une réponse complexe, nous avons péché par orgueil. Il faut de l'humilité pour se tourner vers la simplicité. Pourtant, la solution la plus simple est souvent la bonne. » Elle avait bouffé La philosophie et l'éthique pour les Nuls pendant la nuit ou quoi ? Il n'empêche que j'étais vraiment impressionné par son génie, encore plus que d'habitude. J'en étais presque muet d'admiration, mais une question dérangeante m'empêchait de garder la bouche fermée plus longtemps.

« Comment allons-nous faire pour tester les deux formules ? Le vaccin surtout ? » l'ai-je alors interrogée.

« Le plus simplement du monde. » Elle a soulevé la manche de sa blouse pour découvrir un pansement qu'elle avait sur l'avant-bras gauche. Lorsqu'elle a défait le bandage, j'ai vu avec effroi la vilaine morsure qui lui déchirait l'épiderme. « Je me suis injecté le vaccin il y a deux heures », a-t-elle continué sans se départir de son calme, un œil sur sa montre. « Les prochaines quarante-huit heures vont êtres cruciales. J'ai commencé à rédiger une chronologie du processus, mais je vais avoir besoin de votre aide pour documenter précisément toute l'expérience. Votre mémoire est excellente, n'est-ce pas ? »

« Je... oui... j'ai une assez bonne mémoire », suis-je parvenu à articuler, toujours sous le choc de la tournure que venaient de prendre les événements.

« Allons, ne jouez pas la fausse modestie, Jeune Homme. Vous avez une mémoire particulièrement admirable. C'est en cela que vous allez m'être utile surtout. Je ne veux laisser aucune trace écrite. Ces deux formules, vous allez les mémoriser. Je les ai moi-même apprises par cœur. Mais je ne peux pas en plus retenir tous les détails de l'expérience dont je suis le sujet. C'est vous qui allez le faire. Vous allez commencer par les feuillets que j'ai déjà rédigés pour que je puisse les détruire au plus vite. » Elle m'a tendu quelques feuilles dont je me suis saisi. Elle m'observait tandis que je me concentrais pour tout mémoriser convenablement. J'ai pris mon temps pour m'assurer que tout était bien imprimé dans mon cerveau, fermant les yeux pour réciter dans ma tête ce que je venais de lire et relire. J'ai répété le processus avec les deux formules que le Professeur a ensuite minutieusement effacées du tableau.

« On ne devrait pas faire part de cette avancée à quelqu'un du ministère ? » ai-je alors timidement demandé.

« Je n'ai plus aucun contact avec la Secrétaire à la Santé. Le Colonel est censé nous servir d'intermédiaire avec le gouvernement. C'est lui qui possède notre seul moyen de communication. J'ai demandé une fois à faire directement usage de son téléphone satellite et il a refusé. Toutes les communications passent par lui. Je ne sais pas où se trouvent actuellement les différents membres de l'administration. Le Président est dans son bunker, bien sûr. Il nous est physiquement inaccessible. J'ai également des informations concernant le Vice-président qui, aux dernières nouvelles, était en Floride. Et je ne vois pas pourquoi il n'y serait plus, à moins qu'il ne soit mort, évidemment... » Elle avait le regard vague et réfléchissait clairement à voix haute maintenant, sans s'adresser véritablement à moi.

« Si le Colonel insiste pour jouer son rôle d'intermédiaire, pourquoi ne pas lui demander de transmettre l'information, alors ? Je sais que vous nourrissez quelque suspicion à son égard, mais... » ai-je commencé.

« Nous n'allons rien dire au Colonel ni à aucun autre militaire. Est-ce bien compris, Jeune Homme ? » m'a-t-elle sèchement interrompu. Son visage était dur et sa voix cassante. « Si les choses tournent mal ici, nous filerons à l'anglaise et nous irons en Floride, au laboratoire de mon ami, le professeur Bernard. Il pourra nous aider. »

« Mais... pourquoi les choses tourneraient mal... ? Pourquoi ne rien dire à Colonel Adipeux... ? » ai-je balbutié.

« Parce que... » Il y avait un peu d'hésitation dans la voix basse du Professeur qui regardait furtivement vers la porte. « Le Colonel ne reçoit plus ses ordres du gouvernement depuis longtemps. »

Note de l'auteur:

Illustration de L'Enfer de Dante par Dali.

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