Vers le cœur de l'hiver 8
Chapitre 8
Les quelques journées suivantes filèrent à une grande vitesse tout en s'égrenant paradoxalement avec une lenteur infinie aux yeux de Carol qui, comme de nombreux survivants, avait longtemps tenu un calendrier primitif pour conserver quelques repères, mais, depuis quelques jours, ou étaient-ce quelques semaines, elle semblait avoir complètement perdu la notion du temps. Elle s'était contentée, en somnambule, de suivre le groupe, de faire ce qu'on lui disait de faire, de monter dans une voiture quand on le lui demandait, d'aider à préparer les repas avec ce qu'on lui donnait, de marcher dans la direction qu'on lui indiquait, de se coucher à l'endroit qu'on lui désignait, de fermer les yeux pour dormir lorsque tout le monde le faisait.
La nouvelle vie d'errance que menait le groupe apportait son lot de péripéties angoissantes et d'incertitudes terrifiantes, mais, pour Carol, tout cela prenait plutôt des allures de routine monotone. Elle ne vivait pas le même danger permanent que les autres, non, elle était à l'abri, dans ses chimères, dans un endroit sûr qu'elle avait fermé à clé. Ses seules incursions dans le monde des vivants avaient eu lieu quand, à deux reprises, Daryl avait eu l'opportunité de l'emmener chasser un peu pour le groupe. Là, elle était présente, attentive à ce qui l'entourait, observatrice, scrutant les bois avec acuité, suivant religieusement les instructions grommelées par Daryl. Il y avait enfin de la vie dans ses yeux lorsqu'elle examinait une empreinte de biche sous la férule de son précepteur laconique. Il y avait enfin de la vie dans ses pas lorsqu'elle suivait son instructeur sur la pointe des pieds, soucieuse, tout comme lui, de ne pas faire le moindre bruit qui effrayerait le gibier. Il y avait enfin de la vie dans ses gestes lorsqu'elle tournait la tête pour contempler un jeune cerf que le chasseur pointait pour elle, lorsqu'elle allait récupérer pour Daryl un carreau fiché dans un lièvre, lorsque, imitant son professeur, elle caressait et déplaçait quelques feuilles du bout des doigts pour mieux suivre une piste.
La petite troupe de survivants venait d'arriver à un modeste centre commercial qui s'élevait au bord d'une grand-route désolée, parsemée de véhicules accidentés, abandonnés depuis longtemps, dans lesquels étaient parfois enfermés des cadavres gémissants qui claquaient des dents et qui regardaient avidement, de leurs yeux morts, depuis leur cage, le convoi mené par la moto que pilotait Daryl. Le parking sur lequel les voitures s'arrêtèrent était désertique, inquiétant de silence, seuls quelques déchets, vestiges d'une société de consommation presque exterminée, voletaient, portés par un petit vent morne, gris et triste. Une mousse verdâtre envahissait, ici et là, l'asphalte humide et froid tandis que des herbes folles et mauvaises dominaient maintenant les parterres de fleurs fanées qui séparaient les allées du parking en plein air. Carol contemplait ce spectacle sépulcral d'un air absent, constatant distraitement que la majorité du groupe n'était pas là, déjà partie pour son pillage du centre commercial sans doute. Lori et Hershel étaient chacun derrière le volant d'une voiture respectivement en compagnie de Carl et Beth, la fille du fermier. Carol remarqua qu'elle s'était retrouvée par elle ne savait quels mystères sur le siège conducteur du troisième véhicule. Elle ne parvenait pas à se rappeler comment elle était arrivée là, pas que ça ait la moindre importance de toute façon. L'important était ailleurs, loin, ailleurs, ailleurs, tellement loin qu'elle ne se souvenait plus du chemin qu'elle avait emprunté pour y arriver. Ou peut-être ailleurs était-il tellement tellement loin qu'il en était inaccessible, qu'il était désormais impossible à Carol de partir ailleurs. Mais comment faire pour revenir ici si elle avait perdu son chemin ?
Tournant légèrement la tête, Carol aperçut une bande d'oiseaux migrateurs posés sur un fil jadis électrique. Elle se demandait vers quelles contrées ils voyageaient, si le cycle de leur existence aérienne était demeuré immuable malgré les dramatiques mutations ici-bas. Survolant les denses forêts géorgiennes, pouvaient-ils, alors que la calvitie des arbres allait s'accentuant, voir les enfants perdus qui couraient devant leurs prédateurs ?
Les articulations du poing de T-Dog cognant doucement contre la vitre de la voiture firent sursauter Carol et la tirèrent brutalement de sa rêverie. « Ça va ? » lui demanda-t-il alors que la lueur concernée disparaissait déjà du regard de l'homme. « Tu viens ? » ajouta-t-il avant de se retourner et de repartir s'insérer dans le cercle que formaient déjà les autres survivants à côté des autos. Venir où ? se demanda Carol pendant un bref instant, puis elle se souvint vaguement d'avoir auparavant participé à un rituel semblable. Tout le monde devait s'agglutiner autour du butin frais pour en faire l'inventaire et établir un plan de rationnement.
Une fois les victuailles triées et inventoriées, alors que Rick et Hershel se penchaient sur une carte routière que Glenn, un jeune Asiatique à la sempiternelle casquette, avait chapardée un peu plus tôt, Daryl se proposa de profiter du reste de la journée pour chasser dans les bois avoisinants en compagnie de Carol. L'ex-policier qui ne s'était toujours pas départi de la chemise de son ancien uniforme, comme si cette relique lui conférait encore son aura d'autorité, comme si elle lui offrait symboliquement de pouvoir vivre encore une époque pourtant révolue, acquiesça à la requête du chasseur, lui faisant promettre toutefois d'être revenu avant la tombée du jour.
Ils partirent donc tous les deux, Carol enregistrant précieusement les moindres indications, les moindres instructions grommelées par son partenaire de chasse. La forêt était calme, silencieuse, vide, pas une seule proie potentielle en vue. Le chasseur masquait mal son agacement et sa mauvaise humeur. Heureusement, Carol savait gérer la mauvaise humeur des hommes. Il suffisait de se rendre aussi invisible que possible, de se faire oublier. Et c'était ce qu'elle s'astreignait à faire, se mouvant sans bruit, bien cachée derrière Daryl. Jusqu'à ce que soudain, celui-ci s'écarte du sentier.
Ce fut en effet Daryl qui l'aperçut en premier. Elle était couchée, à l'écart du chemin, dans un moelleux lit de feuilles d'or et de cuivre, sa grosse tête tournée un peu de côté, ses yeux immenses écarquillés de stupeur et d'étonnement, son ventre tacheté de pois écarlates de différentes tailles.
« C'est une chouette ?! » fit Carol, et Daryl se demanda pendant quelques secondes s'il s'agissait d'une question ou d'une exclamation.
« Une chouette effraie, ouais, » se décida-t-il quand même à répondre. Ils s'approchèrent ensemble et s'accroupirent autour de l'animal nocturne qui observait curieusement et craintivement les deux intrus de ses grands yeux globuleux. Il poussa une sorte de hululement qui s'étrangla pathétiquement. La bête crevait de mal, c'était clair. Daryl n'avait même pas eu besoin d'entendre son pauvre cri agonisant pour s'en rendre compte. Le regard endolori et effrayé de la chouette et, surtout, son aile gauche presque complètement désolidarisée de son gros corps richement emplumé constituaient des indices plus que suffisants. Le chasseur commença à faire glisser son couteau hors de son étui, fallait achever cette pauvre bête. Il n'y avait rien d'autre à faire. L'animal semblait vieux aux yeux de Daryl, probablement rien à manger sous l'épais duvet de plumes. Dommage. La pointe du couteau de chasse racla doucement contre le cuir de son fourreau alors que toute la lame en était maintenant sortie.
La main légèrement tremblante de Carol devança la main armée de Daryl et se mit à caresser gentiment et délicatement le ventre de la chouette qui poussa un nouveau râle sauvage. « Et si... et si on l'apportait à Hershel... » suggéra Carol d'une voix hésitante. Qu'est-ce que Hershel pourrait bien faire ? se demandait Daryl. C'était un véto et tout, c'est sûr, mais c'était pas comme s'ils pouvaient se permettre de gaspiller leur triste et maigre trousse de secours pour un animal à moitié mort déjà. Mais le chasseur se garda bien d'émettre ses objections à voix haute tandis qu'il observait, un peu fasciné, un peu pétrifié, l'interaction entre deux animaux apeurés, une femme aux mains tremblantes, une chouette aux yeux paniqués. « Peut-être... peut-être qu'il pourra la soigner... Hershel, je veux dire. Peut-être qu'il pourra la sauver, réparer son aile... pour qu'elle puisse voler. Peut-être qu'il suffit de la recoudre... Hershel saura faire ça, non ? » Non. Non, Hershel serait incapable de faire ça, parce que, le temps qu'ils ramènent la chouette au groupe, celle-ci serait déjà morte. Carol continuait à babiller, comme si elle essayait plus de se convaincre elle-même que de convaincre Daryl qui n'écoutait plus de toute façon. Tenter de sauver l'animal lui semblait être une telle perte de temps et d'énergie, une vaine perte, et il ne comprenait pas pourquoi Carol avait l'air d'y tenir. Il ne comprenait pas exactement pourquoi, pas vraiment.
L'oiseau avait rassemblé ses dernières forces pour essayer de repousser la main envahissante, il avait soulevé sa grosse tête et attaquait Carol de son bec. Cette dernière paraissait ne même pas s'en apercevoir, ne pas ressentir les meurtrissures de sa main à présent presque immobile, secouée seulement de quelques tressaillements sporadiques. Daryl constata qu'elle s'était tue aussi. Depuis combien de temps ? Et elle regardait son partenaire de chasse, un peu fixement. Ses yeux brillants et vagues, son visage pâle, elle aurait pu rappeler le personnage de Gelsomina dans La Strada. Carol se tenait là, agenouillée, tournée vers Daryl, implorante. Qu'implorait-elle ?
Des larmes silencieuses roulaient à présent sur ses joues blanches et Daryl se dit qu'il n'y avait sans doute que peu de choses aussi belles que des sanglots muets. C'était comme une fine bruine d'été qui réconfortait la terre aride, l'apaisait, qui humidifiait aussi doucement que la rosée les grandes feuilles vert vif des arbres, sans éclat, sans coup de tonnerre mélodramatique, sans tapage, juste doucement, tout doucement, sans bruit, sur la pointe des pieds, comme Carol. C'était d'une beauté éthérée, diaphane, lumineuse, éblouissante, tellement éblouissante que Daryl dut fermer les yeux un bref instant pour se protéger les rétines. Il lui apparut que c'était un moment où il était socialement requis de dire quelque chose. Mais quoi ? Les mots lui semblaient si vains, si vides, insensés. Alors, presque à regret déjà, il ouvrit la bouche pour formuler une phrase vaine, vide, insensée, « La chouette, c'est pas Sophia, tu sais. » Il prit connaissance du contenu de ses paroles en même temps que Carol, comme si quelqu'un d'autre avait parlé à sa place et il sut que rien n'était ni plus vrai ni plus faux que ce qu'il venait de dire.
Carol le regardait toujours, l'air franchement incrédule maintenant. Elle devait se dire que Daryl était devenu fou. Et c'était peut-être un peu le cas, parce que Daryl se sentait comme fou, une folie par sympathie. La scène elle-même était insensée, irréelle. Daryl ne comprenait rien. Il ne comprenait pas pourquoi ils perdaient leur temps au chevet d'une bête à l'aile gauche déjà dans la tombe. Il ne comprenait pas pourquoi il avait dit ce qu'il avait dit. Il ne comprenait pas l'attitude de Carol. Il ne comprenait rien. Non, pas rien, il ne comprenait pas grand chose, parce qu'il comprenait quand même que comprendre n'avait pas beaucoup d'importance. Alors, peut-être précisément parce que ça n'avait aucun sens, il tendit son couteau à Carol, Carol qui ne le regardait plus, mais qui fixait l'arme blanche avec effroi, l'horreur imprimée sur chacun de ses traits. Elle ne bougeait plus, ne faisait pas un seul geste, ni pour s'emparer du couteau ni pour le repousser ou le fuir, même sa respiration semblait être suspendue, même les battements de son cœur, suspendus dans l'air.
Daryl aussi retenait son souffle. Il était, comme Carol, suspendu, dans les airs, comme un funambule. Le moindre faux-pas briserait l'équilibre précaire où ils se trouvaient tous les deux, précipiterait leur chute, dans le vide, le néant. De sa main libre, Daryl attrapa la main droite de Carol dont le regard bondit à nouveau vers le visage de l'homme. Celui-ci tenta de mettre autant de douceur et de délicatesse que possible dans ses yeux pour compenser la brutalité de son geste, pour s'en excuser. Il referma rudement les doigts de Carol sur le manche du couteau. Sans jamais abandonner Carol, Daryl dirigea l'arme vers la chouette et leurs mains jointes mirent fin aux souffrances de l'animal. Lorsque la lame ensanglantée fut retirée du corps immobile de l'oiseau, il maintint sa main en place, comme on offre un geste de réconfort, comme certains posent une main sympathique sur une épaule. Ils demeurèrent ainsi longtemps, trop longtemps sans doute, mais Daryl n'eut pas le courage d'exiger qu'ils se remettent en route. Il n'eut pas non plus le courage de refuser d'enterrer l'animal quand Carol en fit la requête.
Ce fut sans la moindre prise de chasse qu'ils firent le bout de chemin les ramenant au groupe, tandis qu'un soleil pâle et froid sombrait à l'horizon. Ils marchaient en silence et Daryl se rejouait leur bizarre après-midi. Alors qu'ils étaient presque arrivés à destination, Carol tira abruptement son compagnon de route de ses pensées. « Elle est morte alors ? » demanda-t-elle. Étrangement, ce n'était pas une question rhétorique.
Pendant quelques instants, Daryl ne sut si elle parlait de Sophia ou de la chouette effraie. Il se rendit compte qu'il n'était pas sûr de vouloir le savoir et il s'abstint de relever les yeux vers Carol. Il n'y avait, de toute façon, qu'une seule réponse possible. « Oui. »
Note de l'auteur:
Illustration réalisée par @EponymeAnonyme
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