Vers le cœur de l'hiver 5

Chapitre 5

J'étais donc revenu le lendemain, transportant tant bien que mal mes deux énormes valises, je ne savais pas combien de temps j'allais devoir rester après tout. Les militaires à l'entrée m'avaient arrêté à trois reprises, examinant mes documents d'identification et mes accréditations encore et encore avec suspicion. La plupart du corps armé s'occupait de repousser la foule au bord du soulèvement, amassée là devant le portail. Au moment où je traversais le deuxième cordon de sécurité, une émeute avait véritablement éclaté. Un type au visage masqué d'un bandana sombre avait jeté un petit explosif fait maison à travers le grillage derrière lequel la population était retenue. Quelqu'un avait hurlé : « Il est malade ! Il est malade ! Il est infecté ! » Un mouvement de panique s'en était immédiatement suivi. En quelques secondes à peine tout avait dégénéré, c'était la cohue. Des fumigènes avaient été lancés. Et quand la brume s'était un peu dissipée, la foule rageuse avait essayé de forcer le passage. Les soldats en place avaient répondu implacablement par des salves de tir.

J'avais observé toute la scène qui n'avait duré que quelques secondes d'un air un peu hébété. C'était véritablement à ce moment-là, dans mon esprit, que tout avait basculé, que j'avais commencé à comprendre, vraiment, la gravité de la situation. Des scènes comme ça, j'en avais déjà vues à la télé, aux infos. Quand on voit ça à moitié avachi dans son divan avec les pieds sur la table basse, on se dit déjà que ça fiche les jetons. Mais en vrai... en vrai... En fait, en vrai, on ne comprend rien à ce qui se passe, rien du tout. Il faut quelques heures pour que la pièce tombe, pour qu'on se dise que c'est vraiment arrivé, que, non, c'était pas juste un mauvais rêve... Et c'est seulement aujourd'hui que j'analyse cet épisode comme la scène-déclic pour moi.

Je m'étais d'ailleurs dépêché de rejoindre le cocon rassurant des sous-sols pour échapper à tout ça. Un grand type baraqué en tenue militaire m'avait laconiquement accueilli lorsque j'étais sorti de l'ascenseur. Aussi chaleureux qu'une morgue, il m'avait escorté sans un mot jusqu'à la petite chambre impersonnelle qui m'avait été attribuée. Je m'étais contenté d'y déposer mes bagages sans les défaire, puis j'étais retourné dans le long couloir étroit pour me diriger vers le laboratoire. Soldat Sourire m'avait emboité le pas. « Vous n'avez pas à vous déranger, vous savez. Je connais le chemin... » l'avais-je informé.

« Ce sont les ordres », avait-il répondu d'une voix machinale, comme un mécanisme bien huilé.

« Les ordres de qui ? » avais-je demandé, surpris. Depuis quand avait-on besoin d'une escorte dans un espace aussi protégé que celui-ci ?

« Ce sont les ordres », avait-il simplement répété d'un air buté. D'accord... On va pouvoir avoir des conversations ultra passionnantes avec Soldat Sourire, on dirait... J'avais donc laissé tomber, me doutant bien que je n'allais rien en tirer de plus. Le Professeur pourrait répondre à cette question.

Une fois au labo, j'avais retrouvé mon espace de travail de la veille. J'avais pris la note du Professeur, que j'avais légèrement augmentée de mes propres observations, pour la parcourir et me remettre le tout encore un peu plus en mémoire avant d'attaquer le boulot. Les quelques pages A4 étaient noircies recto-verso. Mais quelqu'un avait de toute évidence fait tomber le tas de feuilles et l'avait ramassé sans faire attention car une page avait la face verso vers le haut.

Je n'avais pas vraiment eu le temps de me mettre au travail que le Professeur était arrivée pour me prier autoritairement de la suivre. Nous nous étions dirigés vers la salle d'imagerie dans laquelle nous avions déjà usés nos yeux à examiner minutieusement de nombreux scanners, à visionner ad libitum les mêmes vidéos. Nous avions compris que le déclencheur, ce qui faisait sortir le virus de sa forme dormante, c'était la mort cérébrale du sujet. Le virus prenait alors possession des cellules mortes et les réanimait en les contaminant. Personne n'avait jamais assisté à un tel phénomène. Les individus infectés développaient alors un appétit insatiable pour la viande fraiche, de préférence humaine. Tant qu'on les nourrissait, ils mangeaient sans jamais sembler vouloir s'arrêter, mais, paradoxalement, ils avaient une telle résistance à la privation d'apport énergétique que l'équipe d'Adamski n'en avait pas tué un seul en les affamant.

Le plus extraordinaire, ce sur quoi le Professeur concentrait toute son énergie, c'était le poison létal concentré dans la salive des infectés. Ils tuaient ainsi leurs proies d'une simple morsure, un peu comme des serpents. Le Professeur travaillait pratiquement en solitaire là-dessus, tous les grands scientifiques du monde avec lesquels nous étions en contact semblaient se désintéresser totalement de cet aspect-là de la maladie. Les équipes des différents Centres de Contrôle des Maladies du pays avaient d'ailleurs refourgué l'analyse du poison aux jeunes chercheurs à qui l'on n'avait pas confié l'étude du sang, du cerveau ou des cellules nerveuses des individus contaminés.

Le Professeur était entrée dans la salle d'imagerie et s'était arrêtée à côté d'un énorme scanner en marche. « Venez par ici », m'avait-elle ordonné d'une voix basse. Je détestais être tout près des scanners, les ondes qu'ils produisaient m'affectaient beaucoup et étaient la source de nombreuses migraines. J'avais néanmoins obtempéré. « Les communications sont de plus en plus mauvaises, mais j'ai quand même pu discuter hier soir, après votre départ, avec le professeur Bernard. Nous avons échangé quelques idées au sujet de la note que j'avais rédigée pour vous hier et quelques-unes de ses suggestions ont fait écho à l'une ou l'autre de mes découvertes récentes au sujet du venin des malades. J'ai écrit une nouvelle note à votre usage pour réorienter un peu vos recherches. » C'était donc sans doute elle qui avait touché aux quelques feuillets sur ma table de travail. Elle m'avait tendu deux pages. Je les avais prises et je m'apprêtais à quitter la pièce lorsqu'elle m'avait rappelé.

« Lisez-les ici, puis rendez-les-moi. » J'avais obéi sans mot dire à cet ordre saugrenu. Si elle voulait les conserver, pourquoi n'en faisait-elle pas une copie pour moi ? J'étais ensuite retourné à mon poste la tête pleine de nouvelles idées et de nouvelles possibilités.

L'ambiance était sensiblement la même que le jour précédent. Cette fois, Colonel Adipeux et Soldat Sourire se relayaient pour venir me déranger avec leurs amabilités. Le bruit de bottes aussi était plus fort que la veille. Il devait y avoir un régiment entier qui allait et venait dans les couloirs. J'essayais tant bien que mal de rester concentré sur ma tâche. Depuis la fin de la matinée, des éclats de voix réguliers avaient commencé à me parvenir, par-dessus le marché. Mais ces voix s'étouffaient toujours rapidement dans des chuchotements indistincts, de sorte que je ne savais absolument pas ce qui se tramait. Je détestais être tenu dans l'ignorance. C'était une chose qui m'énervait au plus haut point. Je m'étais donc approché de la porte en catimini. Après tout, je serais bien plus capable de me focaliser sur mes recherches une fois que je saurais quel était ce cirque dans le couloir. J'avais collé mon oreille contre la porte pour entendre le mieux possible.

« ...foutus téléphones... vice-président... à Langley... bande d'enculés... vais en haut... réception... »

Les voix étaient beaucoup plus loin de ma porte que je ne l'avais pensé. Je ne parvenais qu'à distinguer des bribes de phrases grommelées, par Colonel Adipeux on dirait. Mais je ne voulais pas prendre le risque de me faire surprendre. J'en avais entendu assez pour émettre quelques hypothèses de toute façon.

Visiblement, il y avait un problème avec les communications téléphoniques. Peut-être la réception était-elle meilleure « en haut », à la surface ? Et que se passait-il avec le vice-président ? Était-ce le Vice-président des États-Unis dont il s'agissait ? Et quoi à Langley ? Si l'Agence avait découvert quelque chose, ne devrait-on pas mettre les équipes scientifiques au parfum ? Peut-être le professeur en savait-elle davantage ? Il faudrait lui poser la question, si j'osais et si elle semblait d'humeur à être interrogée. Ouais, peu probable en fait... C'était peut-être mieux d'attendre qu'elle m'en parle d'elle-même ? Oui, c'était mieux.

Alors que je pivotais pour retourner vers mon poste de travail, la porte s'était ouverte brusquement, heurtant un de mes talons. C'était Soldat Sourire qui me regardait suspicieusement. Merde ! J'avais rapidement ouvert l'armoire juste à côté pour en sortir un erlenmeyer et me donner un prétexte pour me trouver si près de la porte. Le militaire me dévisageait toujours intensément sans prononcer un seul mot.

« Vous voulez quelque chose ? » avais-je demandé en essayant d'avoir l'air très sûr de moi. A la moue de Soldat Sourire, je m'étais dit que c'était probablement un échec...

« Non, je viens juste vérifier si tout se passe bien... » avait-il répondu, pincé. Et ses yeux voyageaient toujours entre mon visage, l'erlenmeyer et ma table de travail. Il ne donnait pas vraiment l'impression d'être super convaincu. Il était peut-être moins con qu'il n'en avait l'air.

« Ce sont les ordres, hein ? » avais-je tenté en blaguant. Il avait rétorqué d'un regard noir, puis il était reparti en fermant la porte derrière lui. J'avais poussé un soupir de soulagement, heureux qu'il n'ait pas insisté. Le reste de la journée s'était déroulé sans autre anicroche. Encore bien, tout ça était déjà amplement suffisant pour moi.

C'était exténué que j'étais retourné dans ma chambre ce soir-là. J'avais sorti mon nécessaire de toilette d'une de mes valises que je n'avais toujours pas le courage de défaire complètement. Après tout, la situation était temporaire, il n'était sans doute pas utile de tout sortir pour devoir tout ranger à nouveau dans quelques jours.

Après une bonne douche brulante et délassante, je m'étais habillé de manière décontractée, projetant de lire quelques chapitres de mon polar avant d'aller dormir. C'était à ce moment-là que j'avais entendu quelqu'un frapper à ma porte. Soldat Sourire avait été envoyé pour me border ou quoi ? Mais quand j'avais ouvert la porte d'un geste agacé, ce n'était pas Soldat Sourire qui m'attendait de l'autre côté, mais le Professeur qui regardait à la dérobée vers le fond du couloir, côté ascenseur.

« Je peux entrer ? » m'avait-elle demandé. C'était une vraie question, pas un ordre. Et ça, c'était une première. Pour ajouter une couche au caractère inédit de la situation, elle avait l'air étrange, comme si elle était anxieuse ou quelque chose. Ça ne lui ressemblait pas du tout.

« Heu... oui... » avais-je balbutié, comme si on pouvait refuser quelque chose au Professeur. Et je m'étais reculé pour la laisser pénétrer dans la pièce. Elle s'était assise raidement sur la chaise du bureau à droite de la garde-robe en laissant promener ses yeux froids dans toute la pièce. Je m'étais soudain senti mal à l'aise sous son regard scrutateur. Et comme un petit écolier pris en faute par sa maitresse d'école, j'avais ressenti le besoin impérieux de me justifier. « Oui... mes valises... je ne les ai pas encore défaites. Je me suis dit que c'était peut-être pas la peine... »

« Pas la peine ? » avait-elle rétorqué, presque moqueuse. « Vous ne vous figurez tout de même pas que vous allez rentrer chez vous dans trois jours, Jeune Homme ? On est là jusqu'à la fin, maintenant. »

« Comment ça, jusqu'à la fin ? Quelle fin ? Les émeutes vont finir par se calmer, non ? Maintenant que l'armée est déployée ? » Je me rendais bien compte que ma voix était mal assurée et légèrement empreinte de panique.

« Les zones de quarantaine prennent l'eau de partout. L'état d'alerte est global, mondial. Je n'ai jamais connu ça en trente ans de carrière. Non, Jeune Homme, les émeutes ne vont pas cesser bientôt. L'armée est complètement débordée. Et nous, nous allons rester ici jusqu'à la fin, quelle qu'elle soit. Vous imaginez bien que les militaires qui sont à l'intérieur du bâtiment ne sont pas là pour décorer », m'avait-elle expliqué, comme si j'étais un petit enfant attardé. Et face à elle, j'étais véritablement un enfant attardé.

« Qui ? Colonel Adipeux et Soldat Sourire ? » lui avais-je demandé sans même réfléchir.

Elle avait eu l'air perplexe pendant une fraction de seconde, puis ses lèvres s'étaient retroussées dans une ébauche de sourire. Ça faisait vraiment bizarre. Je n'avais jamais vu son visage prendre une telle expression. « Oui », avait-elle confirmé. « Colonel Adipeux et Soldat Sourire. Et ce ne sont pas les deux seuls. Ils sont officiellement affectés à notre sécurité personnelle. »

« Officiellement ? C'est pas vraiment ça qu'ils font alors ? » avais-je fait stupidement.

« Bien sûr que non ! Réfléchissez donc un peu. La conception même du bâtiment suffit largement à assurer notre sécurité. » Elle avait dit ça en faisant un peu geste nerveux du bras et en baissant la voix, sans perdre son ton acide, comme si quelqu'un pouvait surprendre la conversation.

« Mais ils sont là pourquoi, alors ? »

« Je ne sais pas », avait-elle admis. « Je ne peux formuler que des hypothèses pour l'instant. Mais soyez vigilant. Restez concentré non seulement sur votre travail, mais aussi sur ce qui se passe autour de vous. Prenez aussi peu de notes que possible. Elles doivent être succinctes, sans trop d'élaborations ou d'explications. Cantonnez-vous au jargon scientifique autant que vous le pouvez. » Elle s'était levée et lissait la jupe de son tailleur de la paume de ses mains.

« Vous voulez que nos notes soient illisibles pour les soldats ? » J'avais peur de comprendre ce que ça impliquait. Je m'étais aussi posé à nouveau une question qui m'avait trotté dans la tête toute la journée : pourquoi m'avait-elle emmené le matin dans la salle d'imagerie juste pour me faire lire deux feuilles ? Et la réponse commençait à prendre forme peu à peu dans mon esprit. Elle avait voulu qu'on soit seuls, à l'abri des oreilles et des regards indiscrets. Peut-être avait-elle pensé que le ronronnement des machines couvrirait nos voix. Mais... mais, ces machines couvraient aussi autre chose, en quelque sorte, car les champs magnétiques qu'elles créent interféraient toujours avec de nombreux appareils électroniques, comme peut-être... peut-être des outils de communication... ou du matériel d'enregistrement... ou... ou un système de mise sur écoute...

Le Professeur s'était redressée complètement, le dos bien droit. Elle avait pris son habituelle démarche coincée et autoritaire pour avancer jusqu'à la porte. La main sur la poignée, elle s'était retournée vers moi, baissant légèrement la tête pour me regarder droit les yeux. « Il est toujours préférable de se rendre indispensable, Jeune Homme. » Et elle avait disparu, refermant tout doucement la porte derrière elle.

Note de l'auteur:

Illustration: James Ensor, Squelettes se disputant un hareng-saur.

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