Vers le cœur de l'hiver 15

Chapitre 15

A peine ai-je fait quelques pas pour m'éloigner de la maison de Mémé Alza qu'un mouvement attire mon attention sur ma gauche. Des infectés, non, des morts, me rappelé-je. Des mort-vivants, peut-être. Mais le Professeur aurait détesté cette appellation. Elle aurait eu un petit rictus un peu méprisant et un regard condescendant. Et elle aurait bien eu raison. Ce sont des mort-morts, mais des morts qui bougent, qui marchent, des mort-ambulants. Et ces mort-ambulants marchent maintenant résolument vers moi. Ils m'ont repéré et je n'ai plus assez de tripaille fraiche sur le corps pour espérer passer incognito. Il va falloir que je les affronte. Ils ne sont que trois. Je peux le faire, je l'ai déjà fait avant, je peux encore le faire maintenant. Je prépare ma peluche de combat et ma hache. Et c'est parti. Un de mes trois assaillants est déjà suffisamment éloigné des deux autres. Je n'ai pas besoin d'utiliser la peluche comme diversion. Je l'abats aisément. Je m'autorise déjà un sourire victorieux. Ça va être facile cette fois-ci. Je jette la peluche pour attirer loin de moi un des infectés qui restent. Ça fonctionne, comme toujours. Je plante ma hache dans la cervelle de l'autre.

Et c'est là que je les entends, les râles. Deux autres infectés arrivent, puis un troisième, plus loin, et un quatrième, encore plus loin. Merde ! Celui que j'avais diverti avec la peluche s'en désintéresse déjà et il titube vers moi. Je m'élance et je le tue d'un autre coup de hache. Là, les choses se corsent vraiment. Le petit groupe suivant d'infectés est déjà presque sur moi. Je me défends de plus en plus maladroitement. Mes mouvements sont de moins en moins coordonnés. C'est la franche panique. J'attaque comme je peux. Très vite, un seul coup de hache ne suffit plus à venir à bout de mes ennemis. Je dois m'y reprendre à plusieurs reprises. Je perds du temps. La lame légèrement émoussée finit par rester fichée dans un crâne mort. A ce moment-là, sans même que je n'aie à me retourner, j'entends un grognement rauque derrière moi.

Je me démène comme un forcené pour libérer ma hache. J'y parviens enfin. Je pivote pour abattre l'infecté derrière moi. Mais sa mâchoire est déjà à quelques centimètres de mon visage. Par réflexe, je le saisis d'une main à la gorge et de l'autre au front. Pour maintenir ses dents pourries aussi loin de moi que possible. Dans l'entreprise, j'ai inconsciemment lâché mon arme. Elle git au sol à présent, inutile, impossible que je la récupère. Je garde les bras tendus tant bien que mal. De plus en plus difficilement. Pendant ce qui me semble être de longues minutes. J'entends au loin d'autres infectés arriver peu à peu, progresser avec lenteur vers moi, surgis de je ne sais où. Je commence à perdre de ma combattivité. Je vais flancher, bientôt. L'infecté que je repousse est infatigable, contrairement à moi. Et cette fois, pas de salutaire barrière en fer pour y planter une tête.

Et là, alors que j'étais déjà à moitié découragé, que j'avais déjà presque renoncé, à la droite de mon champ de vision, au-dessus de la tête de l'infecté qui claque des dents beaucoup trop près de moi, apparaît un chandelier massif qui s'écrase contre le crâne de mon assaillant. Pas encore tout à fait mort, mais déstabilisé. Juste le temps pour moi de récupérer ma hache et de l'achever. Je lève enfin les yeux vers mon sauveur. Et franchement, pendant une fraction de seconde, je crois que j'hallucine. Mémé Alza avec le chandelier dans la rue. Ben merde ! C'est qu'il faudrait ajouter un personnage au Cluedo.

Je n'ai pas le temps d'analyser la situation que j'aperçois, à l'autre bout de la rue, un essaim d'infectés clopiner vers nous. Va sérieusement falloir bouger de là. Et vite. Je m'empare rapidement de ma peluche que je fourre dans mon sac et j'attrape Mémé Alza par le bras. A mon grand soulagement, elle est capable, sinon de véritablement courir, au moins de trottiner. Dans notre fuite, j'aperçois d'autres infectés qui arrivent progressivement depuis les rues perpendiculaires à la nôtre. Il faut qu'on accélère le mouvement. Je tire plus sèchement sur le bras de la vieille pour la faire avancer plus vite. Mais elle peine à soutenir le rythme. Elle n'y arrivera pas. Pendant une demi-seconde, je suis tenté de la lâcher, de la laisser là. Mais je ne peux pas. Je ne peux simplement pas. Il doit y avoir une autre solution. J'observe les voitures abandonnées le long du trottoir. Tout en continuant d'avancer vivement, je prends le temps de faire une brève pause à chaque voiture pour essayer d'ouvrir la portière côté conducteur. Sans succès.

Et pendant tout ce temps, Mémé Alza ne cesse de jacasser. Mais je n'écoute absolument rien de ce qu'elle dit. Ça ne me tape même pas sur le système. Non, son flot de paroles se perd simplement dans les râles qui nous entourent. Mon état de stress me rend imperméable à son bavardage. Je suis entièrement concentré sur un seul but. Trouver un véhicule. Le reste n'existe plus. Jusqu'à ce qu'elle hausse un peu la voix. Je me retourne brièvement vers elle. Je me rends compte qu'elle pointe quelque chose de son bras libre. De l'autre côté de la rue se trouve une voiture dont la portière est restée ouverte. Merde alors ! Elle a pigé ce que j'essaye de faire, la vieille. Elle a peut-être la mémoire d'un poisson rouge, mais elle n'est pas complètement débile. Décidément pleine de surprises, Mémé Alza !

Je m'élance en direction de l'auto ouverte, trainant pratiquement la mémé derrière moi. Quand j'arrive à la hauteur de la voiture, je n'en crois pas ma chance. Les clés sont encore sur le contact. Je pousse rudement Mémé Alza dans la bagnole, à travers le levier de vitesse, jusqu'à ce qu'elle atterrisse sur le siège passager. Elle me lance un regard outré, sans doute pas l'habitude de se faire malmener comme ça. Ouais, ouais, pas la peine de prendre cet air-là, c'est pas comme si j'en avais quelque chose à faire.

Je m'engouffre dans la voiture à sa suite et je claque la portière au nez et à la barbe d'un infecté qui était déjà presque sur nous. Maintenant, je me rends compte que le véhicule a peut-être été abandonné parce qu'il n'y avait plus d'essence. Mon Dieu, faites que ce ne soit pas ça. Je tourne la clé et, miracle, le doux ronflement du moteur se fait immédiatement entendre et le tableau de bord m'indique que le réservoir est à moitié plein. Je démarre en trombe. En sortant du lotissement d'habitations, je m'autorise enfin à souffler. Je regarde Mémé Alza qui rigole comme une gamine et qui tape dans ses mains, en sautillant presque sur son siège. Qu'est-ce que je vais bien pouvoir faire d'elle ? Impossible de la ramener chez elle à présent, pas avec tous les infectés – non, les mort-ambulants – qui rôdent là-bas. Je ne peux pas l'abandonner seule non plus. Ce serait inhumain. Même moi, je ne peux pas faire ça. Je sens bien que je vais devoir me la coltiner encore un bon bout de temps. Je me demande comment je vais parvenir à la gérer... Je regarde le chandelier posé maintenant sur ses genoux. J'en reviens toujours pas. C'est qu'elle a quand même des ressources insoupçonnées, la vieille. Sa condition physique est quand même vachement bonne pour quelqu'un de son âge. Là, je réalise que sans elle j'aurais servi de repas aux inf- mort-ambulants. Je regarde Mémé Alza dans les yeux. Elle me fait un sourire. Que je lui rends. Sincèrement.

« On les a bien eus, hein, Marraine ? » que je lui fais d'un air un peu victorieux.

« Qui ça ? » me répond-elle. Et je soupire. Mouais, c'est quand même pas gagné.

***

Quelques jours plus tard, un peu plus au Sud, un peu plus proches du laboratoire du Professeur Bernard et de mon but, nous avons dû abandonner la voiture. Plus d'essence. Un peu avant, nous avons fait quelques emplettes. Surtout pour Mémé Alza qui, à ma grande surprise, et bien que très dissipée et étourdie, s'est montré assez compétente pour assommer un infecté d'un coup de chandelier et pour m'aider à faire notre shopping. Même si, quand il s'est agi de collecter quelques vêtements pour elle, elle a eu l'art de choisir les trucs les plus hideux du magasin.

Sans voiture, nous avons donc poursuivi notre chemin à pied. J'ai donné un sac-à-dos à Mémé Alza. Pas question que je porte tout tout seul. Pas sous prétexte qu'elle est vieille, elle a montré qu'elle avait tout de même un peu de force. Et surtout pas sous prétexte que c'est une femme, ce sont les femmes de sa génération qui se sont battues pour l'égalité des sexes après tout, qu'elle assume ! Bon, je ne suis pas non plus un monstre. J'ai mis les vêtements dans son sac et moi je me tape tous les trucs lourds. Ça fait une petite semaine maintenant que nous marchons. Grâce à Mémé Alza, on avance à l'allure d'une tortue tétraplégique, d'autant plus que je choisis des itinéraires accidentés, loin des routes, loin des jeeps des militaires. Elle me gonfle, mais moins qu'au début. J'ai réussi à trouver quelques trucs pour la garder plus ou moins sous contrôle. Si je parviens à créer un jeu autour de ce que je veux lui faire faire, alors pas de problème, elle se comporte comme je le souhaite.

Par exemple, récemment, j'ai appris à Mémé Alza un nouveau jeu. C'est le Roi du Silence. Si elle arrête de babiller et qu'elle se tait, elle est la Reine du Silence. Et si elle est la Reine du Silence, elle a droit à un cadeau – et c'est facile parce qu'une pomme de pin, pour elle, c'est un cadeau. J'ai très vite remarqué que Mémé Alza adorait gagner des cadeaux. Bon, évidemment, il faut que je lui rappelle toutes les cinq minutes qu'on est en train de jouer, parce qu'elle oublie. A chaque fois qu'elle ouvre la bouche, je menace de la destituer de son trône. Faudrait voir sa tête quand je fais ça. Elle écarquille de grands yeux surpris et inquiets. Je lui fais « chut », mon index sur la bouche et, en miroir, elle met son doigt sur ses petites lèvres toutes sèches qui finissent par s'étirer en un sourire. Puis elle hoche la tête d'un air entendu, comme si nous faisions partie d'un club secret et que le « chut » était notre signe de reconnaissance. Qu'elle s'imagine ça si ça lui fait plaisir, moi, tant qu'elle se tait, ça me va.

Aujourd'hui encore, on a passé toute la journée à marcher à travers champs et bois. Mais aujourd'hui, toute la journée, ce n'était que quelques heures. Car si mes calculs sont bons, et ils le sont souvent, aujourd'hui, c'est le solstice d'hiver. Aujourd'hui, nous sommes en plein cœur de l'hiver et c'est mon anniversaire. Aujourd'hui, j'ai trente-cinq ans, le point culminant d'une vie selon les hommes médiévaux. Et je me demande si j'aurai encore l'opportunité de vivre ce que j'ai déjà vécu.

Alors que la nuit tombe autour de nous, que les arbres le long du sentier s'espacent, que nous débouchons sur une vaste clairière, je remarque un mirador en bois, sans doute destiné à la chasse. Ce sera un abri idéal pour la nuit. Nous nous approchons tranquillement. La nature alentour est complètement silencieuse. Je teste la solidité de l'échelle qui mène à la cabane haut perchée. Ça a l'air d'aller. Je fais passer Mémé Alza en premier. C'est tout un cirque. J'essaye de la pousser vers le haut, mais je me prends son sac-à-dos dans la tronche à chaque fois. Je la fais redescendre. Je lui retire le sac. Je lui indique de monter à nouveau et je grimpe à sa suite pour l'aider. Ça se passe mieux comme ça. Une fois dans le mirador, j'installe la mémé. Je déroule le sac de couchage pour qu'elle puisse s'y blottir et je repars vers la terre ferme pour récupérer l'autre sac.

Après avoir englouti une maigre collation, après avoir souhaité de toutes mes forces pouvoir assommer Mémé Alza d'un bon somnifère, j'ai terriblement besoin de pisser. Je signale à la vieille que je serai de retour dans deux minutes. Ce qui ne sert pas à grand chose puisque, de toute façon, dans une minute, elle aura déjà oublié. Dans la pénombre, je me dirige lentement vers quelques arbres un peu plus loin pour me soulager. Je me dis encore une fois que tout est étrangement silencieux. A ce moment précis, comme pour me contredire, un hululement déchire la nuit. Je hausse les épaules. Je referme mon pantalon. Et je retourne à notre abri pour la nuit.

Mais quand je parviens au mirador, je constate qu'il est vide. Merde ! Je vais à la fenêtre et j'agite ma lampe torche vers le sol. Et je la repère, Mémé Alza qui s'éloigne. Je m'apprête à redescendre pour lui courir après, quand je comprends finalement ce qui l'a attirée dehors. Au loin, presqu'entièrement caché par les arbres, j'aperçois vaguement ce qui doit être les lueurs d'un feu de camp. Et qui dit feu, dit présence humaine. Que faire ? Tant pis ! Elle sera mieux avec d'autres gens. Un groupe c'est peut-être une bonne idée pour elle. Moi, j'ai mes objectifs propres qui ne peuvent pas être compatibles avec ceux de toute une communauté. Mais... et si Mémé Alza les ramène jusqu'à moi ? A peine l'idée m'a-t-elle traversé l'esprit que je me traite déjà intérieurement d'idiot. Elle a déjà même sans doute oublié jusqu'à mon existence. Et je me dis que, quelque part, elle a de la chance. J'aimerais bien, moi aussi, tout oublier, ne serait-ce qu'un instant. Mais je n'oublie jamais rien. Je suis la mémoire du Professeur. Depuis quelques mois, c'est devenu ma nouvelle identité.

Tout ce que je sais doit rester en moi, c'est à ce prix que je peux espérer m'en sortir en vie. Le journal que j'avais toujours tenu sur papier, je le tiens à présent dans ma tête. Devenu bicéphale, je me confie à un autre moi. Paradoxalement, c'est en adoptant un comportement schizophrène que je me garde de la folie qui me menace depuis des mois. Mon journal immatériel me permet de me différencier de ces infectés qui n'ont plus d'humaine que la carcasse, de conserver mon âme et mon identité intactes.

Je m'appelle Hakim et je suis une formule salvatrice.

Note de l'autrice:

Illustration: Goya, Saturne dévorant un de ses fils.

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