Vers le cœur de l'hiver 14
Chapitre 14
Dans l'air froid de l'hiver, Carol était assise sur une grosse buche à l'écorce dure et gelée, et elle ne faisait rien, rien d'autre que se perde dans les méandres de ses pensées; rien d'autre que de s'abimer dans la contemplation du brasier de brindilles et de fougères devant elle. Carol était complètement absorbée par ce grand feu, ces longues flammes qui s'en allaient lécher, séductrices, l'abîme de la nuit, et ces quelques étincelles qui voletaient occasionnellement pour créer un artifice sur la toile sombre du ciel. Et ce feu créait une lueur orangée sur les visages fatigués des membres du groupe, se reflétait dans leurs prunelles anxieuses, éclairait d'un rougeoiement chaleureux les mains qui tentaient de se réchauffer. Le maigre repas venait d'être consommé, mais les ventres grondaient encore. Le moral des troupes était au plus bas après le départ précipité de la grange. Ces quelques jours de répit passés là-bas leur avaient fait du bien. Ils s'étaient reposés, ils s'étaient entrainés au tir, au combat, à la chasse et ils s'étaient à nouveau progressivement sentis en sécurité, comme s'ils avaient déjà oublié l'attaque de la ferme. Ils avaient la mémoire courte et l'accalmie n'avait pas duré. Et voilà qu'ils étaient sur la route, une nouvelle fois, vulnérables. Carol commençait même à se dire que c'était de sa faute. Si elle avait réagi, si elle avait fui avec T-Dog ou si elle s'était battue, ils n'auraient peut-être pas eu besoin d'utiliser leurs armes à feu, ils n'auraient pas risqué d'attirer davantage de rôdeurs et ils n'auraient pas eu à partir. Mais elle était restée passive, comme toujours; et ils avaient dû partir, à cause d'elle; et ils étaient tous fâchés, sur elle. Surtout Daryl qui était parti seul dans les bois à présent, en fulminant.
Était-ce pour ça que Daryl était en colère ? Parce que son inaction avait précipité le départ du groupe ? Daryl n'avait pas parlé à Carol de la journée. Sa mauvaise humeur était évidente, comme celle d'un gamin contrarié. Sauf que dans sa rage, sur le moment même, Daryl avait dit quelque chose, des choses que Carol, léthargique, n'avait pas pu entendre. Mais maintenant, avec le recul, dans le calme et le silence de ce bord de route déserté, après le voyage morose de la journée, elle pouvait enfin laisser la mémoire de ces mots-là résonner en elle. Carol pouvait enfin écouter l'écho des paroles de Daryl et comprendre, peut-être, ce qu'il avait essayé de lui dire.
Carol était égoïste, voilà ce que Daryl avait dit. Ce n'était peut-être pas faux, mais ce n'était surtout pas uniquement vrai. Carol avait été, de nombreuses années durant, sophiacentrique; sans Sophia, elle ne savait plus comment être autre chose qu'égocentrique. Carol était égocentrique. Elle ne voyait pas en quoi ça regardait qui que ce soit ce qu'elle décidait de faire de sa vie; en quoi ça pouvait avoir un impact sur quelqu'un d'autre qu'elle-même. Ce n'était pas comme si elle était indispensable à la survie du groupe. Si Rick mourait, ça ce serait terrible pour tout le monde. Mais Carol ? La gentille et fragile femme au foyer, dont l'unique talent était de savoir plier une chemise à la perfection ? Elle n'était utile à personne, elle ne servait à rien.
Pourtant Daryl avait été en colère - et il l'était sans doute toujours - et il pensait que Carol avait été égoïste. Mais Daryl avait aussi dit autre chose, il avait ajouté quelque chose; tu t'en fous d'nous, tu t'en fous d'nous abandonner là ! Ça expliquait peut-être en quoi Carol avait été égoïste selon lui... Mais... mais ce n'était pas vrai, Carol ne se fichait pas du groupe, enfin pas vraiment, si ? Elle n'abandonnerait personne si elle mourait, n'est-ce pas ? Ce n'était pas comme si il lui restait de la famille, des amis. Elle ne manquerait à personne. Tu t'en fous de c'qui s'passerait si tu mourais, de c'qui nous arriverait à nous! Que leur arriverait-il ? Rien, ils s'en remettraient tous facilement. Ce n'était pas comme si elle était particulièrement proche de l'un d'eux. Enfin si, elle était peut-être assez proche de Daryl maintenant, lui semblait-il en tout cas. Mais Daryl n'avait pas parlé en son nom propre, il avait parlé au nom du groupe entier puisqu'il avait dit « nous ». Une petite voix timide essayait néanmoins de se faire entendre dans l'esprit de Carol; une petite voix frêle et balbutiante, qui essayait, comme à tâtons, de faire valoir tous les épisodes où Daryl l'avait sauvée; une petite voix avec une main tremblante qui lui tendait l'image d'une rose dans une bouteille de bière vide et qui lui racontait une vieille légende; une petite voix avec un bras mal assuré qui lui découvrait un beau massif de fleurs; une petite voix qui avait bien de la peine à se faire entendre, mais à laquelle, pour une fois, Carol avait décidé de prêter oreille, parce que de toute façon, dans le silence morne de la veillée autour du feu, il n'y avait rien d'autre à écouter.
Daryl tenait à elle. C'était donc ça qu'il avait essayé de lui dire, maladroitement, en se cachant derrière un « nous » collectif, mais Daryl n'était pas du genre à parler pour les autres, il n'était pas Rick; c'était, entre bien d'autres choses, ça qu'il avait exprimé à travers sa rage, son emportement; c'était ainsi peut-être ça qui se cachait derrière sa violence verbale, et physique aussi. Parce que Daryl l'avait rudement empoignée, secouée, malmenée, mais sans véritable intention de lui faire du mal toutefois. Carol savait faire la différence. Elle avait subi trop de mauvais traitements et d'abus physiques, et psychologiques, pour ne pas percevoir très clairement l'intention qu'il y avait derrière de tels accès d'agressivité. Et quelque part, de manière indistincte et indicible encore, Carol sentait bien que la seule personne qui avait été blessée par la violente colère de Daryl, c'était Daryl lui-même, qui s'en était allé seul dans les bois, non pour extérioriser une fois de plus, à l'abri des regards du groupe, sa rage, mais pour battre sa coulpe et lécher ses blessures comme un animal sauvage et meurtri.
Les yeux de Carol tombèrent alors sur un briquet vide, laissé à l'abandon à côté du feu de camp, après avoir servi une dernière fois. C'était un briquet bon marché, non rechargeable, vulgairement décoré d'une photographie de mauvaise qualité d'une femme en sous-vêtements, au visage un peu déformé, trop allongé, qui prenait une pose grotesquement érotique. Ce briquet, Carol l'avait instantanément reconnu. Il avait appartenu à Ed. Combien de fois l'avait-elle exhumé des poches des pantalons de son mari lorsqu'elle triait le linge avant de le laver ? Combien de fois l'avait-elle vu trainer sur la table de la cuisine près d'un cendrier qui semblait toujours déborder de mégots, peu importe combien de fois par jour Carol le vidait et le nettoyait méticuleusement ? Carol avait détesté ce briquet toujours posé en évidence, comme une provocation muette, sur la table de la cuisine, là où Sophia prenait ses repas, où Sophia pouvait le voir. Mais Carol n'avait jamais osé faire la moindre remarque à ce sujet. Elle avait demandé une fois à Ed de ne pas fumer en présence de Sophia lorsque celle-ci était encore bébé. Elle ne l'avait demandé qu'une seule fois et n'avait plus jamais abordé le sujet par la suite, se souvenant trop bien de l'issue de cette dispute-là.
C'était Glenn qui avait tiré ce briquet de sa poche pour allumer le feu un peu plus tôt. Il avait dû le récupérer avant de quitter le campement aux abords d'Atlanta. Il avait dû le voir par terre, le pousser dans son sac un peu machinalement; ça peut toujours servir. Ce n'était en tout cas certainement pas Carol qui l'avait conservé en mémoire de son défunt mari. Mais maintenant que le briquet était là, vide, désormais inutile, sous ses yeux, elle ne pouvait détourner le regard. Non, elle était presque même tentée de l'empocher, de le garder comme souvenir. Ce briquet abhorré qu'elle voulait fuir plus que tout et par lequel elle était irrésistiblement attirée. Et, comme pour résister à la tentation, Carol préféra approcher ses mains des flammes, pour se réchauffer jusqu'à s'en bruler les doigts. Dans les ombres créées par ce grand brasier, le fantôme d'Ed commença à apparaitre, comme un spectre fugitif et insaisissable d'abord, puis en se matérialisant plus durablement à travers les empreintes mémorables qu'il avait laissées dans l'esprit de sa femme, à travers les échos de sa voix tonitruante, sa stature lourde, ses poings belliqueux. Il était là, Ed, maintenant bien présent pour rappeler à Carol toutes ses failles, ses échecs, ses faiblesses. Carol avait laissé mourir Sophia. Carol avait manqué son propre suicide. Carol était incapable de mourir dans ce nouveau monde, et elle était tout aussi incapable de survivre dans ce nouveau monde. Le rire gras et moqueur d'Ed s'échappait des flammes pour le lui rappeler, pour la tourmenter.
Carol eut un brusque mouvement de recul, comme si le feu allait la frapper, lui faire du mal. Et c'était peut-être un peu le cas, ses mains étaient rouge vif, un peu brulées déjà. Son geste soudain ne passa pas inaperçu, Rick et T-Dog l'observaient avec inquiétude. Et Daryl aurait sans doute eu le même regard s'il avait été là, Daryl qui tenait à elle, au point d'être en colère parce qu'elle avait voulu l'abandonner. Carol n'avait plus Sophia, mais il y avait quelqu'un d'autre qui comptait sur elle maintenant.
Alors, pour redonner sens à son existence, pour ne plus être égocentrique, peut-être Carol pourrait-elle devenir darylocentrique ? Elle pourrait s'occuper de lui, repriser ses vêtements, cuire sa nourriture, devenir son amie. Elle obtiendrait peut-être en échange sa reconnaissance, sa gratitude. Ça lui donnerait l'impression d'être importante, de valoir quelque chose. Ca lui donnerait une raison de vivre aussi. Oui, c'était une bonne idée. Elle allait s'occuper de Daryl comme elle s'était occupée de Sophia, pendant plus de dix ans, avec une absolue dévotion, une abnégation sacrificielle. Voilà, c'était exactement cela que Carol allait faire, elle allait désormais vivre pour Daryl. Et elle aurait certainement été au bout de cette nouvelle résolution, elle aurait indubitablement cherché à atteindre ce nouveau but si le hululement perçant d'une chouette ne s'était pas élevé au-dessus du faible grésillement continu des braises ardentes. Le cri d'une chouette bien vivante, certes, mais mortelle, Carol ne s'en souvenait que trop bien.
Et si Daryl mourait, comme la chouette, comme Sophia ? Alors elle n'aurait véritablement plus rien, elle serait complètement seule, incapable... incapable de tout. Le rictus méprisant d'Ed était gravé sur la rétine de Carol qui portait en elle cette voix lui disant que, seule, elle ne valait rien, elle était incapable de quoi que ce soit. Mais Ed n'était plus là et Carol n'était plus obligée de le croire. Peut-être... peut-être pouvait-elle à la place écouter les marmonnements bourrus de Daryl qui la complimentaient sur sa dextérité à dépecer le petit gibier, qui lui faisaient remarquer qu'elle devenait de plus en plus précise au tir lorsqu'elle prenait bien le temps de se concentrer, qui lui disaient de manière détournée qu'elle possédait calme et patience, deux qualités inestimables pour survivre dans ce nouveau monde, deux qualités inestimables aussi pour pénétrer le monde de Daryl. Alors Carol releva imperceptiblement la tête, regarda le fantôme d'Ed droit dans les yeux. Elle n'était pas nulle, elle n'était pas incapable, elle savait faire des choses, elle pouvait apprendre à savoir en faire davantage. Elle avait besoin des autres pour faire toutes ces choses, pour le moment; mais elle pouvait continuer son apprentissage et être capable, un jour, de se débrouiller seule, de valoir quelque chose seule. Carol n'allait pas vivre pour Daryl. Carol allait, avec l'aide de Daryl, apprendre à vivre pour et par elle-même.
De la pointe de son pied droit, Carol se mit à pousser doucement le briquet qui gisait par terre vers le feu, pour le caler entre deux grosses branches à moitié consumées. Ce briquet qui venait d'allumer un dernier brasier était à présent en train de fondre lentement au milieu des flammes. Et Carol contemplait ce spectacle avec sérénité et satisfaction. Elle serra un peu le plaid qu'elle avait autour des épaules pour se réchauffer, pour se protéger de l'air froid en plein cœur de l'hiver. Ce fut alors qu'elle entendit un bruissement de feuilles qui ne s'accompagnait pas des râles rauques caractéristiques des rôdeurs. Carol se leva pour accueillir Daryl et lui présenter des excuses pour son comportement et lui promettre de ne plus jamais recommencer. Rick avait levé son arme à feu en direction du bruit, par simple mesure de précaution. Quelques autres avaient imité leur leader. Et ils avaient bien eu raison car ce ne fut pas le visage de Daryl qui apparut de derrière les buissons.
Note de l'autrice:
Illustration: représentation médiévale des flammes de l'enfer.
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