Vers le cœur de l'hiver 12
Chapitre 12
Les nuits étaient de plus en plus froides, et les journées aussi, l'humidité pénétrant les bras malingres de Carol, son buste chétif, ses jambes maigres, jusque dans ses os friables. Elle projetait devant ses yeux languides, perdus dans le néant, son propre corps malade, amputé de tous ses organes vitaux, désarticulé, démembré; un tas de tissus organiques à l'agonie, à l'image de son esprit. Cet hologramme mourait si clairement, si distinctement; et c'était, lui sembla-t-il, ce qu'elle désirait, ce à quoi elle aspirait si ardemment, que cette projection fantasmée s'actualise, en réalité. Elle en appelait aux Mânes de sa famille, les invoquait, comme le spectre de sa fille l'appelait, elle, l'invitait à la suivre, à suivre Sophia, morte à présent, cela ne faisait plus aucun doute, partie en même temps qu'une chouette; et cette mère voyait parfois apparaitre, comme un souvenir ancien un peu défraichi, le visage de sa fille, tantôt mort, tantôt vivant, auréolé d'une couronne de coquelicots fanés. L'âme lyrique de Carol se voyait déjà, en Orphée victorieux, traverser les enfers pour en sortir, en tirer son enfant; ou peut-être y rester avec elle, pour l'éternité, l'âme pure de sa Sophia les guiderait, toutes les deux, béates, vers l'empyrée. Elles seraient heureuses ensemble, pour toujours.
Depuis des années, Sophia avait été le seul rai de lumière dans les ténèbres de la vie de Carol, sa seule joie, son unique fierté, sa force, ce pourquoi elle se levait le matin, ce pourquoi elle endurait les épreuves terribles de son existence, ce pourquoi sa vie valait la peine d'être vécue. Comment poursuivre sans elle ? A quoi bon ? Ils vivaient déjà tous un enfer sur terre, alors autant vivre les enfers avec l'être le plus cher à son cœur, la seule personne qui, il y a quelques semaines encore, aimait Carol inconditionnellement. Car Carol avait besoin d'amour pour survivre et le seul amour qui existait pour elle était celui que lui portait sa fille.
Carol souleva une branche morte, baignée de feuilles mortes, à l'orée d'un bois mort, un immense champ en friche la séparant du reste du groupe. Chaque geste qu'elle accomplissait avec peine, chaque paysage désolé qui s'offrait à son regard étaient l'occasion pour elle de s'appesantir toujours davantage sur ses pensées funèbres. Elle était, avec T-Dog, de corvée pour ramasser du bois; Daryl voulait profiter de leur séjour prolongé dans la grange idéalement située que le groupe avait découverte quelques jours plus tôt pour tenter de fumer un peu de viande dans l'espoir de la conserver plus longtemps. La saison du gibier ne serait pas éternelle et il était sage d'en tirer le plus de profit possible. C'était donc pour aider le groupe à survivre que Carol entassait et formait des fagots morts dans ses bras malades au milieu d'une végétation décrépite.
Ainsi, il fallut du temps à Carol pour percevoir le bruissement menaçant du tapis de feuilles qui recouvrait le sentier forestier, du temps pour entendre les plaintes macabres de la petite armée damnée qui, revenue de Tartare, battait la campagne, du temps pour voir l'essaim de Harpies voraces, du temps avant de comprendre que les gestes et les cris de T-Dog étaient destinés à la sortir de sa torpeur. La horde de zombies n'était pas importante, une dizaine de rôdeurs la composait, mais la sagesse préconisait tout de même de prendre la fuite, de trouver refuge dans le giron du groupe, dans la sûreté d'un plus grand nombre de mains armées. A deux seulement, ils ne s'en tireraient pas sans faire feu, et l'onde sonore qui secouerait l'air, loin, très loin, ne leur attirerait que plus d'ennuis et de compagnie inopportune. Ce ne fut que lorsque la main vive et empressée de T-Dog empoigna le bras figé de Carol que celle-ci se secoua de son apathie, autorisant enfin ses jambes qui menaçaient de prendre racine à se mouvoir, tâchant de suivre la cadence des larges foulées de son compagnon d'infortune.
Mais ils avaient été trop lents à réagir, car déjà trois autres rôdeurs arrivaient du côté opposé pour les prendre en tenaille. Alors, au diable la discrétion, T-Dog commença à faire feu, éliminant aisément les zombies les plus proches, la menace la plus immédiate. Les détonations tonitruantes révèleraient bientôt leur position à tous les rôdeurs qui erraient dans les parages, mais elles eurent aussi tôt fait, et c'était heureux, d'attirer l'attention du reste du groupe, demeuré à la grange qui se découpait dans l'horizon, au loin, de l'autre côté de l'immense champ abandonné. De là où ils se trouvaient, Carol et T-Dog, trop occupés de toute façon par la bataille qui faisait maintenant rage, ne pouvaient pas voir la tête de Daryl qui s'était relevée brusquement, ni le regard de Glenn devenu subitement anxieux, ni la main de Rick qui lançait déjà un fusil à Maggie, en coordonnant avec empressement une mission de sauvetage et un plan de repli. Ils ne purent voir non plus Lori, Beth, Hershel et Carl ramasser promptement toutes leurs affaires et se ruer vers les voitures, s'apprêtant à décamper en toute hâte. Non, ils étaient bien trop loin pour apercevoir les réactions de leurs compagnons, T-Dog bien trop affairé à se battre, Carol bien trop perdue dans sa contemplation ahurie du massacre autour d'elle.
Les yeux écarquillés, elle observait T-Dog abattre leurs assaillants un à un. Elle voyait ses lèvres remuer frénétiquement, sans doute disait-il quelque chose, peut-être une insulte proférée à l'encontre de l'ennemi pour se donner de l'ardeur au combat, ou peut-être s'adressait-il à elle, en vain car Carol ne l'entendait pas, les acouphènes provoqués par les coups de feu masquaient tout, annihilaient tout. Les détonations venaient de cesser d'ailleurs, les chargeurs de T-Dog vidés. Il se défendait à présent à l'aide d'une machette, seul, sans aucune aide. Et les coups qu'il portait, et chacun de ses mouvements, de ses déplacements, l'éloignaient de plus en plus de Carol, maintenant isolée, alors qu'un rôdeur titubait laborieusement vers elle.
Carol semblait pétrifiée, son regard à présent fixé sur le zombie qui s'approchait d'elle. On aurait pu croire qu'elle était tétanisée par la peur, mais son visage était incroyablement serein, ses traits parfaitement détendus, sa posture immobile tout à fait confortable, ses pieds paisiblement enracinés au sol. Elle observait le rôdeur arriver comme on accueillerait la mort à bras ouverts, un soulagement, la fin d'une agonie. Il était là son billet pour rejoindre Sophia, mordues toutes les deux, ensemble toutes les deux, réunies. Plus que quelques pas et les dents pourries du zombie pourraient entamer l'écorce de la peau de Carol, se repaitre de la sève qui coulait dans ses veines. Ce ne serait pas un suicide de sa part, non, pas de péché commis, rien pour entacher son âme et l'empêcher à tout jamais de retrouver sa fille. Ce serait un tragique accident, comme tant d'autres, une mort au combat, comme en comptent toutes les guerres. Carol attendait avec impatience son zombie, basculant imperceptiblement le tronc en avant, vers lui, pour accueillir son étreinte. Il serait si doux d'enfin quitter le royaume des mort-vivants pour partir vivre dans celui des morts. Là, en bordure d'une belle forêt giboyeuse, pour Carol, pacifiée, prête, ces Érinyes qui arrivaient sur elle étaient véritablement bienveillantes.
Alors que Carol, tellement immobile maintenant qu'elle en était presque métamorphosée en arbre, s'apprêtait à embarquer pour son ultime traversée, la tête du rôdeur tout près d'elle explosa littéralement, l'éclaboussant de sang et de fragments d'os. Elle tourna alors très lentement le regard vers le canon fumant de l'arme de Daryl qui, sur sa moto, avait traversé le grand champ, impraticable pour les voitures qui avaient dû le contourner par un chemin de terre qui le longeait. Mais l'attention de Daryl était déjà ailleurs, il aidait maintenant T-Dog à se débarrasser des quelques zombies encore debout. Rick, Maggie et Glenn, se ruant hors des voitures arrêtées un peu plus loin, sur le chemin, eurent à peine à leur prêter main forte, le petit régiment de rôdeurs gisait sur la terre rouge.
Ce fut à ce moment-là, l'orée du bois débarrassée de tout gémissement sinistre, que Daryl descendit de sa moto et s'élança furieusement vers Carol en vociférant. « Putain, mais qu'est-ce tu fous? Hein? C'est quoi ton problème, bordel? » Arrivant droit sur elle, envahissant son espace personnel, Daryl retira d'un coup sec le petit révolver que Carol avait dans la poche arrière de son pantalon. Et après avoir reculé d'un pas, il lui agita l'arme devant le visage. « Ça sert à quoi qu'je m'casse le cul à t'apprendre à tirer? Ça sert à quoi, hein? Si c'est pour que tu restes plantée là comme une conne à rien faire?» Daryl avait lâché le révolver au sol maintenant et il venait d'agripper Carol aux épaules, la secouant rageusement, lui hurlant sa colère, et sa peur aussi, au visage. « Tu peux m'expliquer c'que tu fous? Réponds-moi, bordel! T'as quoi dans l'crâne, hein? Hein? Tu crois qu't'es la seule à en avoir plein l'cul de toute cette merde? Tu crois qu't'es la seule à avoir perdu quelqu'un? A être toute seule?» Carol pleurait maintenant, à chauds bouillons, gémissant mollement, le corps ballant comme une poupée de chiffon secouée de plus en plus violemment par Daryl. « Tu crois qu'T et Glenn, ils ont jamais eu d'famille peut-être? Qu'ils ont perdu personne? Et ben, t'sais quoi? On a tous perdu des gens! Mais non, ça tu t'en fous. Tu penses qu'à ta gueule, hein? T'es qu'une sale égoïste, en fait! Tu t'en fous d'nous, tu t'en fous d'nous abandonner là! Hein? Tu t'en fous de c'qui s'passerait si tu mourais, de c'qui nous arriverait à nous!»
« Ça suffit ! » La voix de Rick s'éleva quelques secondes avant qu'il ne s'interpose entre Carol et Daryl. « Ça suffit », répéta-t-il plus doucement. « Ça suffit. » Il se passa la main sur les yeux, de lassitude, avant de reprendre d'un ton qu'il voulait autoritaire. « Il faut qu'on parte, avant que d'autres rôdeurs ne rappliquent. Allez, direction Nord-Est. On s'arrête dans quelques kilomètres pour faire le point. »
Daryl lâcha alors les épaules de Carol comme si elles lui avaient brûlé les mains. Il se détourna vivement et se dirigea d'un pas rageur vers la moto de son frère. Il était en colère, en colère contre Carol pour avoir attendu passivement d'être tuée, en colère contre lui-même pour l'avoir rudement malmenée, pour avoir crié sur elle, pour avoir créé une scène devant tout le monde. Tandis qu'il roulait vers les voitures, tandis qu'il observait le reste du groupe s'installer dans les différents véhicules, tandis qu'il reprenait la route, menant leur petit convoi, Daryl s'autorisa à se demander pourquoi il s'était tellement énervé. Carol avait visiblement voulu en finir, alors qu'elle en finisse, non? Pourquoi cela avait-il provoqué une rage presque incontrôlable en lui? Il n'osait pas imaginer ce qui serait arrivé si Rick n'était pas intervenu. Dans sa fureur, aurait-il été jusqu'à vraiment faire mal à Carol, jusqu'à... jusqu'à la frapper peut-être? Comme son père? Comme Ed? Non, non, Daryl voulait croire qu'il se serait calmé. Oui, il se serait calmé. Vraiment? Non, qui trompait-il? Il ne valait pas mieux qu'Ed, que son père. Tel père, tel fils, n'est-ce pas? Et pourquoi s'était-il emporté d'abord? Elle ne lui avait rien fait à lui, elle ne l'avait pas mis en danger lui. Enfin si, quand même un peu, parce qu'il avait été en colère pour ça, il avait perdu les pédales à cause d'elle. Et perdre les pédales, ça, c'était dangereux. Et il avait perdu les pédales parce qu'il avait investi du temps pour Carol, pour retrouver la gamine d'abord, puis pour apprendre des trucs à Carol, ensuite. Et Daryl n'aimait pas perdre son temps. Mais une petite voix désagréable et malvenue venait de faire apparition dans sa tête... Était-il bien sûr que c'était la seule chose qui l'embêtait? Et si elle avait vraiment été tuée, comment aurait-il réagi? Sa colère aurait été bien pire, incommensurable, et... et sa douleur aussi... et sa douleur aussi. Parce qu'il y avait de ça dans sa colère, de la douleur. Parce qu'il s'était attaché. Carol n'était plus juste quelqu'un comme ça, et ça lui ferait mal si elle n'était plus là. Pas simplement parce qu'il avait donné de son temps pour elle... Parce qu'il tenait à elle, là, voilà. Il avait investi du temps dans leur relation, et maintenant, il tenait à elle. Et merde !
Note de l'autrice:
Illustration: Gustave Doré, Les suicidés.
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