Vers le cœur de l'hiver 10
Chapitre 10
Les hululements fantômes de la chouette effraie créaient encore un écho vicieux dans les oreilles de Carol, une mélopée lancinante à laquelle se superposait la voix de Daryl, la chouette, c'est pas Sophia, tu sais, la chouette, c'est pas Sophia, tu sais, le tout formant un chant polyphonique, en canon qui résonnait infiniment. A peine le hululement commençait-il à agoniser que le refrain, la chouette, c'est pas Sophia, tu sais, reprenait, la voix de Daryl se démultipliant en chœur, un canon magnifique dont les boulets creusaient rouge dans les chairs de Carol, un trou dans ses entrailles vides, une plaie béante dans sa poitrine écœurée, le néant bientôt dans sa tête, espérait-elle.
Comme un vidéo clip macabre, venait se superposer à cet air entêtant, cette ritournelle, les images, le souvenir d'une jeune fille, Amy, mordue, son cri agonisant, sa première mort, les sanglots de sa sœur ainée désespérée, sa renaissance, sa seconde mort, l'écho du coup de feu tiré par une main amie, qui résonne, qui résonne. La mort, le réveil, les râles, le coup de feu, la mort, le réveil, les râles, le hululement de la chouette, le coup de feu, la chouette, c'est pas Sophia, tu sais, la mort; un mandala géant omniprésent, assiégeant les sens de Carol, les mêmes figures s'y répétant à l'infini, leur rythme, leur chronologie s'altérant seulement parfois, comme un élastique rond qu'on étire jusqu'à la limite et qu'on laisse claquer, qu'on étire et qu'on laisse claquer, claquer comme un coup de feu, et son écho résonne encore, la mort, Amy morte, la chouette morte, et Sophia ? Sophia morte aussi, le réveil, les râles, le coup de feu tiré par Andrea, non, non, tiré par Rick. Oui, c'est ça, par Rick, par Rick. Et Sophia est morte, Sophia est morte est Sophia est morte est Sophia est morte...
La longue litanie formait une boucle sans fin dans la tête de Carol, comme le dernier sillon fermé d'un vieux vinyle pressé de notes ancestrales. Et Carol était prisonnière de ces sillons mélodiques, comme une souris perdue dans un labyrinthe, coincée, pas d'issue, jamais, car elle ne reverrait jamais Sophia à la sortie, car Sophia était morte pour toujours. Le caractère définitif de la mort de sa fille frappait Carol de plein fouet, bien que «pour toujours» lui semble encore être un concept dépassant totalement son entendement, alors, puisque l'infinité paradoxalement définitive de «pour toujours» lui demeurait inconcevable, elle se mit à songer à l'au-delà, au paradis peut-être. D'un seul coup, «pour toujours» se transforma en «un jour», la mort devint comme provisoire et Carol s'autorisa un petit sourire tandis que les musiques intérieures se fondaient progressivement en un bourdonnement imperceptible.
Carol souriait ainsi dans la pénombre de la grange où le groupe avait trouvé refuge pour la nuit. Ils s'étaient tous rassemblés à l'étage et avaient soigneusement remonté l'échelle par mesure de sécurité. Rick et Daryl étaient montés sur le toit pour surveiller les parages, ils resteraient là une bonne heure encore avant que Maggie et Glenn ne viennent à leur tour jouer les sentinelles.
La nuit était calme et claire, la grosse lune ronde et les étoiles, particulièrement brillantes. Les deux vigies pouvaient distinguer assez nettement les alentours, les vastes prairies qui les entouraient offraient un paysage dégagé, ce qui faisait de la grange dans laquelle le groupe dormait un abri idéal pour la nuit. Si toute la nuit demeurait aussi paisible, Rick se disait qu'ils pourraient encore rester là quelques jours, le temps de se reposer, de reprendre des forces. Ils en avaient tous besoin, Lori et Hershel en particulier. Ils reprendraient ensuite leur périple vers l'Est, ils avaient décidé de tenter leur chance à la côte. Ils pourraient peut-être profiter de cette halte pour entrainer davantage les femmes, qu'elles puissent, elles aussi, participer à la protection du groupe. Daryl pourrait continuer à former Carol qui commençait enfin à apprendre quelque chose de réellement utile. Il l'avait vue dépecer du petit gibier l'autre jour sous les directives laconiques de leur chasseur attitré et elle avait semblé sereine et concentrée sur sa tâche. Ça faisait longtemps que Rick ne l'avait pas vue comme ça et ce genre d'interaction faisait du bien à Daryl également. Se retrouver dans le rôle du professeur l'aidait visiblement à s'affirmer au sein du groupe, à prendre confiance en lui, en ses capacités, et Dieu seul savait que Daryl avait bien besoin de ça. Oui, tout cela était définitivement à encourager. Mais cette nuit-là, posté à quelques mètres de Rick, Daryl paraissait extrêmement tendu, encore plus qu'à l'accoutumée. Pousser le chasseur à parler de ce qui le tracassait ne serait pas une sine cure, mais l'instant était idéal pour entamer ce genre de conversation.
Rick tourna légèrement la tête vers l'homme qui lui tournait le dos et demanda d'une voix basse: « Tout va bien de ton côté ? »
« Rien à signaler », répondit Daryl sans se retourner. Bref, précis, efficace, sans fioriture, comme d'habitude. Daryl était si prévisible que cela fit sourire Rick. Fort bien, seconde tentative donc...
« Ça va avec Carol ? Son entrainement se passe bien ? » s'enquit alors le shérif.
Daryl haussa imperceptiblement les épaules et se décida finalement à faire face à son co-équipier. Il regarda ce dernier droit dans les yeux avec ce qui aurait pu passer pour de l'assurance si ses mains ne tripotaient pas nerveusement les lanières de son arbalète. « Ouais... chais pas, 'fin... j'suppose, ouais. Pourquoi ? »
« Je voulais juste savoir si elle faisait des progrès. Ça a été dur pour elle... d'abord Ed, puis Sophia... » fit Rick, se souvenant de sa découverte d'un monde post-apocalyptique, en solitaire. Lui aussi avait été seul, lui aussi avait, pour un temps, perdu sa femme et son enfant, mais il avait eu l'espoir, non la certitude, que sa famille était vivante. Carol, elle, n'avait plus que la certitude que la sienne était morte. Quand Rick avait retrouvé sa famille, Carol avait perdu la sienne. Enfin, pouvait-il véritablement dire qu'il avait retrouvé Lori ? Qui était enceinte maintenant, de ce monde-ci, enceinte de qui ? de lui ? Et elle semblait plus loin que jamais, et c'était...
« Ouais, ben c'est toujours dur pour elle... Encore maintenant... Y a un truc, chais pas moi... » Daryl interrompit les pensées de Rick, et c'était tant mieux car ce n'était absolument pas le moment de penser à Lori, à son mariage raté, ce ne serait plus jamais le moment. Et que voulait dire Daryl par « encore maintenant » ? Carol allait mieux, non ? Ça faisait des semaines à présent, elle devait avoir fait son deuil... Les paroles de Daryl était bien involontairement cryptiques, mais la manière dont il les avait prononcées poussait Rick à creuser le sujet. Il y avait quelque chose dans le ton de Daryl qui trahissait de l'agacement, de la frustration, et Daryl était en effet frustré, de ne pas comprendre précisément ce qui se passait avec Carol, de ne pas être capable de dire exactement ce qu'il voulait dire à Rick, de ne pas trouver les mots...
« Qu'est-ce que tu veux dire ? » lui demanda l'ancien policier.
Et voilà ! C'était exactement ça, Daryl ne savait pas dire ce qu'il voulait dire, comme d'habitude. Il laissa échapper un grognement énervé, ouais, ça, grogner comme un animal, pas de problème, parler comme un être humain civilisé, ça... Il aurait bien voulu que Rick puisse lire dans ses pensées, mais c'était pas possible, alors, fallait qu'il essaie de dire, avec des mots. «Chais pas trop. Elle est juste bizarre. Y a un truc qui cloche. Elle est pas avec nous, pas vraiment.» Daryl s'interrompit un moment, il se demandait s'il était bien opportun de raconter l'incident avec la chouette. C'était un épisode qui avait à la fois éclairci et obscurci les choses pour Daryl. Il aurait bien eu besoin de l'opinion de Rick, mais il ne voulait pas non plus que leur leader perçoive Carol comme une cinglée. D'un autre côté, il devenait vital que Daryl comprenne ce qui se passait dans la tête de son amie. Il avait un mauvais pressentiment, comme si quelque chose d'affreux se tramait, comme si un drame allait survenir d'un moment à l'autre et que lui seul était en mesure d'empêcher. Il fallait qu'il croie que Rick ne jugerait pas Carol, comme il ne l'avait pas jugé lui lorsqu'ils s'étaient rencontrés. « L'autre jour, on a été chasser. On a trouvé une chouette à moitié morte. On l'a achevée et Carol a pleuré. Puis elle m'a demandé si elle était morte... Enfin, tu vois, c'est pac'que, d'abord, j'lui ai dit que la chouette, c'était pas Sophia, tu vois. Puis elle a demandé si elle était morte, sans dire la chouette ou Sophia, juste en disant elle. J'ai répondu oui. Mais j'me d'mande si elle parlait pas plutôt de Sophia que d'la chouette... » Whoa ! Quelle éloquence ! Si Rick avait compris quelque chose à tout ce charabia c'était un miracle.
Mais étonnamment, le shérif semblait avoir parfaitement compris. « Tu penses qu'elle est dans une phase de déni, qu'elle n'accepte pas la mort de Sophia ? Si longtemps après ? D'habitude, c'est une phase assez brève... »
Et comme ça, en trente secondes, Rick avait tout pigé, avait mis des mots savants sur les vagues intuitions du chasseur. Sûrement que Rick avait suivi des cours de psycho pour être flic, pour pouvoir parler aux victimes et tout. Parfait, maintenant, c'était le chef qui allait pouvoir gérer ça, trouver la solution, dire à Daryl ce qu'il fallait faire. Très bien, parfait. « Ouais, un truc comme ça. Sauf qu'avec la chouette, maintenant, elle accepte peut-être un peu plus, elle ne dénie plus... un peu moins en tout cas. Enfin, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? »
« Je ne sais pas », répondit Rick. Comment ça, il ne savait pas ? Merde! «Mais si elle est sur le point de sortir de son déni, il faut qu'on soit vigilant. C'est le moment où les gens peuvent craquer, déjà quand la phase de déni est brève. Mais alors, dans le cas de Carol, ça peut vraiment mal se passer. Il faut vraiment qu'on soit attentif, qu'on fasse attention à ce qu'elle ne fasse pas de conneries... »
« Tu crois qu'elle pourrait... » commença Daryl.
« J'en sais rien. C'est possible, mais tu la connais mieux que moi. Et puis, elle est très croyante, non ? Le suicide, ça reste un péché. »
Les deux hommes gardèrent le silence longtemps après ça. Chacun ressassant la conversation, leurs récentes découvertes, la manière dont tout cela pourrait influencer leur vie, la manière dont tout cela changeait déjà leur perception des choses. Ils pensaient tous les deux à leur famille respective, au frère disparu, au fils retrouvé, à la femme retrouvée mais irretrouvable. Quand Daryl reprit finalement la parole pour promettre à Rick, autant qu'il se le promettait à lui-même, de garder un œil sur Carol, de poursuivre son enseignement de la chasse, de l'occuper en lui apprenant à tirer aussi, d'être là tout simplement, le chant d'un coq lointain retentit, se superposant brièvement à la voix du chasseur, se fondant à elle.
Daryl esquissa alors un demi-sourire. « Un coq qui chante au beau milieu de la nuit ! » fit-il en secouant doucement la tête dans un geste qui aurait pu vouloir dire « ah ! tout se perd, ma bonne dame, de mon temps... » Rick lui rendit son sourire. Oui, les temps changent, sans doute.
Note de l'autrice:
Illustration: Gustave Moreau, Orphée.
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