Troisième partie: Au-delà de l'équinoxe du printemps 1
Chapitre 1
Carol leva un œil interrogateur vers Daryl.
« Il dort. »
Elle acquiesça à la réponse laconique puis baissa à nouveau la tête. Carol était prostrée, perdue dans la contemplation silencieuse d'une plume qu'elle faisait tourner entre ses doigts longs et fins. « Cadeau », répétait en boucle la voix de Mémé Alza dans sa tête, « cadeau. » Sophia aussi lui avait fait des cadeaux semblables lorsqu'elle était plus jeune, des coquillages pendant les vacances à la mer, des cailloux polis aux couleurs et aux courbes particulièrement esthétiques. Mais des petits cadeaux enfantins de Sophia, il ne lui restait à présent plus rien. Les quelques bricoles qu'elle avait conservées avaient été abandonnées dans leur maison au moment de leur fuite, voilà un an à peu près. Tout comme les bricolages réalisés à l'école, les photographies, toutes ces petites choses sans valeur apparente. Le seul souvenir qu'il en restait était désormais immatériel, dans la mémoire de Carol. Et cette plume, elle, aurait pu tout aussi bien être un cadeau de Sophia qu'un cadeau de la grand-mère du groupe. C'était un peu comme un souvenir des disparues, des deux disparues.
Carol caressa une dernière fois la plume, la lissant et la lustrant soigneusement, puis avec lassitude et résignation, dans un dernier regard empreint d'une nostalgie évanescente et pourtant palpable, elle la rangea dans une petite trousse de toilette - un des derniers objets qu'elle possédait encore de sa vie antérieure, cette trousse de voyage à fleurs bleues qu'elle avait poussée dans sa valise au moment de quitter la maison comme si elle s'était apprêtée à partir en week-end quelque part. Elle repoussa la trousse dans son sac qu'elle referma machinalement. Il était temps qu'elle se lève et qu'elle aille rejoindre Lori pour l'aider à préparer le repas. Il faudrait aussi qu'elle refasse un rapide inventaire des possessions du groupe; leur départ précipité avait certainement occasionné quelques pertes et c'était son rôle de tenir tout cela à jour.
Elle trouva Lori dans la minuscule cuisine qui faisait partie de l'arrière boutique de la station essence abandonnée où le groupe s'était arrêté pour la nuit. Carol s'autorisa un petit sourire en apercevant la table et les deux chaises qui se trouvaient là. Elle reconnut immédiatement le mobilier Ikéa, sa sœur avait eu les mêmes dans son premier appartement, il y a bien longtemps. Aussitôt, elle fut à nouveau submergée par une vague de mélancolie, une tristesse infinie, un regret douloureux du passé - les soirées passées à feuilleter les catalogues Ikéa et à rêver un intérieur comme sur les photos, le jus de chaussettes qui tenait lieu de café chez sa sœur, le montage de cette fameuse table, le jour de l'emménagement, et la façon dont elles avaient dû toutes les deux stupidement relire maintes et maintes fois le mode d'emploi, le jour où Carol avait malencontreusement brulé la surface en contre-plaqué en posant une casserole chaude dessus, et la dispute qui en avait découlé, et le fou-rire incontrôlable qui avait suivi cette dispute, et...
« Tu veux en parler? »
La question tira abruptement Carol de sa rêverie. Brusquement, comme si son regard était relié à la table par un fil invisible qu'il fallait casser d'un coup sec, Carol se détourna du petit meuble pour poser les yeux sur Lori qui arborait un air inquiet.
« Je sais que tu t'étais beaucoup attachée à elle... », poursuivit Lori avec douceur.
Pendant un instant, Carol fut tentée de refuser, de secouer la tête, de s'immerger silencieusement dans la préparation du repas - aligner parfaitement les conserves; les ouvrir délicatement, sans à-coups, pour avoir une coupure bien nette, une tranche bien régulière; verser les conserves dans la casserole, une à une; tout bien racler, soigneusement, qu'il ne reste rien; remuer méticuleusement la préparation, former des cercles parfaits avec la grande cuillère en bois, tous identiques; se complaire dans la perfection des gestes, dans l'absolue symétrie des choses, le contentement d'un monde ordonné où rien ne dépasse; trouver son bonheur dans le sentiment de la mission accomplie. Et Carol, fermant les yeux, se projetait déjà dans sa mécanique bien huilée, dans cet univers rassurant où la vie n'était qu'une succession de tâches simples à accomplir, une routine facile à appréhender; mais cet univers était factice et Carol était suffisamment lucide pour s'en rendre compte, cette fois. Alors peut-être, peut-être, le fait de parler avec Lori était-il une bonne idée, peut-être même parler de ça, pour dire quoi, Carol ne le savait pas très bien, mais dire quelque chose peut-être, n'importe quoi, parce que parler aidait les gens, c'était bien connu. Et Carol avait besoin d'aide. Alors, elle dit la première chose qui lui passa par la tête.
« Hakim est sous le choc, hein. » Voilà, comme ça, elle pourrait parler de ça, sans parler d'elle-même, de tout ce vide qui paradoxalement la remplissait complètement.
« Oui... Et franchement, ça m'a étonnée, répondit Lori. Il m'a toujours semblé si froid, si... Je sais pas, ce type me fiche la chair de poule, parfois. Et là, il avait l'air tellement humain. » Lori passa distraitement la main sur son ventre rebondi tout en ôtant les germes de vieilles pommes de terre fripées. Pendant ce temps, Carol remplissait une casserole d'eau pour la faire chauffer; par chance, ils avaient trouvé un réchaud de camping dont la bonbonne était encore à moitié pleine. Vaquant à leurs occupations, les deux femmes se tournaient le dos, Lori assise à la table, Carol debout face au plan de travail; et c'était mieux comme ça, pensa cette dernière alors qu'elle ouvrait la bouche pour poursuivre la conversation.
« Je n'sais pas. Je pense pas qu'il soit si froid que ça. Je pense que c'est une manière de cacher sa timidité, ou sa peur peut-être. » Elle marqua une pause, semblant réfléchir, fouillant en réalité dans ses souvenirs, se remémorant une scène qui lui revenait avec une vividité croissante, jusqu'à en exploser en un sourire franc qui occupait maintenant tant de place sur son visage qu'il avait écrasé ses yeux en deux petites fentes. « Tu te souviens... » Et son sourire se transforma instantanément en un petit pouffement tandis que Lori se retournait vers elle, l'air interloqué. « Tu te souviens », reprit Carol dans une vaine tentative de reprendre son anecdote alors qu'elle laissait échapper un nouveau gloussement et que ses épaules frêles tressaillaient incontrôlablement, ce que Lori observait toujours, confuse, ne sachant, de dos, discerner le sanglot du fou rire. « Tu te souviens de la chanson qu'elle avait chantée? La chanson en italien? » Carol se retourna finalement vers Lori, l'air hilare.
« Oui, oui, répondit Lori, commençant à sourire elle-même en se remémorant la scène.
- Et elle ne se souvenait pratiquement plus des paroles, juste un peu le refrain. Et elle était persuadée qu'Hakim connaissait la chanson, Marco comme elle l'appelait », continua Carol. Elle se rendit alors compte que non seulement elle avait besoin de parler, mais elle avait même envie de parler, elle avait envie de raconter ce souvenir heureux, pour le garder vivant, pour qu'il ne se perde jamais. Il fallait le partager, avec ceux qui l'avaient vécu, et puis un jour avec ceux qui n'avaient jamais connu Mémé, pour que leur existence ne tombe jamais dans le néant de l'oubli.
« Oui, oh le pauvre, poursuivit Lori en riant un peu. Elle l'avait même obligé à chanter avec elle, tu te souviens? Et il a fini par céder, alors qu'il ne connaissait absolument pas la chanson...
- C'était drôle, hein. Le voir tout gêné au début, en train d'essayer de chanter en italien une chanson qu'il ne connaissait pas...
- N'empêche, sa Mémé n'y a vu que du feu, remarqua Lori.
- Comme il inventait n'importe quoi, à mettre des a et des o à la fin de n'importe quel mot. »
Et les deux femmes se mirent à chanter en imitant le faux italien d'Hakim, s'interrompant quelques fois pour laisser leurs éclats de rire s'échapper, puis reprenant leur mélodie et leur langue inventées de toute pièce jusqu'à ce qu'elles n'en puissent plus, qu'elles soient à bout de souffle, des larmes plein les yeux, jusqu'à ce qu'elles se demandent enfin si elles pleuraient de rire ou de tristesse pour arriver à la conclusion muette, chacune, que c'était probablement un peu des deux et que ça n'avait peut-être pas vraiment d'importance car, en cet instant, elles se sentaient bien dans leur triste joie. Et c'était donc ça, se dit Carol, parler des morts, commencer à faire son deuil. Si c'était ça, Carol devait bien avouer que ce n'était pas si mal, c'était même bien, très bien, honorer la mémoire, rendre la mémoire vivante en la parlant, offrir l'éternité aux morts, au passé. Sans enregistrement, sans photographie, sans imprimerie, l'éternité des morts et du passé, leur histoire en somme, se trouvaient dans leur capacité à dire leurs souvenirs, à parler leur mémoire.
Ce fut ainsi que Carol comprit, comprit vraiment, pas uniquement dans sa tête, mais dans tout son corps, que parler des morts était une bonne chose, une excellente chose. Nier la mort, c'était comme nier l'existence; et, par conséquent, nier la mort de Sophia revenait un peu à nier l'existence que Sophia avait eue; et ça, c'était la chose la plus affreuse qui soit. Il fallait que Sophia ait existé, c'était absolument nécessaire. Il fallait qu'elle ait existé, maintenant, c'était le moment, maintenant... « Sophia aussi », commença Carol; et voilà, c'était lâché, elle allait rendre son existence à sa petite fille. « Elle adorait chanter. Elle n'a jamais chanté très juste, tu sais. Mais elle aimait chanter, vraiment souvent. Sauf que, souvent, même si elle se souvenait du refrain des chansons qui passaient à la radio, elle ne se rappelait pas les paroles des couplets. Alors, elle les inventait au fur et à mesure qu'elle chantait. Et tu aurais dû la voir, elle le faisait avec tellement de conviction. Je pense qu'elle était persuadée que personne ne s'en rendait compte. C'était vraiment adorable », conclut Carol avec un immense sourire.
Lori, souriant elle aussi, était toujours tournée vers Carol, mais elle ne semblait plus vraiment la regarder. Et Carol se rendit compte que l'autre femme regardait Sophia, qu'elle visualisait la scène, qu'elle visualisait l'existence de Sophia. L'apaisement, la sérénité, l'ataraxie soulevèrent Carol avec une intensité immense.
***
Hakim se sentait groggy, il avait comme une vague impression de lendemain de cuite. Il entreprit de refermer sa bouche entrouverte et, de l'apex de la langue, il sentit ses lèvres sèches, son palais pâteux. Il tenta ensuite de déciller les paupières, péniblement; quelque chose clochait. Il ne parvenait pas à respirer, son nez était complètement bouché. Il se redressa avec difficulté. Il était sur la banquette arrière d'une voiture, il était seul, il faisait sombre à l'extérieur, il se sentait dans un état épouvantable. Tout ça avait un air de déjà vu. Il se hissa sur le siège passager et baissa le pare-soleil pour s'observer dans le petit miroir. On n'y voyait pas grand chose dans la pénombre, mais c'était suffisant pour remarquer ses yeux bouffis, son nez rouge et encombré, ses lèvres craquelées partiellement recouvertes d'une couche de salive gluante et blanchâtre. Il avait la tête de quelqu'un qui avait chialé des heures durant et qui s'était endormi d'épuisement et de chagrin. A cette seule pensée, la journée de la veille lui revint avec fracas, comme un violent coup de marteau qu'il se prenait en pleine figure.
Il se revit soudainement se débattre dans l'étreinte de T-Dog, pleurer toutes les larmes de son corps dans la voiture qui l'avait emporté loin du champ de bataille; et tout ça pour quoi? Pour une vieille qu'il connaissait à peine, non qu'il ne connaissait pas du tout, dont il ne savait rien, pas même son nom; rien de rien, si ce n'étaient des bribes confuses d'un passé à la fois réel et fantasmé, des anecdotes crédibles mais radotées. Comment pouvait-il ressentir autant de tristesse pour une vioque qui avait passé le plus clair de son temps à l'emmerder, pour cette Mémé Alza qui était devenue, un peu malgré lui, sa compagne de voyage, pour cette vieille dame infantile qui lui avait arraché quelques sourires - et peut-être même de nombreux sourires -, pour sa marraine qui l'avait appelé Marco en le regardant avec tendresse? Merde, il s'était quand même vraiment attaché à elle, subrepticement, progressivement, complètement à son insu. C'était quand même dingue à quel point quelqu'un pouvait être chiant et attachant à la fois. Leur virée shopping au centre commercial en avait été le parfait exemple.
Quand elle était venue le sauver d'un coup de chandelier providentiel le jour de leur rencontre, Mémé Alza n'avait bien sûr pas pensé à s'équiper d'un manteau et d'une écharpe, ni même de chaussures correctes. Il avait rapidement été évident pour Hakim qu'ils allaient devoir faire les boutiques s'il ne voulait pas se coltiner une vieille souffreteuse comme unique compagne de voyage; Alzheimer c'était déjà pas mal, pas besoin de la grippe par dessus le marché. Ainsi, il avait repéré un centre commercial de taille modeste pour troquer les baskets de mémé contre des chaussures de marche et l'équiper de vêtements chauds pour un mois de décembre qui s'annonçait alors bien rude. Ils s'étaient donc approchés d'un grand bâtiment dont l'architecture même révoltait le bon gout, à peine mieux qu'un hangar. A l'intérieur, seule une maigre lumière filtrait du plafond vitré, sale et presqu'opaque. L'air y était saturé d'une vieille odeur de renfermé, mais dans un monde rempli d'effluves nauséabondes en tout genre, ça passait presque pour du Chanel N°5. Quoiqu'il en soit, un bâtiment qui ne puait pas le cadavre, c'était toujours du meilleur augure. Ils s'étaient donc aventurés dans ce mall minable de plouc-ville, au beau milieu de nulle part, Géorgie. Hakim était rapidement arrivé à la conclusion que quelqu'un (et probablement des quelqu'uns) avait déjà fait le ménage, et proprement en plus car aucun corps ne trainait à l'abandon. Sans nul doute, cet endroit avait dû servir de refuge à un groupe. Mais si le centre commercial avait été nettoyé des rôdeurs qu'il avait pu contenir, les magasins aussi avaient été vidés de leurs marchandises les plus intéressantes. Sans surprise, la boutique la plus pillée était celle qui proposait des articles de sport, et de randonnée en particulier. Hakim avait quand même tenu à y faire un tour, plus par acquit de conscience qu'autre chose d'ailleurs, mais l'allée « chaussures de marche » était pratiquement vide - ne restaient que quelques paires pour enfants - et, plus loin, les tringles de manteaux et autres vêtements chauds avaient tout bonnement été saccagées. Hakim avait tout de même pu dégoter quelques paires de chaussettes thermiques qu'il avait rapidement poussées dans le sac à dos de Mémé Alza. Pour les pulls et les manteaux, il faudrait aller voir ailleurs.
Hakim s'était donc mis en quête d'un magasin de vêtements, un truc spécialisé dans les vieux, ça serait idéal, ils vendaient des sous-vêtements thermolactyl là-dedans, non? Mais plus ils avançaient dans la galerie commerciale, plus il faisait sombre; le plafond vitré était maintenant entièrement recouvert de crasse comme si cette partie du bâtiment avait mystérieusement été le réceptacle d'intempéries qui auraient, pour des raisons obscures, décidé d'éviter l'autre partie; ou peut-être, beaucoup plus logiquement, se dit Hakim, que ce morceau du centre commercial était plus proche d'arbres et que la vitre du toit avait simplement été recouverte par un tapis de feuilles mortes. Quoiqu'il en soit, Hakim dut sortir sa lampe de poche pour y voir plus clair. Malheureusement, la pénombre ambiante ne posait pas qu'un problème pour repérer les magasins et faire leur shopping, Mémé Alza semblait elle aussi être affectée par le manque de luminosité. Hakim la sentait s'agiter à ses côtés, clairement mal à l'aise. Elle était toujours silencieuse, mais Hakim, en son for intérieur, savait que cela ne durerait pas. Il allait falloir faire vite. L'endroit semblait avoir été vidé de ses occupants morts et vivants et morts-vivants, mais la prudence devait rester de mise, surtout qu'on n'y voyait plus grand chose. Il valait mieux qu'ils puissent passer inaperçus.
Ainsi, Hakim avait laissé tomber son idée de trouver un magasin de vieux et avait plutôt entrainé Mémé Alza dans la première boutique de vêtements venue. Il avait tiré la vieille dame par la main jusqu'à un rayonnage de manteaux, avait pris le premier qui lui était tombé sous les doigts et qui semblait suffisamment chaud, l'avait placé devant Mémé pour juger de la taille. Ça avait l'air bon, un petit signe à la vieille, on l'embarque, enfile-ça. C'était là que ça avait commencé à foirer, parce que figurez-vous que Mémé Alza avait des gouts vestimentaires dont il fallait absolument tenir compte. Le manteau ne lui convenait pas. Hakim en prit un autre, sans prendre la peine de masquer son exaspération, petite moue dégoutée de la vieille, ça ne va pas non plus. Hakim ne parvenait plus à se rappeler combien de temps avait duré ce petit cirque, par contre, il se souvenait très bien de son agacement grandissant et de son petit début de panique aussi, il n'avait pas été très à l'aise à l'idée de trainer plus que nécessaire dans un lieu sombre et inconnu. Rétrospectivement, il savait que cette peur avait été vaine, le mall avait été aussi désert que possible, mais sur le moment ça avait été une torture. Mémé avait finalement pris elle-même les choses en main et s'était trouvé une grosse veste matelassée argentée, le genre de chose qu'aurait pu porter une pouffe dans une série de science-fiction des années quatre-vingt. Soit. Le choix des gants et du bonnet avait été plus catastrophique encore. Mémé Alza avait commencé à jacter, impossible de la faire taire, et fatalement l'irritation et le stress d'Hakim étaient monté d'un cran encore. Espérant en finir au plus vite, Hakim l'avait laissé choisir ses moufles et ses immondes cache-oreilles arc-en-ciel sans faire le moindre commentaire désobligeant. Mais la vieille n'avait visiblement pas l'intention de s'arrêter là, elle avait maintenant en tête de trouver un bonnet pour son Marco. Et le pauvre Marco, à bout de nerfs, s'était laissé poser sur la tête un bonnet avec un bord en fausse fourrure et un énorme pompon. Seulement à cet instant, Mémé Alza avait-elle daigné sortir. Hakim avait refait le chemin inverse en pas de course, en entrainant la vieille qui trottinait tant bien que mal derrière lui en riant beaucoup trop bruyamment. Une fois hors du centre commercial, Hakim avait rageusement ôté son bonnet et s'était tourné vers l'autre cinglée dans la ferme intention de l'engueuler copieusement. Celle-ci riait toujours aux éclats en pointant le bonnet et Hakim se rendit alors compte que non seulement le couvre-chef en question était du plus beau rose vif, mais qu'en plus y figurait, sur le devant, une inscription en lettres capitales: BITCH.
Pour la première fois depuis leur rencontre, Hakim partagea un véritable fou-rire avec sa marraine. Il savait qu'il se souviendrait longtemps de ce moment, peut-être même s'en souviendrait-il pour toujours. Cependant, il eut soudain l'envie de posséder un souvenir, d'avoir une preuve tangible qu'il avait bel et bien vécu cette scène. Il plongea la main derrière le siège pour attraper son sac à dos et il partit à la recherche de son bonnet, qu'il n'avait jamais porté, mais qu'il avait toujours conservé. Ses doigts tâtonnants ne parvenaient pas à reconnaitre le bord de fausse fourrure du bonnet et Hakim se mit à chercher plus énergiquement. Ne le trouvant toujours pas, il entreprit alors d'exhumer le contenu du sac avec frénésie, dans des gestes de plus en plus acharnés, et désespérés, refusant de s'avouer l'évidence, le bonnet n'était pas dans le sac. Et alors qu'il fouillait follement la voiture, Hakim se rejoua la scène: dans leur dernier abri provisoire, il avait sorti le bonnet de son sac pour prendre la gourde qui se trouvait dessous, Daryl l'avait appelé avec impatience pour leur ronde, Hakim avait remis son sac sur ses épaules sans prendre la peine de remettre le bonnet à sa place. Le bonnet était resté là-bas, le cadeau de sa marraine entouré de rôdeurs. Et Hakim fut pris d'une rage violente, destructrice, ses poings cognant aveuglément les sièges, les portières, les vitres, sa gorge poussant des grognements sourds étranglés par de nouveaux sanglots. Et puis, au hasard de ses gestes déments, ses doigts frôlèrent une petite boite en plastique sortie de son sac. C'étaient les médicaments de Mémé Alza.
Un paquet de médocs? Ça allait être ça l'objet-souvenir qu'il garderait de sa marraine? En regardant la petite boite cylindrique qu'il tenait au creux de la main, Hakim eut d'un seul coup envie de pleurer, et d'éclater de rire aussi.
Note de l'autrice:
Illustration: George Frederic Watts, Espérance.
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