Au-delà de l'équinoxe du printemps 6

« Remettez mes amitiés à l'Agent Smith. » Les derniers mots du Professeur refaisaient écho dans la mémoire du Colonel. C'était le jour même de sa mort. Il l'avait croisée dans un couloir et elle lui avait paru fiévreuse. Ça avait éveillé sa suspicion. Il l'avait acculée dans un recoin, lui avait demandé des explications sur son état fébrile. Il lui avait posé toute une série de questions importantes, bien qu'il ne parvienne plus aujourd'hui à s'en rappeler une seule. Mais elle n'avait cédé sur rien, comme à son habitude. Elle était restée parfaitement droite, la tête haute, sans broncher, malgré l'éclat à la fois luisant et trouble dans ses yeux. Et quand elle avait fini par ouvrir la bouche, ça avait été pour lui balancer, « remettez mes amitiés à l'Agent Smith. » La dernière phrase qu'elle lui ait dite, qu'elle lui ait crachée du bout de ses lèvres retroussées en une moue de dédain. Puis elle était partie en faisant claquer ses talons contre le carrelage morne du couloir désert. Elle avait une sacrée paire de couilles pour une bonne femme, le Colonel devait bien l'admettre.
Le Colonel ignorait qui était ce fameux Agent Smith, sans doute son second agent de liaison, celui qui avait succédé à la première femme, celui qu'il n'avait jamais rencontré et dont il ne connaissait que la voix. Il était d'ailleurs probable que le Colonel n'accomplisse jamais les dernières volontés ironiques du Professeur. Ça faisait des mois qu'il n'avait plus eu un seul contact avec l'Agent de la CIA. Il avait d'ailleurs bien failli abandonner sa mission, foutre la paix à l'Arabe et à ses nouveaux potes. Le temps passant, les menaces de représailles avaient commencé à pâlir dans sa mémoire. L'incident du jeunot qui avait pété les plombs au Centre des Maladies aussi. Et le Colonel avait été à deux doigts de tout laisser tomber, à plusieurs reprises. Il n'avait continué la mission que pour une seule raison: le conditionnement. Le Colonel était un militaire de carrière chevronné. Quand les ordres venaient d'en haut, on les exécutait et c'était tout. Bien sûr, on pouvait se questionner sur le bien-fondé de ces ordres, jusqu'à un certain point. Mais on les exécutait quand même. Aller jusqu'à remettre les ordres en cause, ça ne pouvait conduire qu'à deux choses: déserter ou devenir fou. Pour le Colonel, la désertion avait toujours été synonyme de lâcheté, inenvisageable. Et il ne tenait pas non plus à sombrer dans la folie. Mais cette mission était différente, la dernière mission de sa brillante carrière, il le pressentait. D'abord parce qu'il était à présent livré à lui-même, les ordres ne lui parvenaient plus, les contacts étaient rompus. Et puis, parce que, plus il y réfléchissait, plus la mission lui semblait absurde. Oh, il avait bien compris quel était le but de l'opération pour l'Agence. Fallait pas être bien malin pour le deviner. Celui qui détiendrait l'antidote détiendrait le pouvoir. Mais le pouvoir sur quoi? Il se le demandait à présent. Le pouvoir sur le pays? Des terres désolées à perte de vue, des ruines, des villes bombardées, à feu et à sang. Le pouvoir sur les gens? Quelques groupes nomades disséminés un peu partout, des pillards à moitié cannibales. Mission absurde, contact rompu: il avait été tenté d'abandonner tout.
Jusqu'à aujourd'hui.
Il l'avait entendu de loin, en avait identifié le bruit caractéristique en une seconde. Un hélicoptère. Ça l'avait pétrifié sur place. Ses hommes aussi. L'hélicoptère était pour lui. Il le savait. Il le voyait déjà se poser dans le grand champ à côté de la maison qu'ils occupaient actuellement. Et ça ne manqua pas. Quelques minutes plus tard, l'hélicoptère se posa exactement où le Colonel l'avait imaginé. Deux grands gaillards armés en sortirent. Mais le pilote demeura bien à sa place, prêt à redécoller. Les deux types se mirent à avancer vers eux. Et le Colonel décida d'aller à leur rencontre, faisant signe à ses hommes de rester en retrait et espérant ainsi avoir une conversation privée avec les deux gars. Mais ces derniers le dépassèrent sans même un regard et se dirigèrent droit sur le reste des soldats. Le Colonel, un peu stupéfait, n'eut d'autre choix que de leur emboiter le pas. Cependant, quand tout ce petit monde fut attroupé devant la maison, ce fut exclusivement au Colonel que s'adressèrent les deux inconnus.
« Il est où? » Voilà, comme ça, sans préambule, sans annoncer leur nom, leur statut, leur grade. Sans aucun respect du protocole.
Le Colonel n'avait pas besoin de demander qui était ce « il ». C'était évident. Ce qui était évident aussi, c'était que sa réponse allait déplaire. « On l'a perdu, il y a quelques jours. Une horde d'infectés nous a obligé à nous déplacer vers l'est. Mais il ne peut être bien loin. On va retrouver sa trace. » Le Colonel ne savait pas pourquoi il n'avait pas révélé l'existence des nouveaux amis de l'Arabe. Mais sur le coup, il lui avait paru plus sage de garder quelques informations pour lui. Ses hommes, bien drillés comme ils l'étaient, ne mouftèrent pas.
« Prochaine fois, déplacez-vous vers le sud. L'intelligence que nous avons indique qu'il se dirige probablement vers la Floride. Le Cap Canaveral est sa destination présumée. Vous l'intercepterez avant. » L'inconnu s'était exprimé d'une voix dure qui ne souffrirait aucune discussion. Le Colonel acquiesça, tentant de mettre dans ce simple geste autant de détermination et d'autorité que possible. Pour faire bonne figure devant ses hommes, espérait-il. Les deux types dévisageaient froidement le Colonel. « On a d'autres hommes bien entrainés à la base. Beaucoup. » Vous n'êtes pas irremplaçables. « On reviendra la semaine prochaine avec la cavalerie. Et vous aurez une bonne nouvelle pour nous. »
Sur ces derniers mots, les deux gars tournèrent les talons sans attendre de réponse. Les hélices de l'hélicoptère se remirent à tourner tandis que les deux hommes avançaient avec détermination vers leur moyen de transport. En quelques minutes, l'hélicoptère ne fut plus qu'un petit point noir dans le ciel. Ils étaient partis.
Le Colonel se retourna vers ses hommes qui, vu leur visage crispé, avaient très bien compris la menace qui pesait sur eux. « On bouge. Tout ce raffut, ça va attirer les morts. » Ses ordres furent immédiatement mis à exécution.
Un de ses soldats cependant demeura figé sur place. Il s'adressa timidement au Colonel. Comment ces hommes les avaient-ils trouvés? Comment les trouveraient-ils encore, la semaine suivante?
« Nos satellites sont toujours opérationnels. » Laconique, à moitié grommelé. Le Colonel était à présent de méchante humeur.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top