Au-delà de l'équinoxe du printemps 4
Chapitre 4
Carol observait les deux hommes, Daryl et Hakim, tout en remuant son ragout de lapin. Le petit conil blanc lui était apparu le matin même sur le sentier de la forêt, juste après son entrainement avec le Glock, juste après la destruction du monstre. En un bond, depuis les fourrés, le lapin avait atterri au milieu du chemin, avait tourné la tête vers Carol et s'était immobilisé. Il avait semblé à Carol que le lapin et elle s'étaient observés avec curiosité pendant un long moment et qu'ils auraient pu rester comme ça longtemps encore si Daryl n'avait pas décoché un carreau qui avait mis fin à la vie de l'animal. Ainsi, Carol avait décidé d'en faire un ragout qu'elle faisait mijoter en extérieur dans une grosse casserole suspendue au-dessus d'un feu de bois. Elle avait ajouté à sa préparation quelques conserves de champignons et de l'ail sauvage frais, autre don de la forêt. La marmite bouillonnait doucement et embaumait l'air d'un parfum apéritif qui avait attiré successivement presque tous les membres du groupe. Chacun était venu humer l'odeur de l'un de ces trop rares plats préparés maison et s'enquérir avec une impatience enfantine de l'heure du repas. C'était à présent au tour de Daryl et Hakim.
Les deux hommes s'étaient approchés avec une indécision presque comique, avaient eu l'air de vouloir faire demi-tour en apercevant l'autre arriver de la direction opposée. A présent qu'ils étaient face à face, ils semblaient ne plus savoir ce qu'ils faisaient là. Et Carol les observait donc, intriguée. Les yeux de Daryl, bouffis et mangés par les cernes, se posèrent finalement sur Carol qui répondit par un petit sourire encourageant. Puis elle tourna la tête vers Hakim qui ouvrit la bouche, pour la saluer sans doute. Mais il n'eut pas l'occasion d'articuler le moindre son puisque Daryl le devança d'une voix bourrue mais qui contenait néanmoins une pointe d'urgence: « Ça sent bon ».
Le sourire de Carol s'élargit. « Merci », timidement.
« Ouais », renchérit Hakim avec enthousiasme, bien décidé à ne pas se laisser exclure. « Ça a l'air vraiment succulent! » un mélange d'enjouement et de satisfaction dans ses yeux noirs que Carol trouva étonnant. « C'est d'ailleurs la délicieuse odeur qui nous a attirés tous les deux jusqu'ici, je pense? » Hakim tourna alors la tête vers Daryl avec un drôle d'air.
Carol ressentit alors clairement une sorte d'animosité puérile dans l'air. Il y avait quelque chose entre ces deux-là qu'elle ne parvenait pas à comprendre, une sorte de défiance mêlée d'intérêt. Si Daryl avait manifesté une franche hostilité à l'égard d'Hakim, elle aurait encore compris, mis ça sur le compte d'une prudence excessive mais légitime, bien qu'à aucun moment, au cours de ces derniers mois, Hakim n'ait présenté de danger pour le groupe. Mais ce n'était pas vraiment ça. En fait, Daryl se montrait plus bougon et grossier qu'hostile envers Hakim.
« C'est le lapin que j'ai tué pour toi? » Carol vit quelque chose briller dans le regard de Daryl lorsqu'il formula cette question. Et ces deux mots, pour toi, accentuèrent sa confusion. Il se passait définitivement quelque chose qu'elle effleurait du bout des doigts sans pouvoir l'attraper. Carol acquiesça lentement, ne sachant trop que répondre. La question ne pouvait être que purement rhétorique de toute façon. Daryl savait pertinemment bien que c'était le lapin de ce matin. Mais s'il connaissait déjà la réponse à cette question, il était tout à fait inutile de la poser. Or Daryl ne parlait jamais de façon inutile. Tout ça n'avait aucun sens. A moins que... Une idée germa dans l'esprit de Carol, une idée si ridicule qu'elle voulut l'écarter immédiatement. Mais lorsque Hakim répliqua en expliquant comment il avait tué pratiquement à lui seul un groupe de rôdeurs, passant ainsi complètement du coq à l'âne, ou plutôt du lapin au zombie, Carol n'eut d'autre choix qu'accepter son idée comme étant la bonne. Ces deux grands dadais se livraient à combat de coq dont elle était la seule spectatrice et qui ne pouvait donc se jouer qu'à sa seule attention. C'était une situation complètement inédite pour Carol, même dans sa jeunesse, son physique plutôt quelconque n'avait jamais incité les hommes à faire la roue devant elle ou à se mettre à bramer pour la conquérir. Et elle avait toujours secrètement envié ses jolies condisciples, pom-pom girls et autres reines de bal, qui étaient constamment l'objet de toutes les faveurs et qui provoquaient parfois même de mâles bagarres. Alors que des années durant elle en avait rêvé, se retrouver au centre de pareille intrigue à son âge, une femme mûre - fanée lui soufflait sournoisement sa voix intérieure -, cela lui sembla à la fois cocasse et inconvenant. Elle se sentit alors extrêmement mal à l'aise. Maintenant que ça lui arrivait, elle savait que ce n'était pas ça qu'elle voulait. Et son esprit se mit à la recherche frénétique d'une échappatoire. Il fallait couper court à cette conversation au plus vite et la solution lui apparut juste sous les yeux, dans sa grosse marmite.
« D'ailleurs, ça doit être prêt. » Carol fit un grand signe de la main pour attirer l'attention de Rick et Lori qui discutaient près des voitures. Ceux-ci comprirent immédiatement que le dîner était prêt et ils appelèrent les autres membres du groupe, demeurés à l'intérieur de la maison. Carol, à la louche, commença à servir les gamelles. Le temps qu'elle offre une ration de lapin à Hakim et à Daryl, le reste du groupe était là.
***
Couché dans l'herbe jeune et tendre, réchauffé par un soleil doux et bienfaisant, Daryl tentait de se reposer. Depuis la perte de la ferme, et de Sophia, il s'était abruti dans le travail, se portant volontaire pour les tours de garde aux heures les plus noires, toujours prêt pour toutes les expéditions, les missions de reconnaissance, bénévole pour chasser des heures durant pour un maigre butin. Et il aimait ce que lui apportait tout ce labeur, il appréciait la confiance grandissante de Rick, le respect et la reconnaissance des autres. Il découvrait enfin le bonheur de se rendre indispensable, de pourvoir aux besoins de sa tribu, lui qui avait passé sa vie à être dispensable, et même indésirable. Mais ces longs mois besogneux, l'instabilité de leur situation précaire, l'avaient définitivement marqué. Il se sentait exténué, physiquement et mentalement, et il tentait donc de grappiller repos et quiétude là où ils se trouvaient.
Allongé sur son lit vert et moelleux, les paupières closes, Daryl essayait de se détendre, de relâcher tout son corps, de relaxer chacun de ses muscles, de se vider la tête et ne penser à rien. Mais il se demandait bien comment on pouvait faire pour ne penser à rien. On pense toujours bien à quelque chose, non? En tout cas, la tête de Daryl était toujours pleine de choses, c'étaient rarement des idées profondes ou des trucs d'intellectuel, pour autant qu'il pouvait en juger. Mais il y avait toujours des choses, des choses encombrantes pour la plupart, qui lui parasitaient l'esprit. Il pensait à toutes ces choses sur lesquelles il n'avait aucune emprise mais dont il était pourtant responsable, en quelque sorte, parce que même si ce n'était pas de sa faute, c'était quand même un peu de sa faute, même si il ne les avait pas provoquées, il n'avait rien fait pour les empêcher, ou pas assez fait, ou pas assez bien fait, la ruine de la ferme, la mort de Sophia, la disparition de Merle. C'était tout ça qui l'empêchait de se vider l'esprit et de se reposer. Ça et aussi d'autres questions plus triviales ou futiles dont il n'arrivait pas à se défaire; parce que c'étaient des choses du quotidien qui ne cessaient de se rappeler à lui, se demander ce qu'on va manger le lendemain, si Rick va finir par engueuler le gamin, si on va trouver de l'essence pour la bécane de Merle, se demander quel était le secret que cachait Hakim, ce qu'il foutait avec Carol, parce qu'il y avait un truc, fallait pas le prendre pour un con. Mais ces questions, il ne les poserait jamais, elles ne sortiraient jamais de son esprit, ce n'était même pas concevable; parce que poser ces questions, ça ressemblait beaucoup à se plaindre ou peut-être même geindre. Daryl eut une petite moue inconsciente de dégout. Peut-être devrait-il essayer de se concentrer sur ce qui va bien, oui, essayons ça. Il n'allait sans doute pas trouver de grosses choses positives sur lesquelles focaliser son attention. Quoique... la nouvelle place qu'il occupait au sein du groupe, ce n'était pas rien quand même, c'était même important. Daryl fit un instant jouer l'idée de statut dans sa tête, mais il rejeta soudain le mot comme s'il lui avait brulé le cerveau. Mais sa place, ça oui, il avait une place, il était membre à part entière du groupe, leur égal, oui, peut-être ça alors. Et pourtant, c'était bien ça, véritablement ça, son avis comptait autant que celui de n'importe qui, on comptait sur lui pour tout un tas de trucs, et pas comme un larbin, non comme quelqu'un qu'on respecte et qu'on apprécie pour ce qu'il fait, et même pour ce qu'il est, peut-être. Et c'était ça le sentiment d'appartenance, être à sa place, vraiment à sa place, quelque part.
Daryl gigota un peu et se fit rouler sur le flanc. Il entrouvrit les yeux en une mince fente aveuglée de lumière. Il plaça sa main en auvent et distingua Carol qui préparait le repas plus en contre-bas. Elle ressemblait à une sorte de sorcière, penchée sur son chaudron, dans le soleil couchant. Il aimait bien Carol; elle ressemblait à des dizaines de femmes qu'il avait pu connaitre et en même temps elle ne ressemblait à personne d'autre. Il éprouvait un irrésistible besoin de la protéger alors qu'il n'avait jamais pu protéger les dizaines de femmes qui lui ressemblaient. Mais au fond de lui, il savait que bientôt cette tâche ne lui incomberait plus, Carol serait bientôt parfaitement capable de se protéger elle-même. Ça se voyait dans ses yeux déterminés, dans ses gestes calculés, sa posture maitrisée, tout. Et voilà qu'elle semblait déjà s'éloigner de lui, mais ce n'était pas que pour ça. C'était aussi à cause de l'autre, l'autre avec sa bouillotte et ses phrases savantes. Et puis quelle idée de rapporter une bouillotte à une femme! Ils avaient failli crever pour cette putain de bouillotte; enfin pas vraiment, c'était un peu exagéré. Faut dire que l'autre avait été d'une efficacité redoutable. Mais il était fourbe, il était malhonnête, il cachait quelque chose. Et peu importait qu'il ne soit pas si chiant et que ce ne soit pas un boulet en mission, le fait demeurait qu'il était fourbe. Rien qu'à voir l'histoire de la bouillotte, ça aussi c'était une fourberie! Daryl arracha un brin d'herbe hargneusement. Il allait le tenir à l'œil, l'autre. Et tenir à l'œil ce qu'il fichait avec Carol, pour protéger Carol, parce que ça il pouvait encore le faire. Ce fut alors que Daryl remarqua justement la silhouette de l'autre qui avançait vers Carol. Il bondit sur ses pieds, cracha rageusement par terre et se dirigea d'un pas décidé vers son amie qu'il allait protéger.
***
Hakim s'était un peu isolé pour manger son repas, pas autant que Daryl, il ne pouvait pas se le permettre, sa position au sein du groupe était trop instable encore. Mais il s'était installé légèrement à l'écart, à côté des autres, mais en périphérie quand même. Là, seul sans en avoir l'air, il savourait son ragout, mastiquant lentement les quelques morceaux de viande auxquels il avait eu droit, laissant reposer chaque bouchée quelques secondes contre son palais afin d'en explorer toutes les saveurs, se délectant démesurément de chaque cuillerée. La bonne cuisine, c'est de l'amour qu'on partage, disait souvent sa mère. Toutes les pensées, tous les sens d'Hakim se firent l'écho de cette phrase avec approbation. La cuisine de Carol débordait d'amour. Carol elle-même était pleine d'un amour infini qui semblait sans objet, qui avait sans doute été entièrement consacré à sa petite fille, Sophia, un amour qui aujourd'hui n'appartenait plus à personne, et qui était donc à tout le monde, sous la forme d'une bienveillance et d'une prévenance admirables. Et Hakim ressentait le besoin impérieux de revendiquer une part de cet amour et il voulait possessivement que cette part-là soit exclusivement sienne.
Hakim avait toujours été attiré par des femmes qu'il considérait comme fortes, qu'elles soient plus âgées que lui, plus brillantes, plus cultivées, plus courageuses, plus déterminées ou plus sûres d'elles. Toutes les autres femmes, il les avait toujours considérées comme médiocres, peu dignes de son temps et de son intérêt. Et s'il avait jugé de prime abord Carol comme une femme faible et fade, pleurnicheuse et presque servile, il avait depuis décelé chez elle une force redoutable, mais tapie dans l'ombre, une force qui ne demandait qu'à jaillir d'elle. Toutes les femmes dont Hakim avait été proche, de quelque manière que ce soit, avaient toujours été des femmes accomplies. Et de toutes ces femmes-pygmalions, Hakim avait retiré tout ce qu'il avait pu, il s'était consciemment et volontairement laissé façonner par elles. Mais Carol n'était pas une femme accomplie, pas vraiment, pas encore. Carol était formidable, mais seulement en puissance, sa force était un potentiel qui ne demandait qu'à s'actualiser. Et Hakim se sentait prêt, se sentait l'envie irrésistible de devenir à son tour le pygmalion, d'accompagner, d'emmener, de guider Carol vers son accomplissement. Il se retrouvait ainsi dans une position qui lui était inhabituelle, mais qui lui paraissait logique à la fois. Car si Carol n'était pas la femme forte que toutes les autres femmes de la vie d'Hakim avaient été, elle serait un jour la plus forte, il en était intimement convaincu.
Et il n'était pas le seul. Daryl aussi, de manière inconsciente peut-être, le savait. Et cela ennuyait profondément Hakim qui aurait voulu détenir seul ce savoir. Parce qu'à la fascination pour la force qui sommeillait en Carol s'était ajouté autre chose. Une chose trop énorme pour être nommée, une chose contenue dans la cuisine de Carol, dans son lapin. Une chose qui était aussi une force en soi, une force magnétique qui avait attiré Hakim à elle - et Daryl aussi, visiblement, et malheureusement. Hakim aurait voulu savoir avec certitude ce qu'il y avait entre Daryl et Carol, quelle était la nature de leur relation, précisément et exactement. Carol parlait d'amitié, d'une amitié solide forgée par des événements douloureux, qui rapprochent, inévitablement. Mais Hakim se demandait s'il n'y avait pas autre chose quand même, quelque chose de très proche de l'amitié, très semblable et pourtant tellement différent.
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