Au delà de l'équinoxe du printemps 2
Chapitre 2
Un vent doux et tiède portait délicatement le parfum subtil des premières fleurs de la saison et accompagnait Daryl par cette belle après-midi décidément printanière. L'hiver avait été assez froid selon les standards des Géorgiens, mais l'air s'était considérablement réchauffé ces derniers jours. Si la météo continuait à se montrer si clémente, les manches de la chemise de Daryl disparaitraient vite, fondues comme neige au soleil. Et ce serait très bien comme ça, le tissu gênait le chasseur dans ses mouvements, ça tirait toujours au niveau du coude et il se sentait à l'étroit. Il avait l'impression d'être plus réactif, plus prompt à mettre en joue, lorsque ses bras nus étaient libérés de toute entrave. Ainsi, même si à aucun moment il ne s'était plaint du froid de l'hiver, la venue des beaux jours réjouissait Daryl de tout son être. L'arrivée de l'été avait d'ailleurs toujours fait partie de ses petits bonheurs secrets. Et qui resteraient secrets, parce que son visage fermé, dont l'expression pouvait paraitre à certains immuable, ne trahissait en rien la légèreté de son âme. Seul et heureux, il marchait en décrivant un très large cercle autour d'un motel isolé en bord de route où le groupe avait pris ses quartiers après que la horde de rôdeurs les ait délogés de leur précédent refuge. Il avançait lentement, traversant des routes désertes parsemées d'herbes folles, se frayant un passage entre les arbres et de petits bosquets épars, contournant un steak house vide, triste et désolé, tentant surtout de faire durer cette petite expédition de reconnaissance, l'étirer à l'infini. En revenant à une vieille bicoque décrépie devant laquelle il était déjà passé, il lui fallut bien s'avouer que ce moment paisible s'achevait déjà et il dut se résoudre à emprunter le rayon du cercle imaginaire qu'il avait décrit pour revenir au point central que constituait leur nouveau campement. Et même en trainant des pieds, en raccourcissant les foulées de manière presque comique, le motel fut bientôt en vue. Quelques minutes plus tard, Rick arrivait à sa rencontre.
« Alors? avec un petit signe de tête interrogateur.
- Désert, répondit Daryl. Les routes autour sont désertes, pas une seule bagnole. Y a un steak house par là », le bras tendu et l'index étiré de Daryl vers le nord. « Mais c'est vide. Pas croisé un seul rôdeur. Aucune trace fraiche nulle part. Ça doit faire un moment qu'personne n'est passé par ici.
- Bien. » Rick sortit une carte routière de la région et la déplia. Il posa le doigt sur une inscription au marqueur, motel, suivie de la date du jour. « On est là. » Déplacement du doigt sur la carte. « Là, c'est où on était avant. La horde qu'on a croisée se dirigeait en principe dans la direction opposée à celle qu'on a prise pour arriver ici. Donc on devrait être bon.
- Sauf si la horde change complètement de direction, fit Daryl.
- Sauf si la horde change complètement de direction, répéta Rick.
- Ou si ces connards de militaires débarquent.
- Ou si ces connards de militaires débarquent. »
S'ensuivit un échange de regards, petite conversation silencieuse, ça a l'air pas mal mais on reste en état d'alerte. Daryl opina du chef, on est bien d'accord. Hochement de tête de Rick en guise de réponse, on est bien d'accord.
Daryl continua ensuite son chemin vers le motel dans lequel il pénétra pour voir comment les choses s'organisaient à l'intérieur, et surtout pour se trouver un petit coin à l'écart où déplier bagages.
Malheureusement pour Daryl, ses projets allaient être rapidement contrariés par un Hakim qui marchait vers lui le pas vif et décidé, la mine déterminée. « Il nous faut des médocs pour Hershel. Son cœur... Carol demande si tu veux bien m'accompagner. »
Daryl jeta un œil par-delà son interlocuteur, dans l'espoir de saisir un regard de confirmation de Carol, mais cette dernière n'était nulle part en vue. Daryl se laissa alors un moment bercer par le mouvement de balancier de l'indécision - j'y vais, j'y vais pas, j'y vais, j'y vais pas. Il avait déjà sécurisé le périmètre, il avait bien le droit de s'installer maintenant, non? Puis, une expédition avec le barbu, c'était un coup à vous gâcher une journée, une journée qui avait commencé sous les meilleurs auspices en plus... Une belle promenade solitaire et silencieuse qui avait mis Daryl d'une humeur exceptionnellement bonne, pas question de foutre ça en l'air avec la présence intrusive et indésirable d'un autre. Cependant, c'était pour Hershel; et Daryl avait de la sympathie pour le vieil homme, une sorte de respect. Et c'était Carol qui avait demandé; et Carol, bah, c'était Carol - chose qui ne voulait rien dire et qui, pour Daryl, voulait tout dire à la fois. « C'est bon, donne-moi la liste de c'qui faut. J'vais y aller.
- Tout seul? » Un bref instant, Daryl crut déceler quelque chose qui ressemblait à de la panique dans la voix d'Hakim. Mais, alors que ce dernier poursuivait, son attention fut détournée de cette impression. « Et si tu ne trouves pas les médicaments de la liste? Moi je sais quelles sont les alternatives, par quels autres médicaments on peut éventuellement les remplacer. Vaut mieux que je t'accompagne. »
Et ainsi, ce fut décidé. Daryl n'avait aucun argument à opposer à Hakim, aucun argument rationnel en tout cas; et, résigné, il fut bien contraint de commencer à préparer sa petite escapade avec son partenaire forcé. Un quart d'heure plus tard, ils étaient tous les deux en route, Daryl au volant d'une Dodge grise. Hakim, sur le siège passager, contemplait le paysage d'un air absent, silencieux, apparemment très calme. Seuls ses doigts, qui jouaient avec les cordelettes de son pull à capuche - un geste inconscient qui commençait déjà à horripiler Daryl d'ailleurs -, trahissaient une certaine nervosité. Au bout d'un moment, Hakim tourna la tête vers le conducteur et entrouvrit la bouche, comme s'il s'apprêtait à dire quelque chose. Daryl, tout en donnant l'apparence d'être uniquement concentré sur la longue route droite et vide, suivait du coin de l'œil les mouvements de son passager, alors qu'une tension croissante s'emparait de lui. Mais Hakim, pour quelque raison que ce soit, sembla se raviser et retourna à sa contemplation muette des champs en friche qui défilaient alentour d'eux. Étrangement, Daryl ne sut s'il était soulagé ou ennuyé par le silence de son coéquipier. L'ambivalence de ses propres sentiments acheva de ruiner la bonne humeur du chasseur.
Une quinzaine de kilomètres plus tard, alors qu'aucun autre incident n'avait perturbé l'intérieur de l'habitacle de la Dodge, les abords d'une petite ville furent enfin en vue. Daryl commença à ralentir. Les deux hommes, chacun de leur côté, se mirent à scruter les premiers bâtiments, à la recherche d'une pharmacie, se divertissant ainsi de leurs pensées. La ville paraissait déserte; une ville fantôme digne de westerns, à l'exception de zombies épars qui erraient de manière chaotique. De temps à autre, une bourrasque de vent soulevait des morceaux de tôle et les envoyait claquer au sol un peu plus loin. C'était là le seul son qui rompait la monotonie du bruit du moteur et des grognements lointains des rôdeurs.
Bientôt, Hakim aperçut l'enseigne sale et triste d'un drugstore et la signala au chauffeur. Daryl pénétra lentement dans le large parking de la pharmacie, effectua une petite manœuvre pour que la voiture soit déjà dans le bon sens pour repartir. Cela leur ferait gagner quelques précieuses secondes si les choses tournaient mal. Daryl coupa le moteur, sortit du véhicule et referma délicatement la portière, aussitôt imité par Hakim. Les deux hommes se dirigèrent vers la pharmacie d'une allure prudente mais déterminée. Daryl, l'arbalète à l'épaule, devançait légèrement son partenaire et effectuait de petits tours sur lui-même à intervalles réguliers. Hakim avançait un peu en retrait, sa petite liste griffonnée à la hâte dans la main gauche tandis que sa main droite, tendue devant lui, tenait de façon inexperte un révolver dont le canon pointait imperceptiblement vers le sol. Daryl lui jeta un bref regard agacé, on ne peut vraiment compter sur personne. Les deux hommes arrivèrent bientôt tout contre la porte du bâtiment. Hakim voulut l'ouvrir, mais Daryl le retint d'un geste vif de la main.
« Quoi? » souffla Hakim, nerveux. En guise de réponse, Daryl se contenta de frapper trois petits coups secs avec la jointure de son index contre la porte vitrée. Quelques secondes passèrent, les oreilles tendues du duo perçurent nettement un faible grognement. Regard de supériorité de Daryl vers Hakim; tu vois, moi non plus, chuis pas con, maintenant au moins on a une idée de ce qui nous attend. Évidemment, le visage d'Hakim se renfrogna aussitôt.
L'instant suivant, cependant, fut entièrement dédié à l'action. Daryl s'introduisit dans la pharmacie tel une brigade anti-terroriste à lui seul. Hakim était impressionné malgré lui. Le chasseur avait l'assurance du meilleur des agents du FBI, typiquement le héros du genre de films qu'il avait eu l'habitude de regarder le soir pour se détendre après une journée passée penché sur des boites de Petri. Il eut à peine le temps d'essayer de viser de son révolver l'un des deux zombies qui claudiquaient entre les rayons vandalisés que ces deux mêmes rôdeurs s'effondraient déjà comme des poupées de chiffon, un carreau fiché dans le front. Ainsi, le danger semblait passé et, même si Daryl demeurait alerte, Hakim leva légèrement sa main gauche et sa petite liste; c'était à son tour de prendre les commandes de l'opération et de briller.
« Prends ce qui te semble utile, ordonna-t-il, aspirine, désinfectant, bandages, des trucs comme ça ». Il jeta un regard alentour, sur les étagères en grande partie vidées, sur les petites boites en carton ou en plastique qui jonchaient le sol sale, sur les flacons de sirop brisés qui répandaient leur liquide visqueux et sucré. « Enfin, ce que tu trouves... Moi, je vais voir derrière le comptoir. » Daryl sembla accepter l'ordre sans broncher et commença à scruter les rayons à la recherche de médicaments et de matériel médical d'usage courant. Il se pencha bientôt sur un tas de bandes de gaze qui gisaient par terre et récupéra celles qui n'étaient pas souillées et semblaient encore utilisables. En se relevant, il chercha Hakim des yeux derrière le comptoir, en vain. Un début de légère panique s'empara de lui l'espace d'une seconde, le temps qu'il l'aperçoive à quelques pas de là. Hakim finissait de pousser à la hâte quelque chose dans son sac à dos, un quelque chose que Daryl ne parvenait pas bien à distinguer avec la distance mais dont le bout bleu layette - qui était maintenant déjà englouti dans le sac - paraissait caoutchouteux. Daryl détourna la tête tout en continuant à suivre les gestes de l'autre du coin de l'œil. Il le vit jeter un regard furtif en sa direction comme pour vérifier que son pillage était passé inaperçu. Il avait peut-être honte d'avoir pris cet objet. Mais qu'est-ce que ça pouvait bien être? Une poire à lavement? se dit Daryl avec un petit rictus intérieur. Mais comme Hakim passait enfin derrière le comptoir, Daryl ne s'attarda pas davantage sur le sujet et se remit en quête des quelques trucs intéressants qui pouvaient encore rester dans cette pharmacie. Et il ne restait franchement pas grand chose, des boites éventrées, des cachets écrasés, des gélules ramollies par l'humidité, des boites de tisane imbibées de sang noirâtre. Le rayon d'hygiène corporelle semblait relativement épargné par les sacs précédents et Daryl prit un peu au hasard quelques pains dermatologiques, un flacon de shampoing de format familial, des tubes de dentifrice et de nouvelles brosses à dents.
Il n'y avait pratiquement rien d'autre qui en vaille la peine et toute l'entreprise lui parut subitement bien vaine. Il se demanda si Hakim avait plus de chance de son côté et se décida à aller vérifier ça par lui-même lorsqu'un grand bruit, sonore et scintillant, lui frappa les oreilles de plein fouet. Daryl se précipita derrière le comptoir, dans l'arrière boutique où Hakim se trouvait. Il découvrit ce dernier pantelant, face à une grande armoire vitrée sur laquelle, parmi les bris de vitre, gisait un rôdeur fraichement tué, un long et fin tube en verre enfoncée dans son orbite remplaçait son œil gauche. Le vacarme n'avait pas dû porter très loin, mais Daryl préférait jouer la carte de la sécurité et déguerpir au plus vite. De toute façon, cette pharmacie, c'était loin d'être le jackpot.
« T'as tout c'qui faut? »
Hakim sursauta, sortant de sa torpeur, comme s'il venait de réaliser la présence du chasseur. « Ouais, c'est bon. On se casse? »
Hochement de tête de Daryl. « On se casse. » Ouvrant une nouvelle fois la marche, le chasseur se dirigeait à grandes enjambées vers la sortie qu'il découvrit bloquée par un petit attroupement d'une vingtaine de zombies.
« Et merde... » Légère panique dans la voix d'Hakim. « C'est quoi le plan?»
Le plan? Pourquoi il lui demandait ça à lui? Il prenait Daryl pour son sauveur ou quoi? Le plan, c'était de pas faire de bruit, d'entrer et sortir incognito et surtout pas de renverser une putain d'armoire! « Y sont pas si nombreux. On bourre dedans et on se fraye un passage jusqu'à la bagnole. T'es prêt? » Daryl avançait la main vers la poignée de la porte quand il vit Hakim sortir son révolver. « Range ça. » Il fouilla rapidement son sac et en sortit un pied-de-biche. « Tiens, prends plutôt ça. »
L'instant d'après, Hakim se retrouva dans la mêlée, à frapper à tout va, les deux mains serrées sur son arme. Dans cette combativité instinctive, dans cette revigorante adrénaline, Hakim fut saisi par le souvenir d'une scène similaire et pourtant bien différente, de cette lutte abrutissante, insensée lors de laquelle il avait perdu sa Mémé Alza. Il retrouva la force aveugle qu'il avait eue alors. Chaque coup porté ajoutait à sa frénésie, stimulait ses bras à donner plus de puissance encore au coup suivant. Bientôt, il entra comme dans une violente folie; il n'y avait plus en lui ni réflexion, ni pensée consciente, aucun calcul, juste un instinct sauvage, des gestes mécaniques, répétés encore et encore. Et une main qui l'attrapait par le sac, et une voix qui gueulait dans son oreille, « allez... allez! » Hakim leva à nouveau les bras mais son coup se perdit dans le vide. Il ne restait plus rien à frapper, plus rien à tuer, plus rien, sinon la main et la voix, qui appartenaient à Daryl. « Putain, mec, qu'est-ce tu fous? Allez, viens, faut se bouger », criait le chasseur en le tirant par le sac. En effet, d'autres zombies claudiquaient vers eux. Hakim secoua la tête comme pour revenir à lui. Il fonça à la suite de Daryl vers la voiture et, immédiatement après le claquement de portières, ils démarrèrent en trombe.
Le chemin du retour fut sans encombre, mais une certaine tension croissait dans la nuque et les épaules de Daryl. Il n'était pas sûr de comprendre la scène qui venait de se dérouler. Il y avait eu une telle hargne dans la façon dont l'autre s'était battu - ou peut-être débattu - oui, c'était ça, il s'était débattu. Daryl avait pensé, au départ, que c'était lui qui les sortirait de ce mauvais pas et, étonnamment, c'était l'autre qui avait décimé le gros des rôdeurs. Ainsi, Daryl commençait à considérer l'autre, Hakim, un peu différemment. Il avait déjà compris que Hakim n'était pas juste le gros connard qu'il semblait être a priori, son attachement à la vieille l'avait suffisamment prouvé à ses yeux. La sympathie que Carol éprouvait envers lui n'avait fait que le confirmer. Mais à présent, Hakim devenait quelqu'un sur qui on pouvait compter. Il venait de se comporter de manière étrange, certes, mais efficace. Et une pensée s'imposa dans le chef de Daryl: Hakim s'était débrouillé pour survivre seul avec une vieille dame à moitié folle pendant des mois. Il n'avait jamais réellement considéré ce fait-là, mais maintenant que c'était le cas, il ne pouvait s'empêcher de réaliser qu'Hakim faisait un assez bon équipier. Soudain, un rire tira Daryl de ses pensées. Hakim était secoué d'un fou rire incontrôlable, un peu dingue, un rire nerveux, de ceux qui sont destinés à émousser un pic de stress. Contre son gré, un petit - mais véritable - sourire vint jouer fugacement sur les lèvres de Daryl. L'instant fut bref et laissa rapidement place un nouveau silence, serein celui-ci et Daryl sentit très perceptiblement la tension qu'il avait accumulée se dissiper un peu. En se garant devant le motel, il se dit que décidément, entre sa promenade solitaire et cette surprenante expédition, la journée avait été particulièrement bonne.
Daryl découvrira quelques jours plus tard, au détour d'une conversation anodine avec Maggie, que le stock de médicaments pour Hershel n'était pas si bas que ça. Que leur excursion à la pharmacie n'était en rien une urgence. Il apprendra également de la bouche d'une Carol ravie qu'Hakim lui avait rapporté de cette même excursion une bouillotte car ce dernier l'avait surprise à se lamenter auprès de Lori de douleurs menstruelles qui seraient si bien soulagées à l'aide d'une bouillotte. Daryl restera perplexe, un peu frustré, comme lésé de quelque chose; et, pour une raison qui demeurera longtemps un mystère pour lui, il aura la désagréable impression que cette journée exceptionnellement bonne lui avait été gâchée de manière rétrospective.
Note de l'autrice:
Illustration: Henri de Groux, Le grand Chambardement.
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