Ascension printanière 9
Chapitre 9
L'aurore encore tardive en ce début de février n'allait pas tarder à poindre, mais il fallait être attentif pour repérer les premières lueurs orientales. Le ciel demeurait sombre, plombant la rase campagne géorgienne où s'élevaient les quelques bâtiments sinistres d'un ancien mouroir à volaille. Dans la profondeur des ténèbres de ce paysage désolé, deux silhouettes se mouvaient en silence, éclairées seulement d'un petit faisceau de lumière tamisée. T-Dog et Daryl progressaient côte à côte, achevant le dernier tour de garde de la nuit. Leur ronde avait été calme, aucun incident à signaler, pas l'écho d'un grognement d'outre-tombe, pas l'ombre d'un uniforme militaire. Les deux hommes étaient cependant alertes, prêts à parer toute menace, concentrés sur l'horizon invisible, sur des bruits inaudibles; leurs sens de survivants aiguisés, comme des animaux, une espèce en voie d'extinction. Encore quelques mètres et ils arriveraient à la porte de l'entrepôt. Glenn et Maggie prendraient alors le relais, surveillant les alentours le temps que le groupe se prépare à reprendre la route. Et le temps que Rick mène à bien son interrogatoire. Il était d'ailleurs prévu que Daryl l'assiste. Ce que Daryl n'anticipait pas avec joie.
Une fois la porte franchie et un bref rapport communiqué aux patrouilleurs suivants, le chasseur, en compagnie de T-Dog, se dirigea vers Lori qui leur tendit à tous deux une assiette chichement garnie qui constituerait leur petit déjeuner. Daryl attrapa son plat sans un mot et choisit d'aller le manger à l'écart. Il avait envie de s'isoler un peu. Il avait toujours horreur du capharnaüm et de l'agitation qui précédaient les départs. A dire vrai, depuis que Carol avait pris l'organisation des choses en main, les préparatifs étaient beaucoup moins chaotiques. Mais, quoi qu'il en soit, Daryl préférait rester en dehors de tout cela.
Il avait surtout envie de réfléchir en paix et d'avoir l'opportunité de revenir sur sa conversation nocturne avec l'Arabe. Daryl ne savait toujours pas quoi penser de leur échange et ses sentiments envers Hakim étaient désormais ambivalents. Oh, bien sûr, il s'agissait toujours de l'étranger et ses origines arabes continuaient à le rendre suspect aux yeux de Daryl. Hakim n'était cependant pas arabe, c'était Carol qui le lui avait fait remarquer. Les origines d'Hakim étaient turques et, visiblement, turc et arabe, c'est pas pareil. Cette remarque de Carol avait contrarié Daryl à plus d'un titre. D'abord parce que ça signifiait que Carol parlait avec ce type, qu'ils échangeaient des informations de nature personnelle. Pour une raison ou pour une autre, le chasseur détestait ça. Ça le faisait enrager. Pour une raison ou pour une autre. Sans doute parce que l'Arabe était dangereux. Ouais, c'était pour ça. Mais cette réflexion de Carol sur les origines d'Hakim avait aussi, et surtout, renvoyé Daryl au campement d'Atlanta, à l'époque où, chinois et coréen, c'était aussi pareil. Sauf que chinois et coréen, c'était pas pareil, Daryl le savait maintenant. Il y avait quelque chose dans toute cette histoire d'arabe et de turc, de chinois et de coréen, qui le mettait mal à l'aise, qui créait une sensation étrange en lui sans qu'il puisse déterminer ce dont il s'agissait avec exactitude.
C'était d'ailleurs cette seule phrase de Carol qui avait convaincu Daryl de parler à Hakim, non pas pour l'interroger, mais pour une simple conversation. Hakim n'est pas arabe, tu sais; il est turc. Après ça, il avait fallu qu'il aille lui parler. Pour voir. Juste pour voir. Ça avait été comme une croute qui démange et qu'il faut qu'on gratte. Mais ça n'avait pas soulagé Daryl. Au contraire, ça chatouillait maintenant davantage. Parce que maintenant, Daryl ne savait plus que penser d'Hakim. Avant, ça avait été facile. C'était l'ennemi, l'Arabe, et il fallait le jeter loin du groupe au plus vite. Mais à présent... C'était juste un mec normal. Daryl restait quand même méfiant. Parce qu'il le fallait. Il y avait trop de trucs en jeu.
Du coin de l'œil, Daryl pouvait apercevoir Hakim qui mangeait avec la vieille. Merde, c'était difficile de haïr un homme qui s'occupe d'une mamie alors qu'il parvient à peine à soulever une fourchette. Daryl s'était toujours plu à croire qu'il était excellent juge du caractère des gens, qu'il avait une sorte d'instinct pour ça. Et quelque chose dans ses tripes lui disait qu'Hakim n'était pas le sale type qu'il avait d'abord cru. Comme pour s'en dissuader, Daryl se rejouait encore et encore leur petite discussion. Mais cela n'eut pour seul effet que de le convaincre davantage.
***
Bien que la soirée soit à peine entamée, le ciel était déjà complètement noir, une nuit couverte, sans lune ni étoiles, et de minute en minute l'air s'épaississait d'obscurité tandis que les ombres des bâtiments et des voitures abandonnés se fondaient dans le décor. Carol se dépêcha de traverser le parking désert pour retourner à la sécurité relative de l'entrepôt qui servait actuellement de refuge au groupe. Il était temps qu'elle aille récupérer la vieille dame, Hakim avait besoin de se reposer à présent. Ils étaient toujours tous les deux et, la manucure terminée depuis longtemps, ils semblaient discuter calmement. Une discussion sans doute aussi surréaliste que l'idée même d'une manucure en pleine apocalypse.
Ils formaient en tout cas un duo étonnant, un tableau étrange, qui avait selon Carol quelque chose d'émouvant. Daryl n'était évidemment pas de son avis, ils en avaient encore parlé plus tôt dans la journée. Le chasseur demeurait méfiant, plus tant à l'égard de la grand-mère, mais surtout envers celui qu'il nommait l'Arabe. Carol avait bien essayé de convaincre Daryl - Hakim, elle en était sûre, avait un bon fond - mais Daryl était têtu et il restait campé sur ses positions. Si seulement il pouvait accepter de faire un geste vers l'étranger, aller lui parler par exemple, il verrait bien que ce n'était pas une mauvaise personne. Ils avaient démarré sur le mauvais pied, voilà tout.
Enfin, si elle voulait être tout à fait honnête, Carol ne pouvait pas prétendre qu'elle avait immédiatement apprécié Hakim. Au départ, elle l'avait même trouvé franchement désagréable, un poil arrogant aussi, alors qu'il était clairement en position de faiblesse. Puis, elle s'était souvenue que quelquefois, lorsqu'on se sent menacé, on peut se montrer exagérément sûr de soi, une stratégie pour compenser. Alors, Carol s'était dit que c'était peut-être ce qui expliquait l'attitude d'Hakim. Puis, à force de le côtoyer sans doute, elle s'était surprise à s'amuser de son humour qu'elle qualifiait désormais de pince-sans-rire.
Carol arriva à proximité du lit du blessé. La vieille dame gloussait avec ravissement à quelque chose qu'Hakim venait de lui dire à l'oreille. Ce dernier avait un petit rictus satisfait aux lèvres et un air un peu suffisant sur le visage; un faciès qui lui était familier, malgré la douleur et la fatigue dont il souffrait. La vieille aperçut alors Carol. « Toi... toi... répéta-t-elle d'un ton enjoué, en pointant un index vers la poitrine de Carol.
- Oui, oui, c'est moi. » Elle prit la vieille dame aux avant-bras pour l'aider à se relever. « Allez, venez. On va laisser votre filleul se reposer, maintenant. » Elle dirigea un petit sourire vers Hakim. « Il est blessé. Il faut qu'il reprenne des forces », précisa-t-elle. Hakim se laissa glisser sur l'oreiller jusqu'à être complètement couché. Il remonta ensuite convenablement les couvertures sur son torse. « Ça ira? lui demanda Carol. Tu n'as besoin de rien? » Il secoua la tête et ferma les yeux. Il avait l'air fragile comme ça, sa tête seule émergeant de dessous les draps. On aurait dit la tête d'un homme décapité.
Bras dessus, bras dessous, Carol escorta la vieille dame qui se laissa emmener sans rechigner. Elle babillait mollement, interrompant, à intervalles réguliers, ses commentaires sans queue ni tête par de longs bâillements sonores. Il était temps de la mettre au lit elle aussi. Carol l'aida à s'apprêter pour la nuit. Et, au moment de se coucher, la vieille sortit une plume de son sac-à-dos et la posa dans la paume de Carol en lui disant, « cadeau ». Cette dernière contempla la plume d'un air médusé et attendri. Mon Dieu, combien elle aimait la vieille dame ! Quel bonheur de l'avoir avec eux. Elle apportait au groupe une innocence et une naïveté que Carl ne pouvait plus offrir depuis longtemps.
Ainsi, Carol voulait que Daryl tolère l'étranger, qu'il le juge comme faisant partie des « bons ». Parce que dans le cas contraire, Hakim serait sûrement forcé de quitter le groupe. Et si Hakim quittait le groupe, la vieille dame s'en irait avec lui. C'était ce qu'il fallait éviter.
***
« Il est temps, je suppose », commença Hakim d'une voix encore un peu pâteuse et mal éveillée, alors que Daryl prenait place sur un tabouret à côté du lit improvisé du blessé. Le visage du chasseur était fermé, ses sourcils froncés, sa posture tendue. Il répondit par un « oui » laconique. Et le silence tomba, à nouveau. Hakim entreprit alors de repousser un peu ses couvertures et d'essayer de se redresser en quelques mouvements gauches et maladroits. Puis il cligna quelques fois des yeux, frotta de son pouce le coin de son Veil droit et tourna enfin la tête pour croiser franchement le regard de son interlocuteur encore muet. Ils demeurèrent figés ainsi une poignée de secondes, ou même une minute entière peut-être.
« Les types qui t'ont troué l'épaule... » poursuivit enfin Daryl, laissant sa phrase en suspens, comme si même sa voix hachée et bourrue pouvait étirer les mots à l'infini. Hakim pencha légèrement la tête, sans mot dire, dans l'expectative aurait-on dit. Et le silence, à nouveau. Des regards qui se soutiennent, avec une lueur de défi. Et puis les cernes sous ces regards, violacés et exténués. Des dents qui grincent, ce sont celles de Daryl. Mais pas pour longtemps, car bientôt sa mâchoire s'ouvre et il reprend. « C'est qui? »
Hakim ne répondit pas immédiatement. Il marqua une longue pause durant laquelle il contempla ses mains d'un air absorbé. Lorsqu'il releva les yeux, il dit simplement, d'une voix basse mais assurée, « je ne sais pas exactement, je ne suis pas sûr. »
Cette fois, la question suivante tarda beaucoup moins. « Dis toujours c'que tu sais. On verra l'reste après.
- Ce sont des militaires », l'informa Hakim.
A cela, Daryl répliqua en haussant un sourcil avant de lever les yeux au ciel. Un peu plus loin dans la longue pièce, on pouvait apercevoir, dans quelques minces filets de lumière artificielle qui déchiraient la pénombre épaisse, deux ou trois fragments de silhouettes qui s'activaient sans bruit - à peine le cliquetis d'une arme, à peine le froissement d'une toile - à de menues tâches de maintenance. Les autres survivants dormaient, ou essayaient vainement de trouver le sommeil en se tournant et se retournant encore dans leur couchette de fortune posée à même le sol dur et froid. Ce n'étaient certainement pas Daryl et Hakim qui les tenaient éveillés car Daryl et Hakim s'étaient tus, encore. Ce fut Hakim qui reprit, en articulant soigneusement chaque syllabe, comme pour faire trainer la phrase, pour ralentir la conversation jusqu'à ce que le temps se distorde, et en écartelant le temps suffisamment, peut-être Hakim se retrouverait-il ailleurs. « Dès que l'épidémie s'est déclarée, tu imagines bien, à Washington, il y a eu très vite au moins autant de militaires que de civils. » Une pause. Daryl semble très concentré. Il écoute attentivement, et patiemment. « Moi, je travaillais au Washington Hospital Center. On a eu une garde armée presque tout de suite. Quand les médecins ont commencé à se faire rares, on nous a regroupés en une seule équipe dirigée par une bonne femme qui travaillait sur le virus. Finalement, il n'y a plus eu que cette femme et moi. Je crois qu'elle a dû découvrir quelque chose. En tout cas, c'est ce que les militaires affectés à l'hôpital ont dû croire. Parce qu'ils l'ont tuée. J'ai fait la seule chose que je pouvais faire, j'ai pris mes jambes à mon cou. Depuis, ils me poursuivent.
- Parce qu'ils pensent que tu sais un truc sur le virus. » acheva alors Daryl, ses yeux plissés voyageant entre le visage d'Hakim et son épaule bandée. Celui-ci se contenta de hocher la tête.
« T'es docteur, alors? » demanda ensuite Daryl.
- Radiologue », confirma Hakim en acquiesçant. En voyant l'air légèrement perplexe de son interlocuteur, il précisa, « je suis le type qui regarde les radios et qui te dit si ton bras est cassé ou pas. Rien de super palpitant. J'avais une petite vie pépère avant tout ça... » Daryl hocha la tête pensivement, une petite vie pépère, se lever, prendre une douche, aller bosser, rentrer, regarder la télé, boire une bière, aller se coucher, une petite vie pépère, comme tout le monde. Hakim toussota. Faible comme il était, il avait pris froid. Un rhume, anodin dans une autre vie. Son teint était cireux et ses joues s'étaient creusées sous sa barbe foisonnante. Et ses yeux, enfoncés profondément dans leurs orbites, semblaient encore plus noirs tandis qu'ils contrastaient avec sa peau pâlie, en quelque sorte jaunie comme du vieux papier. En comparaison, Daryl, malgré la fatigue tenace qui l'accablait, paraissait robuste et sain, une force de la nature. Les deux hommes s'observèrent alors longuement, peut-être pour mieux prendre la mesure de la situation, pour jauger l'autre. « Et toi? » osa finalement Hakim, d'une voix légèrement hésitante, « tu faisais quoi, avant? »
Daryl s'autorisa un demi sourire avant de répondre. « Des p'tits boulots par-ci par-là. Rien de super palpitant non plus. Pas une vie de docteur, mais la routine quand même. » Hakim eut un air de surprise, comme s'il ne s'était pas attendu à cette réponse-là, ou peut-être même comme s'il ne s'était pas attendu à une réponse quelle qu'elle soit. Mais ses pensées, peu importe leur nature, furent tout aussitôt interrompues par le réveil de la matriarche du groupe. Que celle-ci se lève au beau milieu de la nuit n'avait rien d'inhabituel, elle avait le sommeil léger. Heureusement, ces moments de conscience nocturne étaient généralement paisibles, soit elle se contentait de s'agiter un peu sous ses draps, soit elle chipotait calmement à une chose ou l'autre, avant de se rendormir sans bruit. Là, elle venait de tirer de ses poches quelques pommes de pin et deux ou trois cailloux et elle entreprenait à présent de les aligner soigneusement sur le sol à côté d'elle. En manipulant ses petits trésors avec douceur, la vieille remuait visiblement les lèvres. Mais de là où ils se trouvaient, Hakim et Daryl ne pouvaient pas entendre le moindre son, si seulement la dame en produisait.
« Pourquoi tu l'as prise avec toi? demanda Daryl en désignant la vieille d'un geste du menton.
- Sincèrement? » répondit Hakim. Il soupira, marqua une courte pause. « C'était pas prévu. Là où elle était, elle était barricadée, elle avait à manger, à boire, tout ce qu'il lui fallait en suffisance. J'ai voulu la laisser là d'abord. Et lui envoyer de l'aide plus tard, une fois arrivé en Floride. Puis quelques infectés, des rôdeurs, ont débarqué. Elle en a assommé un avec un chandelier. » Il émit un petit rire, un gloussement presque. « T'aurais dû voir ça! » Un autre rire, il secoua la tête. « Enfin, voilà, on s'est finalement retrouvé tous les deux dans une voiture... » Daryl hocha la tête, muettement. Hakim observait maintenant la vieille qui jouait avec ses pommes de pin et ses cailloux, comme une gamine. Il avait un air attendri sur le visage, un sourire dans les yeux. Et Daryl, d'un air indéchiffrable, observait Hakim observer la vieille.
Le chasseur glissa sa main dans sa poche droite et, du bout des doigts, il caressa la petite pomme de pin qui s'y trouvait. Puis il se releva, tourna les talons et grommela un « bonne nuit » à l'adresse d'Hakim. « Hé! Attends », s'exclama alors ce dernier. Daryl pivota le buste et baissa le regard sur son interlocuteur. « Quoi? C'est tout? C'était ça, vos questions sur les militaires? s'étonna Hakim, incrédule.
- Nan, moi je v'nais juste voir comment t'allais. Tu sais, pour être sympa et tout. Les vraies questions, c'est Rick qui les posera, demain. » Daryl lui offrit un sourire en coin. Puis il s'éloigna pour rejoindre sa couchette dans l'espoir de dormir deux petites heures avant sa ronde de fin de nuit.
Note de l'autrice
Illustration: Klimt, La mort et la vie.
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