Ascension printanière 6
Chapitre 6
Masson, mon collègue, avait toujours eu pour habitude de se moquer gentiment de moi et du fait que je n'aie absolument jamais été physionomiste. J'ai toujours eu énormément de difficultés à retenir le prénom des gens. Il faut pour cela que je les côtoie longtemps et régulièrement. Et Masson s'exclamait alors que pour un type avec une mémoire comme la mienne, c'était vraiment très curieux. Sauf que ça n'a rien d'étrange, la mémoire est sélective, c'est dans son essence même, c'est comme ça. Et je n'ai jamais perçu l'intérêt de mémoriser le visage et le nom des gens. Jusqu'à maintenant. Parce que maintenant, après ce qui vient de se passer quelques heures auparavant, j'ai compris que, pour survivre, je vais avoir besoin de ces gens. Je vais devoir faire des membres de ce groupe mes alliés.
Ils sont encore tous fébriles, moi aussi d'ailleurs. Le chef, Rick, au volant, a le visage tendu, la mine sombre, le front soucieux, les yeux rivés droit devant lui, focalisés sur la route. Le jour tombe, entre chien et loup, la lumière est étrange, les ombres, sinistres. On n'a pas allumé les phares de la voiture, on essaie de rester aussi discrets que possible. On n'est jamais trop prudent. Soudain, l'automobile fait une embardée. Je penche la tête vers la vitre et je distingue deux ou trois cadavres empilés que Rick vient d'éviter de justesse. Les deux autres véhicules qui nous suivent à distance raisonnable sont attentifs et slaloment autour des corps de manière plus fluide. On ne va pas pouvoir progresser beaucoup plus dans la semi-pénombre qui s'épaissit de minute en minute. La route devient véritablement dangereuse, mais l'alternative, s'arrêter, faire une pause, suspendre notre course, est tout aussi périlleuse. Quoi qu'il en soit, ce ne sera pas ma décision. Je suis dans un groupe à présent, dernier arrivé, je ne fais pas partie des décideurs. Alors je demeure silencieux, assis sur la banquette arrière, et je plisse les yeux dans une tentative, qui réussit partiellement, d'habituer mon regard à l'obscurité qui s'alourdit.
La voiture se prend un nid de poule un peu trop vite et tout l'habitacle sursaute. D'instinct, je porte ma main à mon épaule bandée un peu à la diable. Mon visage se contorsionne en une grimace douloureuse et je ne peux retenir un juron que je grommelle dans ma barbe. Ça fait un mal de chien. Je n'arrive toujours pas à croire qu'ils m'aient tiré dessus. J'étais loin d'eux pourtant, c'était un tir risqué. A une dizaine de centimètres près, ils me perforaient la poitrine et j'étais mort. Je ne comprends pas qu'ils aient pris un tel risque...
Le Black – T-Dog, me rappelé-je, T-Dog, il faut vraiment que je commence à les appeler par leur prénom – me regarde brièvement, d'un air inquiet, mais dès que nos yeux se croisent, il détourne la tête vers le gamin qui occupe l'extrémité droite de l'arrière de la voiture. T-Dog constitue une sorte de frontière entre le gosse, Carl, c'est Carl, le gosse, et moi, comme si Rick avait voulu protéger son mioche en érigeant un grand mur noir entre lui et moi. La femme enceinte, qui est l'épouse du chef visiblement, sur le siège passager, à l'avant, passe régulièrement une main morne sur son ventre dur en soupirant légèrement, à la fois comme si ce bébé était son bien le plus précieux et sa plus grande source de désespoir. Je me mets un peu à sa place, les conditions sont loin d'être idéales pour porter un enfant, et encore moins pour lui donner naissance. Et malgré tout, elle est encore relativement chanceuse, le vieux véto ne se débrouille pas trop mal. J'ai été agréablement surpris en voyant la manière dont il m'a rafistolé l'épaule, à la va-vite lors d'une courte pause que nous avons faite il y a quelques heures. Je ne m'attendais pas à un travail aussi bien fait compte tenu de la situation.
Depuis cette seule et unique halte, après avoir bénéficié de quelques soins hâtifs, je suis en meilleur état, un peu. C'est à partir de là que j'ai mieux perçu l'ambiance qu'il y a dans la voiture. Personne n'a ouvert la bouche depuis plusieurs heures. Et ce n'est pas du tout le genre de silence confortable qui vous repose. Non, la tension est épaisse, palpable, un rien pourrait mettre le feu aux poudres. J'ai presque l'impression qu'ils se détestent tous, le père, la mère, le gamin. Ça me met vraiment mal à l'aise, et je me demande si T-Dog est tout aussi mal à l'aise que moi ou s'il a un rôle quelconque dans le petit drame familial.
Il fait maintenant nuit d'encre. J'aperçois par la fenêtre un mince croissant de lune qui n'apparaît qu'au gré des nuages dissipés par le vent. J'essaie distraitement de distinguer les silhouettes des arbres au bord de la route, un peu rêveusement, pour me détourner des mains crispées et des mines assassines à l'intérieur de l'habitacle. Dehors, la bise siffle entre les carcasses des voitures abandonnées, entre les troncs nus et glacés, au ras de la boue gelée qui recouvre les champs. Elle siffle comme une bouilloire convoitée dont l'eau chaude restera inaccessible à nos gorges froides. Les bourrasques soulèvent des tas de feuilles mortes qui tourbillonnent et gémissent, pleines de doléances.
T-Dog gigote imperceptiblement contre moi. Quand je me tourne vers lui, il semble vouloir prendre la parole. Il se ravise. Il regarde par la fenêtre, fronce les sourcils et soupire. Je sais à quoi il pense. Il faut s'arrêter, il fait trop sombre. On va finir par faire un accident. Mais personne n'ose briser le silence anxiogène. Ou on commence à le faire timidement. On se remue un peu, petit frottement de tissus. On toussote discrètement. On finit même par soupirer ou par se racler la gorge. On ne parle pas cependant. On produit tous les petits bruits horripilants de ceux qui veulent attirer l'attention sur eux sans prendre la parole. C'est finalement Rick qui met fin à ce cirque agaçant et qui prend les devants. Il freine jusqu'à ce que le véhicule soit à l'arrêt complet. Puis il sort sans un mot.
Carl fait mine de suivre, la main sur la poignée de la portière. Mais la femme - Laurie? Lauren? - l'en empêche d'un geste du bras. Le gamin lance un regard hargneux à sa mère, mais reste docilement à l'intérieur de la voiture. Quelle petite famille idyllique, vraiment.
Je ferme un peu les yeux, presque malgré moi. J'essaie de rester éveillé derrière mes paupières closes, ne pas s'endormir ici, comme ça. Je fais travailler mon esprit pour le garder alerte, je récite la formule du Professeur. Évidemment, mes pensées dérivent sur sa mort, affreuse et violente, sur les militaires, Colonel Adipeux, sur les événements de la journée qui vont m'obliger à tenter de créer une alliance plus ou moins durable avec ce groupe. Et pour ça, il faut que je les pousse à me faire confiance. D'une manière ou d'une autre.
***
La journée avait pourtant bien commencé pour Hakim. Après la conversation qu'il avait eue avec Rick et Daryl deux jours auparavant, ses conditions de détention s'étaient améliorées de manière notable. Oh! il n'était toujours pas libre d'aller et venir comme bon lui semblait, mais au moins il n'était plus confiné dans sa chambre muette et borgne, il n'était plus physiquement entravé par une corde cruelle qui lui brulait la peau des poignets. Il n'était jamais seul, bien sûr, quelqu'un était toujours assigné à sa garde, de manière relativement discrète, se faisant poliment passer pour une compagnie amicale, mais Hakim n'était pas dupe. Après avoir passé des semaines au labo, entouré de militaires qui le suivaient à la trace pour sa propre sécurité, il savait maintenant aisément faire la différence entre une compagnie bien intentionnée et une surveillance qui avait des buts beaucoup plus prosaïques. Néanmoins, le changement était bienvenu, et la relâche avait même autorisé Hakim à prendre un peu d'air frais. Il avait en effet pu faire la veille quelques pas dehors, dans le petit jardin bordant la maison abandonnée, accompagné par T-Dog et, même si une petite promenade en solitaire aurait eu davantage d'attraits, il n'était pas fâché de l'identité de son escorte. T-Dog était, de ce qu'Hakim avait pu en juger jusqu'alors, l'homme le plus sympathique du groupe. Le big boss, Rick, était méfiant, et donc un peu froid. Davy Crockett et le jeune Asiatique étaient les responsables de sa capture, même si, le temps passant, Hakim commençait à se dire que l'Asiatique n'était sans doute pas un si mauvais gars. Le gamin et le vieux, Hakim les avait peu vus, ce n'était évidemment pas eux qui avaient été chargés de monter la garde de sa petite cellule. Ainsi, la compagnie de T-Dog pour cette brève balade, avait été, et de loin, un moindre mal. Ils avaient même échangé quelques mots, une conversation tout à fait triviale, qu'aurait détestée Hakim quelques mois plus tôt, mais qui - après de longues semaines de périple en solitaire, après les discussions insensées avec la vieille dame Alzheimer, après le mutisme réciproque des premiers jours de sa séquestration - lui avait fait le plus grand bien, l'avait même, un peu, euphorisé. Ah! les petites joies ordinaires qu'on tient souvent pour acquises.
La veille, pour le souper, Hakim avait même eu l'opportunité de se joindre à l'ensemble du groupe dans la cuisine, ses autres repas de sa liberté conditionnelle, il les avait pris avec sa Mémé Alza, dans le salon-salle-à-manger qui servait aussi de dortoir à tout le monde. Il s'était tenu en retrait et avait profité de l'occasion pour observer la dynamique du groupe, et ainsi essayer de mieux comprendre qui étaient ses ravisseurs, quelles étaient leurs forces et, surtout, quelles étaient leurs faiblesses.
Le matin, il s'était éveillé un peu avant l'aube et une odeur de viande grillée l'avait accueilli. Quand il était descendu à la cuisine, après avoir eu la chance de faire quelques ablutions succinctes, un délicieux fumet embaumait toute la pièce et les mines des uns et des autres étaient réjouies malgré l'heure matinale. Durant le petit déjeuner, le patriarche du groupe avait déclaré que la vieille dame, alitée jusqu'alors, était maintenant en état de voyager. Hakim était soulagé d'entendre d'aussi bonnes nouvelles. Il était prévu qu'il rassemble les affaires lui appartenant, qu'il empaquète les quelques provisions dont Carol et T-Dog voulaient lui faire don - ils avaient longtemps insisté auprès de Daryl et quelques autres avant d'obtenir gain de cause - et qu'il attende qu'Hershel examine la vieille femme une dernière fois. Ainsi ils pourraient reprendre la route en milieu de matinée.
Oui, décidément, la journée avait merveilleusement bien commencé pour Hakim. Malheureusement, l'état de grâce n'avait pas duré. Les sacs étaient prêts et bouclés, les pieds de la mamie étaient chaussés, ses oreilles protégées par des cache-oreilles si kitsch qu'une fillette de huit ans aurait rechigné à les porter et ses mains tavelées, gantées de mitaines, lorsque Daryl et Glenn avaient déboulé dans la maison, un air qui n'augurait rien de bon sur leur visage. Daryl prit la parole en premier. « On a repéré un autre groupe. A peu près à deux kilomètres, Sud, Sud-Est... » Il avait l'air incertain et regarda brièvement son co-équipier du jour.
« Quel genre de groupe? » l'interrogea Rick, endossant instinctivement son rôle de chef, tandis qu'Hakim finissait de préparer son départ imminent, mais avec des gestes plus lents et plus absents qu'avant l'irruption de Daryl et Glenn.
« Justement... » commença Glenn avant de s'interrompre, le regard anxieux, se passant fébrilement la main sur le front.
Son partenaire prit le relais après une pause. « Une dizaine, tous des hommes, armés, bien armés, avec du bon matos... » Il secoua la tête en soufflant. Glenn observait Maggie de l'autre côté de la longue pièce. Rick attendait avec une impatience grandissante que Daryl dise ce qu'il était visiblement sur le point de dire. Et Hakim, qui tournait le dos aux trois hommes, penché sur un sac à dos, semblait pétrifié dans cette posture, aux aguets, suspendu lui aussi aux lèvres de Daryl. « Des militaires. » Le mot était lâché.
« T'es sûr? » demanda l'ancien policier qui devait déjà se douter de la réponse à sa question.
« Ouais. Uniforme, matériel, armes, jeeps, attitudes... ouais, des militaires, et pas des bleus. Cent pour cent sûr », confirma Daryl.
Un silence lourd s'étira. Hakim se tourna légèrement, pour se présenter de trois-quarts face aux trois hommes, qu'il scrutait maintenant du coin de l'œil, tout en leur masquant partiellement son visage. Les regards s'étaient d'ailleurs tous posés sur Rick dont on attendait nerveusement la réaction. Ce ne fut cependant pas lui que l'on entendit ensuite, non, ce fut la voix timide, mais claire, de Carol qui s'éleva.
« Il faut aller à leur rencontre! Ils doivent avoir des informations, sur un camp de réfugiés, peut-être! » s'exclama-t-elle. Rick cependant gardait une mine dubitative, les autres hommes n'avaient pas l'air entièrement convaincus ou enthousiastes non plus, et certainement pas Hakim.
« Il faut qu'on soit prudents », contra enfin Rick. « S'ils sont hostiles, on n'aura aucune chance contre eux. » Il tourna alors la tête vers Daryl qui acquiesça pour confirmer. Une dizaine de militaires de métier armés jusqu'aux dents contre un groupe hétéroclite, composé notamment d'une femme enceinte, d'enfants et de vieillards, des gens à moitié affamés avec des armes à feu aux magasins presque vides et des machettes; aucune chance, vraiment. « Hershel, Lori, Carol, rassemblez toutes nos affaires et chargez les voitures. Il faut qu'on soit prêts à fuir rapidement si le moindre problème se présente. » Rick n'avait même pas encore fini sa phrase que les deux femmes et le vieil homme s'affairaient déjà. « Glenn, T-Dog, Maggie, vous montez la garde, vous restez en alerte. Je veux un de vous sur le toit et les deux autres qui patrouillent autour de la maison, discrètement. Daryl et moi, on va partir en éclaireurs. Glenn, la carte », ordonna Rick au jeune homme qui produisit promptement une carte routière écornée. « Montre-moi », demanda l'ancien policier, en s'adressant à Daryl, cette fois. Ce dernier posa un gros index imprécis sur un point de la carte, un peu après une intersection entre une petite route secondaire et une voie plus importante marquée par un trait plus épais. Rick parut se contenter de ça puisqu'il hocha la tête. « Glenn, tu as l'heure. Si à deux heures on n'est pas de retour, tu rassembles tout le monde et vous levez le camp. Si vous apercevez ces militaires sans nous, pareil, vous partez au plus vite. C'est clair? Pour tout le monde? » Un murmure approbateur se répandit dans la pièce.
« Ma marraine et moi, on n'attend pas. On s'en va maintenant », intervint Hakim d'une voix posée, qu'on aurait pu croire calme si ses mains n'avaient pas été inquiètes. Il sembla hésiter un moment, souffla un bon coup, comme quelqu'un qui essaie de se stimuler, de reprendre courage. « Vous devriez tous en faire autant », ajouta-t-il alors, tête baissée.
« Tu sais un truc que chais pas? » lui demanda agressivement Daryl en faisant un pas vers lui.
Hakim releva instantanément le front et, en dépit du bon sens, fit une moue condescendante et répondit avec arrogance: « Si je devais faire la liste de tous les trucs que je sais et que tu ignores, on n'aurait pas assez du reste de nos vies! »
Il n'en fallut pas plus pour échauffer Daryl qui se mit instantanément à éructer des jurons et qui s'élança, poing dressé, vers Hakim. Tout le reste se déroula très vite. La vieille dame, demeurée jusque maintenant légèrement en retrait, s'avança d'un pas décidé en voyant son filleul menacé par un grand type querelleur. Juste à l'instant où elle dépassa son Marco pour demander des comptes au garnement qui voulait le terroriser, le poing droit de Daryl manqua sa cible et rencontra le haut du front de la femme qui s'était mise en travers de son chemin. Hakim se préparait à riposter, mais Rick réagit immédiatement en s'interposant entre les deux hommes, tournant le dos à l'étranger, ses mains sur les épaules du chasseur dont les yeux, posés sur la dame blessée, trahissaient déjà le remord.
« Stop! Ça suffit! » exigea Rick d'une voix ferme. « On n'a pas le temps pour ça maintenant. »
Hakim s'était agenouillé près de sa marraine. « Frapper une vieille dame sans défense... Ben, bravo! Elle vient juste de se remettre d'une commotion en plus! » s'exclama-t-il, un peu vicieusement. S'il avait voulu attiser la culpabilité de Daryl, il ne s'y serait pas mieux pris.
« Toi, ta gueule! » gronda Rick sans se retourner pour le regarder. « Carl, va chercher Hershel. Il doit être en train de charger les voitures », demanda-t-il à son fils qui s'exécuta sans mot dire. Puis il replongea son regard dans celui de Daryl, comme pour s'assurer qu'il s'était calmé. « On n'a pas le temps pour ça », répéta-t-il alors, pour la forme. Ils restèrent ainsi jusqu'à l'arrivée d'Hershel quelques instants plus tard. « Toi! » Et Rick se tourna alors vers Hakim qu'il saisit par le bras, le tirant vers la cuisine. D'un geste discret de la tête, il invita Daryl à les suivre. Une fois dans l'intimité de la cuisine, la porte fermée derrière eux, Rick lâcha Hakim et lui intima de commencer à parler avec un simple, mais autoritaire, « on t'écoute ».
« Si les militaires que vous avez aperçus sont ceux que j'ai déjà croisés, alors, croyez-moi, ils ne savent rien d'un potentiel camp de réfugiés et ils s'en fichent comme d'une guigne! » balança-t-il avant de se renfrogner dans un silence buté, frottant l'endroit de son bras où Rick l'avait empoigné.
« Tu les as croisés où? Quand? Qu'est-ce qu'ils t'ont dit? Qu'est-ce qu'ils savent? Qu'est-ce qu'ils font? C'est quoi leur mission? Balance! » s'impatienta l'ancien policier. Étrangement, c'était maintenant Daryl qui avait l'air d'être le plus calme des deux. Et il sondait l'étranger de son regard fixe.
Hakim semblait se tâter. Et, en effet, il hésitait. Il avait d'abord voulu jouer au plus malin avec une remarque arrogante, mais il venait de se raviser. Ce n'était pas le moment de jouer au plus malin, c'était le moment d'être le plus malin. « La première fois que je les ai rencontrés, c'était il y a plusieurs mois, quand j'étais toujours à Washington. Ils étaient assignés à la sécurité de la ville, les bâtiments gouvernementaux, je sais pas trop, moi », commença Hakim. Il soupira, se gratta la barbe, pensivement. « Je vous ai déjà dit que j'étais là avec des collègues et ma patronne... Elle travaillait pour le gouvernement, elle était assez haut placée.
-Qu'est-ce que tu veux dire? Qu'est-ce qu'elle faisait pour le gouvernement? l'interrogea immédiatement Rick.
-Quelle importance ça a tout ça, maintenant? Enfin, l'important ici, ce sont les militaires, répondit l'autre, réorientant rapidement la conversation. A un moment donné, il y a eu une rumeur concernant l'armée, ou en tout cas une partie des forces armées. On murmurait qu'ils ne travaillaient plus pour le gouvernement. » Il regardait alternativement ses deux interrogateurs, se demandant s'il devait en dire plus, ou attendre la question suivante. Il frottait sa main droite contre le côté extérieur de sa cuisse, trahissant une certaine impatience de finir la discussion au plus vite pour pouvoir s'en aller sans doute.
« Qu'est-ce qu'ils foutent au beau milieu d'nulle part en Géorgie? » s'exclama Daryl qui s'adressait plutôt à Rick.
Malheureusement pour Hakim, il comprit l'intervention comme une question qui lui était destinée, puisqu'il y répondit en ces termes. « Plus tard, on s'est retrouvé juste ma patronne et moi. Et ils l'ont tuée. C'est eux qui l'ont tuée. Elle avait l'air nerveuse les derniers jours, avant sa mort. Comme si elle cachait quelque chose, des informations importantes, je ne sais pas... Après sa mort, ils ont essayé de s'en prendre à moi et je me suis enfui. Je crois qu'ils pensent que je sais quelque chose, que j'ai une information qu'ils veulent. » Il avait dit tout ça très vite, d'une traite, sans reprendre son souffle.
« Et pourquoi on devrait t'croire, hein? rétorqua le chasseur.
-Parce que je n'ai aucun intérêt à vous mentir là-dessus. »
Avant que quiconque ne puisse ajouter quoi que ce soit, Glenn, essoufflé, déboula dans la pièce. « Cinq d'entre eux, à pied, ils arrivent droit sur nous, haleta-t-il.
-Merde! » jura Rick en se dirigeant déjà vers le salon où tout le monde, à l'exception de T-Dog et Maggie qui montaient toujours la garde, était déjà rassemblé, informé de la situation.
La confusion régnait, tous parlaient en même temps. « Et si on fermait les rideaux et qu'on restait là en silence, peut-être qu'ils ne nous verront pas et qu'ils passeront leur chemin... » suggérait l'un. A quoi un autre rétorquait: « il y a des traces fraiches de pas et de pneus tout autour de la maison, s'ils ne voient pas ça, c'est qu'ils sont vraiment cons! » « Peut-être qu'on devrait grimper sur le toit et les tirer en sniper », proposa alors quelqu'un d'autre. Mais non, ce n'était pas possible, on était complètement à découvert sur le toit. En plus, selon Hakim, ils possédaient des grenades. Si les militaires ripostaient avec ça, ils étaient foutus, la frêle maison qui leur servait de refuge s'écroulerait comme un château de cartes. La voix ferme de Rick ramena bientôt le calme. Comme les voitures étaient chargées et prêtes à démarrer, il fut décidé de quitter la maison au plus vite, chacun de son côté. C'était le moment des adieux pour Hakim et sa marraine.
Quelques instants plus tard, les membres du groupe étaient répartis dans les différents véhicules. Hakim et la vieille dame, encore un peu sonnée par son coup et par l'agitation autour d'elle, avaient enfilé leur sac-à-dos et s'apprêtaient à poursuivre leur périple à pied. Ce fut à ce moment-là qu'ils entendirent tous le ronflement caractéristique d'un moteur d'automobile qui s'approchait d'eux. Il ne fit aucun doute dans le chef d'Hakim qu'il s'agissait de la jeep de Colonel Adipeux. Les cinq sentinelles avaient dû les repérer quand ils étaient sortis de la maison et avaient dû appeler du renfort grâce à leur talkie walkie. Quelques secondes seulement s'écoulèrent avant que les cinq fantassins ne sortent des fourrés à l'orée du bois qui bordait le jardinet de l'habitation. Ils identifièrent instantanément le Rat qui se tenait debout, bien visible à l'extérieur des voitures assemblées dans l'allée. Des coups de feu commencèrent à retentir, sans qu'Hakim ne comprenne précisément qui tirait sur qui. Maggie, et d'autres aussi, avait fait passer son buste par la fenêtre du véhicule qu'elle occupait et elle tirait également sur les militaires avec une espèce de longue carabine. Des cris assourdissants s'élevaient de partout, des ordres, des jurons. Puis Hakim ressentit une douleur brutale, brulante, quelque part au niveau de son torse, impossible de savoir où exactement. Sa vue se brouilla. Sans doute tomba-t-il à genoux. Peut-être même perdit-il connaissance quelques brefs instants. Il sentit vaguement des bras le saisir aux aisselles et le tirer, vaguement, vaguement. Il entraperçut, filtré par les larmes qui inondaient ses yeux, le visage de T-Dog au-dessus du sien. La voiture démarra en trombe et s'élança dans une course chaotique. Hakim se sentait bringuebalé en tous sens, affalé qu'il était sur la banquette arrière, s'accrochant péniblement au rebord de la conscience. Ainsi, il se rendit à peine compte des cris alentours, des détonations qui résonnaient, qui fusaient de partout, des jurons hurlés lorsque la jeep les prit en chasse, des ordres beuglés, « visez les pneus! visez les pneus! ». Et le monde s'évanouit lentement, mais sûrement autour d'Hakim, toutes ses perceptions mêlées en un immense fondu, diluées dans une sorte de mélasse noire et collante qui l'enveloppait maintenant tout entier.
Et voilà comment Hakim finit sa journée, qui avait pourtant si bien, si bien commencé. L'épaule trouée, à l'arrière d'une voiture, avec un flic au volant, comme un suspect qu'on emmène à l'interrogatoire, et les militaires à ses trousses, avec une piste fraiche à suivre à présent.
Note de l'autrice:
Illustration: Jérôme Bosch (détail du Jugement dernier).
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