Ascension printanière 3

Chapitre 3

Un grand champ gelé, en friche, s'étendait presque à perte de vue. Il était séparé en deux parties inégales par un long chemin de terre jadis emprunté par des tracteurs et d'autres robustes véhicules agricoles. Sur la gauche s'élevait un triste épouvantail qui commençait à pencher vers le sol, prêt à s'effondrer, comme tout le reste. C'était dans ce coin de campagne perdu de l'Amérique profonde que Carol et Daryl marchaient côte à côte sur la terre inégale et durcie par le froid qui rendait leur progression laborieuse. La moto de Daryl était restée sur le bas-côté de la route, il ne voulait pas risquer de l'endommager sur le terrain cabossé auquel elle n'était pas adaptée. Il avait pris dans son sac tout le matériel nécessaire, y compris des cibles qu'il avait fabriquées la veille, mais en voyant l'épouvantail dans le champ, il s'était dit que la citrouille qui lui servait de tête serait une cible bien plus réaliste. Carol pourrait commencer son entrainement au tir avec ça.

Ils cheminaient tous les deux ainsi sous un soleil pâle et froid qui, de sa lumière blafarde, étirait deux longues silhouettes ombrées, aux contours mouvants et mal définis, qui s'imbriquaient parfois, au gré de leurs pas hésitants, l'une dans l'autre. Le vent glacial poussait régulièrement une mèche des cheveux trop longs de Daryl dans ses yeux. Il faudrait qu'il les recoupe bientôt, peut-être le soir même s'il en avait l'occasion. Il demanderait à Carol de l'aider, pour la nuque, c'était de bonne guerre, elle lui devait bien ça. Ils parvinrent enfin à une distance respectable de l'épouvantail, distance qui paraissait appropriée à Daryl pour un premier essai. Ils s'arrêtèrent donc et Daryl tira de son sac l'arme qu'il avait sélectionnée pour Carol. Maniable, précise grâce à une lunette amovible, faible recul, facile à utiliser, idéale pour une néophyte. Il lui avait déjà montré la carabine le jour précédent pour qu'elle puisse se familiariser un peu avec l'objet, assimiler les règles de sécurité et voir comment la recharger. Aujourd'hui, il s'était donné pour tâche de lui montrer comment l'utiliser. Il espérait vraiment qu'elle parvienne à atteindre une cible avant la fin de la séance d'entrainement. Ce serait bon pour son moral.

Daryl aida ensuite Carol à se positionner face à la cible, lui expliquant comment placer ses bras, ses mains, son buste et ses jambes, comment contrôler sa respiration au moment de tirer, comment s'aider de la lunette pour viser. Quand Carol fut bien en place, son doigt ganté de cuir effleurant la gâchette, Daryl recula de quelques pas pour la laisser faire. Il lui avait recommandé de bien prendre son temps, surtout ne pas agir dans la précipitation, l'épouvantail n'irait nulle part. Le but était surtout de la mettre en confiance, de lui apprendre à apprivoiser sa nouvelle arme. Quand elle serait à l'aise, alors ils passeraient aux cibles mouvantes, mais même là, la précipitation ne serait pas nécessaire et la concentration serait de mise. Les rôdeurs bougent peut-être, mais ils sont lents et n'ouvrent pas le feu sur vous. Il est donc tout à fait permis de prendre son temps pour bien viser, d'agir en toute sérénité.

Daryl observa donc Carol, immobile, durant un instant qui semblait s'étirer à l'infini. Seuls la bise hivernale et le croassement de quelques corbeaux lointains dérangeaient la quiétude de la scène. Le calme, la sérénité offerts par ce morceau de campagne échappé du monde étaient bienvenus. L'atmosphère du groupe, la promiscuité de la vie en communauté, les bavardages incessants le jour, les ronflements sonores la nuit provoquaient maintenant une lassitude immense en Daryl qui avait toujours chéri son existence solitaire. Et les babillages incessants de la vieille cinglée hyperactive n'arrangeaient rien à sa mauvaise humeur. Elle était toujours assez mal en point. Malgré ça, Rick avait d'abord voulu la renvoyer du groupe avec son filleul, dès le lendemain de son accident. Hershel s'y était farouchement opposé. Ça n'avait été qu'après une conversation assez tumultueuse que le chef s'était finalement laissé convaincre.

Mais Mamie Zinzin n'était pas celle qui ennuyait le plus Daryl dans toute cette histoire. Il comprenait parfaitement pourquoi pratiquement tout le monde avait tenu à la protéger. Il avait bien dû admettre qu'elle était non seulement inoffensive, mais aussi particulièrement faible et fragile. C'était leur devoir de s'occuper d'elle, c'était la seule prise de position honorable. Non, ce qui tracassait Daryl, c'était son soi-disant filleul. Contrairement à la vieille, ce mec n'était ni inoffensif ni faible. Il représentait un véritable danger potentiel. Et qui leur disait qu'il n'était pas un terroriste, à l'origine de l'épidémie peut-être ? Bon, ces derniers mois, Daryl avait sans aucun doute appris que les apparences pouvaient être trompeuses, après tout ce temps passé en compagnie de T-Dog, Glenn ou même Rick. Si quelqu'un lui avait dit, un an auparavant, qu'il allait fréquenter quotidiennement un nègre, un chinetoque et un flic, jusqu'à en entretenir avec eux une relation qu'on pourrait qualifier d'amicale, il aurait répondu par un sourire incrédule ou même par un coup de poing. Mais l'Arabe, c'était quand même pas tout à fait pareil, c'était l'ennemi. Et Daryl ne parvenait pas à s'ôter de la tête l'idée que ce type était peut-être un terroriste venu répandre le virus pour détruire l'Amérique.

Oh ! Une part rationnelle de Daryl savait bien que ce genre de raisonnement était un peu simpliste et peut-être carrément stupide. Mais il ne pouvait pas s'en empêcher. Et ça le mettait à cran. Il était perpétuellement sur le qui-vive, à épier l'Arabe qui était de toute façon toujours pieds et poings liés, enfermé dans une voiture. Le savoir prisonnier et restreint ne changeait pas grand chose pour Daryl qui n'en dormait presque plus, il fallait toujours qu'il aille jeter un œil sur Marco. Ce n'était pas son nom, Daryl en était sûr. Marco, c'était pas un nom d'Arabe et le type était arabe, ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Du coup, la vieille n'était sûrement pas sa marraine. Il avait fait part de tout ça à Rick dès le premier soir et le chef avait été d'accord avec lui. Quand l'ancien policier, le lendemain, avait permis à la vieille de rester encore quelques jours, Daryl avait suggéré que le groupe se déleste de Marco. Cependant, peut-être dans le but d'obtenir des informations, de l'interroger plus tard, Rick avait voulu garder l'Arabe jusqu'à ce que Mamie aille mieux, puis les renvoyer tous les deux. Le chasseur aurait préféré garder la vieille pour toujours et renvoyer l'Arabe immédiatement. Mais c'était pas lui le chef et on ferait comme Rick avait décidé. Ils avaient toutefois résolu de surveiller étroitement ce type fourbe et menteur pour éviter les mauvaises surprises et, qui sait, comprendre les raisons de son mensonge et savoir ce qu'il faisait avec cette vieille dame. Quoi qu'il en soit, Daryl était nerveux depuis qu'Ousama et Mamie Zinzin étaient avec eux.

Cette séance d'entrainement était donc pour lui une évasion longtemps espérée, une bouffée d'oxygène après une apnée prolongée, et Carol, silencieuse et discrète, était la partenaire idéale. Elle était d'ailleurs toujours dans la même position, se tenant exactement comme Daryl l'avait placée. Son doigt caressait doucement la gâchette, le cuir de son gant frottait doucement contre le métal de l'arme, produisant un son si faible, si ténu, mais que Carol percevait clairement; l'ouverture encore fragile et indécise d'un chant guerrier qui serait un jour puissant.

L'œil plongé dans la lunette, elle était concentrée sur sa cible. Grossie par le verre, rien d'autre n'existait au-delà de la tête-citrouille de l'épouvantail. Le monde s'était évanoui, la campagne avoisinante s'était dérobée momentanément au regard de Carol, Daryl s'était fondu dans le flou des bordures de la petite parcelle de réalité dans laquelle Carol était seule avec sa cible. En tête à tête avec un épouvantail qu'elle allait exécuter et qui n'effraierait plus jamais aucun oiseau.

Carol était très concentrée, et anxieuse, et un peu nerveuse. Elle pouvait entendre les battements de son cœur, incroyablement fort, pulser jusque dans ses tempes, comme le son d'un tambour redoutable. Le roulement sourd et puissant qui précède la mise à mort. Les battements du cœur de Carol s'élevaient si haut, si haut qu'ils créaient un écho terrible dans la plaine vide et morte où Carol était seule, définitivement seule, avec son ennemi. Son cœur battait, battait sur la peau tendue à l'extrême d'un tam-tam archaïque, primitif. Une musique primale.

Le vent se leva soudain, ou peut-être avait-il toujours soufflé son haleine de givre sans que Carol, absorbée dans son duel, ne le remarque. Mais à présent elle le sentait mordre ses joues rosies et s'insinuer dans son oreille, malgré le barrage de laine de son bonnet. Et il sifflait, le vent, jusqu'à en titiller ses tympans, composant bientôt un tapis sonore sur lequel marchait, d'un pas lourd et rapide, la grosse caisse des pulsations de son cœur. Et ça martelait ses tempes, et ça vrillait ses tympans.

Au loin, le croassement des corbeaux vint s'ajouter au concerto. Carol n'aurait su dire s'il s'agissait d'une cacophonie abrutissante ou d'une symphonie exaltante. Mais plus les secondes passaient, plus il lui semblait que la mélodie devenait harmonieuse, qu'elle gagnait en puissance, crescendo, que le monde en dehors de la bulle dans laquelle Carol s'était enfermée vibrait avec une intensité incroyable jusqu'à déchirer la fine membrane qui définissait ce cocon. Et Carol était bien, seule dans son cocon, sauf que... elle n'y était pas vraiment seule tout compte fait, l'épouvantail était là. Et le monde en dehors de la chrysalide semblait si vibrant, car tout vibrait, pulsait, martelait, croassait, sifflait, crescendo, le tempo s'emballait, crescendo, la cadence saccadée, saccadée, saccadée.

Puis... puis, plus rien. Le silence absolu, le néant total, pendant une durée infime. Le vide. Le vide autour de Carol, le vide en Carol. Entièrement focalisée sur la citrouille, l'épouvantail, sa cible, son but. Entièrement concentrée. Rien d'autre n'existait, rien. Aucune pensée parasite, pas le défaitisme, le pessimisme habituels. Aucune crainte de manquer son objectif, car l'échec même n'existait plus, annihilé par la puissance du moment. Juste une sérénité sans borne, infinie et éternelle dans cet instant très fugace. Car l'instant d'après, sans aucune hésitation, le doigt ganté de Carol se contractait peu à peu sur la gâchette. Elle pressa ainsi la détente. Bam, cymbale immense ! La détonation claqua, brisa l'air immobile, explosa le silence, fissura la membrane du cocon. Presqu'immédiatement, la citrouille vola en éclats. Et bam ! un second coup de cymbale qui acheva de déchirer la membrane qui séparait Carol du reste du monde. La magnitude du séisme secoua Carol, grandie et magnifiée par sa victoire, momentanément grande et magnifique.

Et soudain, Daryl était là, à côté d'elle. Carol avait retiré son œil de la lunette et le monde entier apparaissait à nouveau, existait à nouveau. Et elle avait réussi, elle avait réussi, du premier coup. Elle regardait un peu pantoise l'épouvantail décapité qui penchait tellement vers le sol à présent qu'il était presque couché. Du premier coup ! Du premier coup ! Carol décocha un sourire triomphant à Daryl qui posa gauchement une main sur son épaule et qui lui rendit timidement son sourire. Carol avait atteint sa cible dès sa première tentative. Elle était fière, si fière. Fière de quelque chose qu'elle avait fait, elle. Et Daryl aussi semblait fier, il n'avait sans doute pas cru que son premier essai serait le bon.

Oh ! Il lui restait encore bien du chemin à parcourir, Carol en était consciente. Mais elle venait de franchir un premier obstacle, peut-être le plus difficile, celui qui l'empêchait d'agir, de prendre l'initiative, de faire des choses parce qu'elle se croyait nulle, incapable, parce qu'on lui avait dit qu'elle était incapable. Mais elle venait de franchir ce premier obstacle, d'abattre cet épouvantail-là, qui n'effraierait plus jamais aucun oiseau. Plus jamais aucun oiseau.

Note de l'autrice:

Illustration: Vincent Van Gogh, Champ de blé aux corbeaux.

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