Ascension printanière 14
Chapitre 14
« Tu sais pourquoi j'ai fait médecine? En vrai? » Carol secoua la tête négativement. Elle était assise, en compagnie d'Hakim, sur le toit de la bâtisse qui servait présentement de refuge au groupe. « Parce que c'était la seule voie qui me paraissait acceptable à ce moment-là. Une sorte de compromis si tu veux. Entre ce que je voulais vraiment faire et ce que je pensais que mes parents voulaient que je fasse. »
« Et tu voulais vraiment faire quoi? » s'enquit Carol d'une voix douce en baissant les yeux sur le fusil qu'elle avait entre les mains. Au passage, elle aperçut Rick, qui faisait équipe avec elle pour monter la garde, marcher en cercle autour du bâtiment. Hakim était monté avec elle sur le toit. Depuis une quinzaine de jours, il avait commencé à être associé aux rondes de surveillance, mais jamais seul, toujours en binôme avec un autre membre du groupe, souvent Daryl, tandis qu'un troisième co-équipier patrouillait un autre coin. Cette fois pourtant, Hakim n'était pas de corvée, il avait volontairement choisi de tenir compagnie à Carol pour tromper l'ennui qui le rongeait, pour détourner son esprit de la culpabilité grandissante qui le minait. Son épaule allait beaucoup mieux, il était temps pour lui de reprendre sa quête solitaire. Carol et les autres étaient des gens bien, il en était persuadé maintenant, ils prendraient soin de sa Mémé Alza. Il était sûr que, s'il faisait part à Rick de sa décision de les quitter, ce dernier lui offrirait quelques vivres et lui rendrait le matériel médical qui avait été le sien. Malgré tout cela, Hakim avait du mal à se secouer de son inertie, à se délivrer du cocon rassurant du groupe, à se défaire de la sécurité offerte par ces gens, de la chaleur du contact humain aussi. Si étrange que cela puisse lui paraitre d'ailleurs.
« Je voulais être physicien. Mais je pensais que mes parents ne comprendraient pas. Ils étaient religieux, tu vois. Enfin, surtout ma mère. Je crois que mon père s'en foutait un peu. Enfin, dans ma tête, pour eux, c'était le créateur qui régissait l'univers, qui en faisait les lois, rien d'autre à gratter là-dessous. La médecine, par contre, ça faisait une science acceptable. » Carol hochait lentement la tête en l'écoutant, sans le regarder, ses yeux accrochés à l'horizon, guettant une menace qui pourrait en surgir à tout instant; bien que pour le moment le fond du paysage demeurait paisible, la cime des arbres au loin se balançant seulement d'un mouvement paresseux, se laissant porter doucement par l'embrassade du vent, et les branches à demi nues irradiaient l'or incandescent du soleil tombant juste derrière elles. Les derniers rayons las de ce jour d'hiver déclinant rebondissaient sur la peau tirée du visage de Carol, en apaisaient la fatigue, en camouflaient la crasse et la sueur séchée, en masquaient les gerçures et les éraflures, presque, la rendant brillante; et, comme par mimétisme, elle parut alors rayonnante aux yeux d'Hakim. Rayonnante et radieuse dans son silence posé, son semi mutisme énigmatique, ses gestes lents et précis qui dissimulaient une rage bouillonnante qu'Hakim avait vu éclater quelques jours plus tôt, et cette mélancolie douce qu'elle semblait non pas tirer comme un fardeau insoutenable mais porter comme un mystère de plus qui l'entourait d'une aura indistincte.
« J'ai toujours bien aimé la théorie, la recherche, mais la pratique, c'était pas mon truc. Vraiment pas. Mais tu sais, le plus marrant, c'est quand je me suis inscrit en médecine, ma mère m'a offert ça. » Hakim sortit de son sac un exemplaire usé de l'Évolution des espèces de Charles Darwin. En tendant le livre vers les mains frêles de Carol, ces mains qui, nues, avaient achevé un rôdeur quelques jours plus tôt, dont la fragilité apparente était tellement paradoxale, Hakim se rendit compte qu'il ne savait presque rien d'elle. Il avait vaguement entendu, en surprenant une conversation, qu'elle avait perdu sa fille, mais il ne savait pas quand ni même dans quelles circonstances. Jusque là, il ne s'était pas vraiment intéressé aux membres de ce groupe, si ce n'était pour recueillir quelques informations qui lui seraient utiles. Et ainsi, il se sentit un peu honteux de parler de lui-même, de sa petite vie et de ses petits regrets, alors qu'il n'avait jamais pris la peine d'essayer de connaitre mieux les autres, et surtout Carol, avec son air pensif et son vague à l'âme qu'il trouvait charmants, Carol qui avait été une des premières à lui montrer de la sympathie.
Cette dernière prit le bouquin tendu, le feuilleta un peu et s'arrêta à la première page pour en lire la dédicace. « La science, comme la poésie, se trouve, on le sait, à un pas de la folie. Leonardo Sciascia. Maman. »
« Ce jour-là, reprit Hakim, j'ai compris que j'avais l'approbation de ma mère pour faire ce que je voulais. Mais, je ne sais toujours pas vraiment pourquoi, je n'ai pas changé mon inscription et je suis resté en médecine.
- Mais si tu aimais la recherche, pourquoi tu es devenu radiologue? Tu n'aurais pas simplement pu faire de la recherche? Sur des virus ou des trucs comme ça? T'aurais même pu étudier ce virus-ci. » Et elle fit un large geste du bras, englobant les alentours.
Hakim haussa les épaules avant de trouver une réponse. Voilà une autre raison pour laquelle il n'aurait jamais dû se mettre à parler de lui. « Ils engagent plus souvent des microbiologistes pour ça. » C'était vrai, pas de mensonge. Hakim crut que la conversation s'arrêterait là parce que le silence retomba entre eux pendant un long moment. Mais pas un silence gêné ou embarrassé, non, un silence confortable, agréable, qui les emmitouflait aussi sûrement que les derniers rais du soleil de cette journée-là, un silence sans tension, sans malaise, un silence fait de vent et de chants d'oiseau, sans vrombissement de moteur, sans bavardage vain, sans clameur citadine, un silence de l'étrangeté d'un monde dépeuplé avec lequel, pendant quelques minutes, on serait enfin en paix. Dans cette quiétude crépusculaire, Carol contemplait à nouveau sereinement l'horizon, et Hakim contemplait Carol dont le visage embrassait maintenant l'ombre du soir. C'étaient à présent ses mains qui rutilaient de soleil, et le canon du fusil posé sur sa cuisse, et L'Évolution des Espèces ouvert entre ses doigts, et les mots de Leonardo Sciascia encrés avec la lisibilité d'une minuscule caroline par la plume d'une mère disparue. Un tableau plein de justesse qui poussa Hakim, un peu malgré lui, à ouvrir la bouche, à briser l'harmonie de l'instant, à sortir peut-être Carol de son ataraxie et à donner à la discussion un tour nouveau. « Ta fille, elle s'appelait comment? »
Carol fit pivoter très lentement sa tête, perchée sur son long cou gracieux, jusqu'à planter ses prunelles insondables, les darder dans les yeux d'Hakim. Elle garda les lèvres pincées quelques secondes, très longtemps. « Sophia », souffla-t-elle enfin, un murmure presque inaudible. Puis elle détourna le regard, et la tête entière, pour fixer l'espace nu devant elle, parfaitement immobile ensuite. Hakim gesticula un peu, sa jambe gauche repliée sous lui s'était endormie, il changea donc de position, tendit la jambe, la secoua plusieurs fois pour tenter de chasser la désagréable sensation. « Je vais mieux, maintenant. La routine reprend son cours, la plupart du temps. Parfois, j'ai même l'impression que ce n'est jamais arrivé, qu'elle n'est jamais morte... Pas comme si elle était toujours là. Mais pas comme si elle n'avait jamais existé non plus. Simplement comme si sa mort n'était pas arrivée et que son absence était normale, naturelle... Je ne sais pas, j'arrive pas vraiment à l'expliquer. C'est horrible, non, dit comme ça? » Carol n'avait toujours pas bougé, même ses lèvres n'avaient pas réellement remué, comme un tour de ventriloque. « Et d'autres fois, certains jours, c'est insoutenable. Je ne pense qu'à ça, je n'ai que ça en tête. Tout ce que je parviens à voir quand j'ouvre les yeux, c'est ma Sophia qui court vers les bois, pourchassée par un rôdeur. Elle n'en est jamais ressortie vivante, de cette forêt. Et je ne pense qu'à ça, qu'à ça. Je revois ses yeux, sa peur, juste avant qu'elle ne coure vers la forêt. Elle était cachée sous une voiture, le temps qu'une horde passe. On était tous cachés sous des voitures. J'étais sous la voiture à côté. On se regardait en silence, chacune sous une voiture, le temps que la horde passe. Et la peur sur son visage, Hakim... » Carol avait fermé les yeux à présent, et son présent était devenu ailleurs, là-bas, sous cette voiture, la main de Lori plaquée sur sa bouche, étouffant un immense cri muet. « Puis elle a cru que la horde était passée et elle est sortie de sa cachette. Et tu sais pourquoi elle est sortie de sa cachette, Hakim? » Carol avait rouvert ses yeux de désespoir qui dardaient maintenant dans le visage de son confident qui ne prenait même pas la peine de faire non de la tête, inutile; attendant le jugement qui suivrait la réponse à sa dernière question toute rhétorique. « Parce qu'elle a perçu ma terreur et qu'elle a voulu venir me réconforter. J'en suis sûre. Elle faisait toujours ça après mes disputes avec son père. Des disputes violentes, tu sais. Quand tout était fini, que son père était parti en claquant la porte, elle m'approchait à pas de loup, dans un premier temps indécise, puis elle se jetait dans mes bras. Et on restait toutes les deux enlacées, par terre, sur le carrelage de la cuisine, longtemps. Le temps que la peur s'apaise. Elle est sortie de sa cachette à cause de moi, parce que je n'ai pas réussi à avoir un visage rassurant pour elle. Puis elle est entrée dans la forêt pour ne jamais plus en sortir. »
Carol s'était tue. On entendait seulement la rumeur tranquille, en sourdine, du groupe qui vaquait à ses affaires, au maintien de leur vie précaire, les bavardages routiniers au cours desquels étaient prises les décisions qui détermineraient leur futur à tous. Carol s'était tue et son buste se balançait imperceptiblement, une mère amputée de son enfant qui berce doucement son fantôme. Hakim posa alors, avec une tendresse infinie, une main sur son épaule, pour la ramener à la réalité ou pour la réconforter. « Parfois, je ne sais pas quoi faire d'un monde dans lequel elle n'existe pas », souffla enfin Carol dans une dernière confidence.
Hakim mit du temps à répondre, peut-être parce qu'il n'y avait pas de réponse, peut-être aussi parce qu'il n'avait pas l'habitude de ce genre de situation. Mais le silence lui semblait encore plus insoutenable que n'importe quelle banalité. Et ce ne fut de toute façon pas une banalité qui traversa ses lèvres avant même qu'il eut le temps de bien y réfléchir. « Weltschmerz. » Carol leva les yeux vers lui, sans comprendre. « Les Allemands disent Weltschmerz. Ça n'a pas vraiment d'équivalent dans notre langue. C'est une sorte de mélancolie, mais pas tout à fait. C'est plutôt une sorte de souffrance psychologique qui résulte de la confrontation du monde tel qu'il est et du monde tel qu'on voudrait qu'il soit. »
***
Weltschmerz! Je n'arrive toujours pas à croire que j'aie pu lâcher ça. D'habitude, c'est plutôt le genre de truc qu'on dit pour impressionner les femmes, pas pour les consoler. D'ailleurs, Carol n'a l'air ni impressionnée ni consolée. Elle me regarde même comme si j'étais un extraterrestre. Bien joué, Hakim! « Désolé », lui dis-je alors. « C'était tout ce que j'avais. » Et je lui décoche un petit sourire penaud. Sauf que là, chose incroyable, elle éclate de rire. Un vrai rire franc, et beau. Il lui faut d'ailleurs quelques instants pour se reprendre, pour se rendre compte qu'elle fait trop de bruit en riant de la sorte. Elle pose sa petite main sur sa bouche. Elle me cache ainsi son sourire, mais ses yeux pétillent, transformés. Elle est transformée. Et ça me rassure, ça me grandit, ça me rend fier un peu. Avec mon commentaire stupide, étonnamment, j'ai réussi mon coup.
Carol baisse la main et ouvre la bouche comme pour dire quelque chose. Puis elle se ravise, clôt les lèvres et secoue la tête. « Quoi? » Je veux savoir maintenant. « Qu'est-ce qu'il y a? Dis-moi. » J'insiste mais elle secoue la tête de plus belle. Et elle se remet à rire, silencieusement cette fois. D'un coup, moi, je me sens plus téméraire. Je reprends l'Évolution des Espèces que j'ouvre aux dernières pages, les quelques pages pratiquement vierges en fin d'ouvrage. « En fait, le Weltschmerz, c'était pas tout ce que j'avais. J'ai autre chose pour toi. » Je sors un stylo bille de mon sac et je trace une ligne horizontale sur la page ouverte. Puis un petit bonhomme stylisé sur cette ligne et, plus loin, un long rectangle couché d'où je fais sortir un nuage de fumée. Je montre mon croquis à Carol. « Là, on a un observateur A sur un talus. » Je pointe le bonhomme. « Et là, c'est un train qui avance à une vitesse constante v. » J'indique le rectangle. « Si l'observateur A est immobile, alors pour lui, le train avance bel et bien à une vitesse v ». Carol acquiesce. Dans mon train, je dessine un second bonhomme. « Maintenant, imagine qu'il y a un passager dans le train. Si ce passager est immobile dans le train, pour l'observateur A, il se déplace à la même vitesse que le train, c'est-à-dire à une vitesse v. Tu me suis toujours. » Carol me suit toujours. « Mais imaginons que ce passager avance dans le train vers la locomotive, donc dans le sens de la marche et qu'il avance, relativement au train, à une vitesse constante w. Alors, pour l'observateur A, le passager se déplace à une vitesse v+w, qu'on appellera vitesse W. On additionne les vitesses du passager relativement au train et du train relativement à l'observateur pour obtenir la vitesse du passager relativement à l'observateur.»
Carol continue d'acquiescer, mais elle a maintenant l'air perplexe. « Je crois que je comprends. Mais je ne vois pas pourquoi tu me dis tout ça. Où est-ce que tu veux en venir? »
« Attends, d'accord. J'y arrive. Ce que je viens de te montrer, c'est en fait le principe de relativité. On a deux systèmes de coordonnées, celui du talus et celui du train. On voit que le passager a une vitesse w relativement au système du train et une autre vitesse W relativement au système du talus. En mécanique newtonienne, les vitesses s'additionnent lorsqu'on change de système de référence. Voilà, ça c'est une première chose. Après, le second postulat, c'est que la lumière se propage à une vitesse constante c, peu importe le système de référence. Ce sont deux principes très importants, le principe de relativité et la propagation de la lumière. » Je marque une pause, pour laisser à Carol le temps de digérer l'information. Elle a le regard fixé sur mon schéma, très concentrée. « Maintenant imagine un rayon de lumière qui se propage dans la même direction que le train. » Je trace une petite ligne au-dessus du train. « Pour l'observateur A, le rayon se propage à une vitesse c. Mais pour le passager, qu'on peut maintenant imaginer immobile, selon le principe de relativité, le rayon devrait avoir une vitesse de c-w. Il faudrait soustraire la vitesse du train, pour le passager. Mais ça ne peut pas être correct, car la lumière doit avoir une vitesse c constante dans tous les systèmes de référence. Et dans mon exemple, on serait tenté de dire que la lumière a une vitesse de c-w dans le système du train. »
Et voilà, ça me semble encore mieux que le concept de Weltschmerz pour consoler Carol. Je détache mon regard de mon dessin pour observer sa réaction. Mais Carol a l'air encore plus perplexe qu'avant. Elle hausse les épaules, tord un peu la bouche et secoue légèrement la tête. Elle n'a pas compris où je voulais en venir. C'est pourtant limpide. « Il y a a priori une incompatibilité entre la loi de la propagation de la lumière et le principe de relativité. Les deux semblent inconciliables. Alors, Albert Einstein a élaboré la théorie de la relativité restreinte qui permet aux deux principes d'être vrais. C'est un peu comme le Weltschmerz et l'impossibilité de concilier le monde tel qu'il est et le monde tel qu'on voudrait qu'il soit. C'est un peu comme toi et l'incompatibilité entre le fait que tu parviennes à vivre de nouvelles routines comme si ta fille n'avait même jamais existé et le fait que tu ne puisses pas vivre dans un monde où elle n'existe pas. Il faut que tu te crées un nouveau monde dans lequel tu concilies les deux, un monde dans lequel Sophia est morte, dans lequel elle te manque et dans lequel tu continues à vivre de nouvelles choses sans elle. » Maintenant, je me sens stupide et maladroit. J'aurais dû m'en tenir à mon Weltschmerz et à l'éclat de rire que ça a suscité.
Le visage de Carol demeure complètement fermé, longtemps, il me semble. Puis il se décrispe lentement, dans un petit sourire timide. « C'était un sacré détour pour en arriver là », me dit-elle. Après ça, elle ne dira plus rien. Elle finira sa garde, pensive, dans la nouvelle obscurité. Et moi, je passerai les minutes qui suivent à me dire que décidément il vaudrait mieux que j'apprenne à me taire. Mais, avant de se lever pour redescendre du toit, lorsqu'arrivera la relève, elle me prendra brièvement la main qu'elle serrera doucement dans la sienne.
Note de l'autrice:
Illustration: Braque, Femme à la guitare.
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