Ascension printanière 12
Chapitre 12
Carol avait enfin l'impression que sa traversée du désert venait de s'achever, mais au même moment un sentiment diffus et trouble s'empara d'elle, le sentiment qu'une autre traversée, plus importante encore peut-être que la précédente, venait de commencer. C'était avec cette pensée étrange, presque étrangère, qu'elle s'en revenait progressivement d'un sommeil sans rêve; l'état de semi-conscience se prolongeait et elle trainait des pieds dans ce royaume de l'entre-deux, réticente à retourner aux pays des songes où un cauchemar pouvait toujours l'embusquer et craintive à l'idée de se hisser dans la réalité consciente où l'incertitude régnait et où le pire terrassait souvent les petites joies. Quelques minutes encore à se prélasser dans la chaleur de son sac de couchage avant d'affronter la fraicheur matinale que le soleil blanc dardant déjà à l'orient ne parvenait pas encore à éradiquer. Lorsque Carol, d'un mouvement infime, fléchit la cheville gauche, elle sut que le charme était rompu, elle était à présent éveillée tout à fait. Elle aurait pu prendre le temps de s'étirer, profiter encore un peu du calme relatif dans le dortoir improvisé, de l'absence d'urgence, mais sa vessie commençait à se faire douloureuse; elle aussi s'était réveillée et, comme un enfant en bas âge, elle ne souffrirait pas d'être ignorée longtemps. Soupirant de dépit, Carol fit glisser la fermeture éclair de son sac de couchage, tout doucement, pour éviter de troubler le sommeil de ses compagnons pour qui chaque minute de repos était précieuse. Lentement, elle s'extirpa de son lit de fortune, elle s'assit et chaussa ses bottines de cuir avant de les lacer délicatement, prenant le temps, comme à son habitude, de vérifier que les deux pans du lacet avaient exactement la même longueur avant de les nouer. Elle se leva ensuite tout en ramassant la veste qui lui servait d'oreiller. Elle n'eut l'occasion de faire qu'un pas de loup lorsqu'un grognement s'éleva du sac de couchage à côté du sien. « Qu'est-ce tu fais? »
Carol se tourna vers Daryl qui la regardait du seul œil qu'il avait eu la force d'ouvrir. Même exténué, il gardait le sommeil léger. Impossible de se faufiler à son insu. « Rendors-toi », lui chuchota Carol dans un sourire qui se voulait rassurant - ne t'inquiète pas pour moi.
- Qu'est-ce tu fais? » répéta néanmoins Daryl avec un air d'enfant borné. Il avait les deux yeux ouverts à présent. Daryl était têtu et ne se rendormirait pas avant d'avoir eu sa réponse, Carol le savait pertinemment.
Elle hésita un moment. Après des mois de vie en communauté, elle n'arrivait pas à croire qu'elle était embarrassée de dire à Daryl où elle allait. Surtout que, tout timide et renfermé qu'il était, Daryl n'avait jamais paru gêné par ce genre de chose, alors qu'un simple sous-entendu, une légère allusion vaguement grivoise pouvait lui mettre le feu aux joues comme à celles d'une jeune fille innocente. Carol finit par se décider. « Au p'tit coin », souffla-t-elle.
Daryl commença péniblement à se redresser. « Attends. J'viens avec toi. » Bien que la proposition soit tentante - la perspective de sortir seule, ne serait-ce que quelques minutes, ne réjouissait pas Carol - elle se sentait coupable de tirer Daryl de son lit dont il n'avait que peu profité. Les tours de garde du milieu de nuit étaient les plus éreintants et le chasseur s'y était beaucoup usé ces derniers jours.
« Non, c'est bon. Rendors-toi. » Elle sortit un couteau de chasse parfaitement aiguisé de sa veste pour rassurer son ami. « Je suis armée et j'en ai pas pour longtemps », ajouta-t-elle. Quand Daryl se tourna légèrement, elle crut qu'il allait l'ignorer et se lever quand même. Mais il glissa simplement sa main sous son oreiller et en tira un petit révolver qu'il tendit à Carol. Cette dernière le prit sans un mot. D'un geste expert, elle vérifia le nombre de balles dont elle disposait. Daryl fit un mouvement de tête mi-ensommeillé, mi-satisfait avant de laisser retomber son buste sur son coussin dans un grognement fatigué. Son manque de protestation ne faisait que prouver son état d'épuisement. Tout en enfilant sa veste, Carol se remit alors lentement en chemin. Juste avant de sortir, Carol se retourna une dernière fois. Daryl était déjà assoupi, dans la semi-pénombre, les paupières closes, il ronflait doucement.
Une fois la porte franchie, l'air vivifiant fit frissonner Carol et elle resserra contre elle les pans de sa veste. Les alentours étaient déserts, la rase campagne, silencieuse. Le vent très léger glissait sans bruit entre les branches dénudées des arbres, sans même déranger les quelques feuilles mortes qui gisaient çà et là. La nature était immobile et de fins nuages se trainaient avec paresse. Carol fit quelques pas et se retourna vers le bâtiment qui abritait les autres survivants. Sur le toit, elle aperçut la silhouette de T-Dog qui lui tournait le dos. Maggie devait sans doute patrouiller de l'autre côté de la grande bâtisse. Ils ne l'avaient pas entendu sortir. Carol avait passé toute son existence d'adulte à tenter de se rendre invisible et silencieuse. Ses excursions en forêt avec Daryl avaient achevé son apprentissage. Elle resserra sa prise sur son arme à feu et avisa, à une cinquantaine de mètres de là, un petit bosquet de houx qui lui prodiguerait l'intimité dont elle avait besoin. Elle s'y dirigea ainsi d'un pas sûr et feutré. Une fois à l'abri de regards inexistants, elle posa sur le sol terreux son révolver, à portée de sa main droite et, par acquis de conscience, elle se délesta également de son couteau, le sortit de son fourreau et le déposa juste à côté de l'autre arme.
Durant les quelques instants qui suivirent, subrepticement, insidieusement, le vent s'intensifia. Peu à peu. Le fin branchage des arbres se mit à crépiter, les petites feuilles toujours vertes du houx à produire un léger froissement, jusqu'à ce que le tapis de feuilles au sol se soulève imperceptiblement dans un bruissement de plus en plus fort et que les nuages au ciel naviguent à bon train, la bise en poupe. Une musique sifflante remplaçait maintenant le silence des sous-bois. Et Carol se rhabillant observait, tête baissée, la végétation morte s'élever du sol, tourbillonner, choir quelques dizaines de centimètres plus loin avant de s'envoler à nouveau. Si l'air était demeuré calme, elle l'aurait entendu longtemps avant, elle aurait su que c'étaient ses pas trainants qui faisaient trembler le sol, mais les aléas climatiques en décidèrent autrement. Tout à sa contemplation du sol devant elle, il fallut qu'un pied déchaussé, rongé par la putréfaction, encore bleui par le gel de l'hiver, pénètre le champ de vision de Carol. Vivement elle tendit les jambes fléchies jusqu'alors et redressa le tronc. Tout juste le temps pour le rôdeur de faire une courte foulée de plus et l'acculer contre le buisson. Sa première impulsion fut de hurler à pleins poumons, mais lorsqu'elle ouvrit la bouche aucun son n'en sortit et ses lèvres restèrent bées en un long cri muet. Aucune aide extérieure n'arriverait à temps de toute façon. Daryl dormait profondément à l'intérieur du bâtiment. T-Dog était sur le toit et il faudrait quelques minutes pour en descendre, sans compter la course qu'il devrait faire pour arriver jusqu'à Carol. Maggie n'avait été nulle part en vue cinq minutes plus tôt. Et même si elle était à présent revenue de ce côté-ci de l'entrepôt, et c'était incertain, la main gauche du zombie avait déjà agrippé l'épaule de Carol. Celle-ci eut un sursaut de dégout en voyant les phalanges resserrer leur prise, certains doigts étaient dénués de peau et l'on pouvait apercevoir les tendons qui s'étiraient, les muscles putréfiés, la chair pourrie. Carol lança un bref regard affolé vers ses deux armes, toujours posées par terre, plus du tout à portée de main maintenant qu'elle était debout. Pendant une fraction de seconde, elle sentit grandir en elle une bouffée de résignation: elle était fichue.
Ce n'était toutefois pas la résignation calme et paisible qu'elle avait éprouvée quelques mois plus tôt lorsqu'elle avait ramassé du petit bois avec T-Dog et qu'un rôdeur l'avait mise dans une posture similaire. Non, cette fois, la résignation n'était ni calme ni paisible, quelque chose s'agitait au-dessous, une force contenue mais qui grondait, une tempête qui ne demandait qu'à se déchainer. Un chien enragé qui aboie et qui tire sur une laisse qu'il finira par rompre. Carol avait tendu les bras, les paumes plaquées sur la poitrine du zombie pour le maintenir à distance. Elle releva la tête et plongea le regard dans les yeux sans vie de son assaillant et elle y retrouva ses terreurs d'enfance, les créatures infernales que ses parents brandissaient pour l'effrayer lorsqu'elle n'était pas sage, les monstres invisibles qui se cachaient sous son lit et qui attendaient la nuit noire pour la dévorer. Mais Carol n'était plus une enfant et elle s'était maintenant résolue à ne plus vivre dans la terreur. Et ces créatures étaient remontées des enfers pour peupler la terre, et ces monstres étaient bien visibles et dévoraient les enfants, dévoraient son enfant, sa Sophia. Carol tenait ainsi, entre ses mains, l'assassin de sa fille et elle allait le renvoyer au diable. Une colère sourde s'empara d'elle, le chien venait de brises ses entraves, prêt à bondir, à mordre, à déchiqueter, à tuer. C'était son moment, son heure, sa vengeance. Au diable, hurla Carol intérieurement. Dans un geste irréfléchi, impulsif, instinctif, elle enfonça son index et son majeur dans l'œil gauche du rôdeur. Au diable! Les chairs nécrosées n'opposèrent aucune résistance. Dans sa ferveur, elle sentit à peine le sang visqueux recouvrir ses doigts qu'elle retira rapidement pour repousser encore le rôdeur à l'aide de ses deux mains. Celui-ci ne paraissait absolument pas ébranlé par l'attaque qui venait de lui être portée. Ce n'était pas assez. Alors, avec une force surprenante, Carol balança un poing rageur contre l'orbite sanguinolente. Au diable! Elle sentit des os céder, s'effriter - étaient-ce les siens ou ceux du zombie? elle n'aurait su le dire. Le rôdeur, lui, recula un peu sous la violence de l'impact. En dépit du bon sens, Carol ne profita pas de ce répit pour prendre la fuite ou pour tenter de mettre la main sur ses deux armes, mais elle s'élança comme une furie sur son opposant, faisant fi du danger, et lui assena un deuxième coup de poing, au diable! entamant ainsi sa peau fragilisée par des mois de décomposition. Sans attendre, elle décocha un autre coup, de sa main gauche cette fois, percutant de plein fouet la tempe droite du zombie - au diable! - et repoussant, en même temps, son buste de l'autre main. Le rôdeur tomba alors lourdement sur le dos, produisant une secousse sourde, provoquant un glapissement de feuilles autour de son corps. Dans un rugissement féroce, Carol s'élança vers lui, vers sa tête défoncée et écrasa furieusement sa botte droite contre la mâchoire du rôdeur - au diable!- qui essayait de planter sa dentition dans le cuir. Au diable! Et encore, et encore. Jusqu'à sentir les os craquer, les dents sauter, la mâchoire inférieure se disloquer. Au diable! au diable! au diable! Le corps du zombie était maintenant agité de soubresauts, ses mains frénétiques tentaient vainement d'agripper la jambe trop rapide de Carol. Cette dernière avança un peu le talon et frappa de toutes ses forces le nez et le front du rôdeur. Au diable! au diable! au diable! Ces cris guerriers résonnaient si fort dans sa tête qu'il lui sembla un moment les vociférer à voix haute - et peut-être avait-elle crié, vraiment - pas qu'elle s'en soucie à présent. Elle ne se souciait plus de rien, ne pensait plus à rien, les seuls mots affleurant à la surface de son esprit, son leitmotiv - au diable, au diable, au diable - et un autre, comme en filigrane depuis le début, tacite même dans son univers mental - vendetta. Et sa botte fracassait, fracassait, encore, encore, jusqu'à ce qu'elle sente le crâne céder, s'affaisser, le sang gicler, la bouille de cervelle remonter jusqu'à ses mollets cuirés. Jusqu'à ce que les sursauts du corps du rôdeur diminuent, puis cessent tout à fait dans un dernier spasme. Et même cela ne l'arrêta pas. Elle était inébranlable, ivre de rage et d'adrénaline, son talon cognait toujours, avec autant de vigueur, dans un pas de danse impétueux, exalté par un rythme primal - vendetta, le mot était dit maintenant, clair et limpide dans sa tête. Et vaincue, bien que vainqueur, elle tomba à genoux dans la mélasse de terre et de cerveau et de sang et d'os fracturés et de dents déchaussées, pour battre de ses poings meurtris le torse du rôdeur et déchirer le vieux T-shirt laminé et creuser de ses ongles la peau, jusqu'à éventrer les chairs, jusqu'à gratter les côtes, dans l'intention de les arracher une à une peut-être, d'écœurer le cadavre peut-être jusqu'à s'en écœurer elle-même, peut-être, peut-être...
Au diable, au diable, au diable, avait-elle seulement entendu ses propres hurlements, ses grognements rageurs, ses feulements vengeurs, les pas qui avaient accouru vers elle, les exclamations pétrifiées de ses compagnons? Elle ne sentit peut-être que les bras forts enserrer sa taille, la tirer loin de sa proie tandis qu'elle se débattait. Elle n'en avait pas fini avec sa victime, elle en voulait encore, tout ouvrir, tout sortir, éventrer tout, déchirer tout, purifier. « Arrête! Arrête! » Mais elle ne voulait pas arrêter et elle tentait de plus en plus mollement de s'extirper de l'étau de muscles qui la retenait. « C'est fini. L'est mort, maintenant. » Carol poussa un cri faible mais qui avait toute la force d'un exutoire. Elle détourna la tête et son nez s'enfuit dans la poitrine de celui qui la tenait dans ses bras. C'était Daryl. Elle n'avait pas besoin d'ouvrir ses paupières maintenant closes ni de lever la tête vers son visage pour le savoir. C'était Daryl.
Et Daryl observait la scène, coi, choqué; devant lui, l'amas de chair, de sang, de peau, ça ne ressemblait à rien, plus un cadavre d'homme, même plus un zombie, plus de tête, la gueule éclatée, le torse en lambeaux, juste des jambes pourries, tout juste. Puis Daryl détourna la tête, un peu, et il aperçut le couteau et son flingue, immaculés tous les deux, soigneusement posés au sol à deux mètres d'eux. S'il n'avait pas été aussi stupéfait par toute la scène, il aurait gueulé, comme quelques mois auparavant quand Carol s'était presque laissé mordre par un rôdeur. Elle n'avait même pas utilisé ses armes, elle avait achevé ce bâtard à mains nues. Elle était complètement inconsciente ou quoi. Daryl aurait gueulé, il aurait pu gueuler, et le regretter par la suite. Mais pas ce jour-là. Ce jour-là, il resserra simplement son étreinte autour de la femme qui sanglotait à présent dans ses bras.
Note de l'autrice:
Illustration du Codex Gigas (13ème siècle).
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