Ascension printanière 11
Chapitre 11
Maintenant qu'une routine efficace était en place, gérer les victuailles du groupe n'occupait que peu du temps de Carol. Tout était répertorié en listes, vivres et matériel; minutieusement classé, batteries, médicaments, produits d'hygiène, denrées périssables à court terme, moyen terme, long terme... Carol était extrêmement rigoureuse et méticuleuse, toutes les possessions du groupe, à l'exception des armes et des munitions, étaient renfermées dans son carnet qu'elle avait toujours sur elle, qu'elle consultait régulièrement et dont elle connaissait à présent le contenu sur le bout des doigts. L'inventaire était actualisé tous les soirs. Carol ajoutait l'éventuel butin de la journée et elle faisait la soustraction des produits consommés et utilisés depuis le matin. Après sa mise à jour quotidienne, elle dressait à l'attention de Rick ce que Glenn avait surnommé la liste de course qui reprenait les articles qu'il convenait de se procurer, le tout trié selon un double classement: selon le degré de priorité et selon le rayon dans lequel l'article serait probablement rangé. Ce système de double liste facilitait grandement le travail des chapardeurs. Le travail journalier de Carol se réduisait ainsi à deux tâches, d'une importance capitale, certes, mais qui étaient loin d'accaparer tout son temps et qui la laissaient très souvent un peu désœuvrée. Un mois auparavant, elle s'occupait encore beaucoup de la vieille dame du groupe, mais au fil des semaines tous les survivants s'étaient pris de sympathie pour la matriarche et nombreux étaient ceux qui passaient volontiers un peu de temps avec elle, Hakim en tête. Depuis sa guérison, il s'occupait de sa marraine avec une tendresse touchante et c'était d'autant plus frappant qu'il était habituellement assez froid et cynique avec presque tous les autres membres du groupe. La vieille dame passait également de nombreuses heures à converser à tort et à travers avec Hershel, T-Dog ou Lori. Enfin, Carol n'était plus vraiment indispensable dans son rôle de gardienne, de nombreux autres avaient pris le relais avec plaisir.
C'est ainsi rongée par l'inaction qu'elle avait pris la décision d'apprendre de nouvelles choses, d'étendre le champ de son savoir-faire pour acquérir peut-être au sein du groupe une place nouvelle, plus forte et plus importante. Elle avait été habile lorsqu'elle avait sollicité l'aide d'Hakim, mettant en avant les bénéfices que ce dernier pourrait retirer de leur éventuelle collaboration. Il y avait en effet vite perçu son intérêt et il s'était ainsi laissé convaincre aisément. Hakim allait lui enseigner quelques notions de médecine.
Mère au foyer avisée, habituée à tenir son ménage avec trois fois rien, Carol savait comment soigner les petits maux et les bobos à l'aide de recettes de grand-mère. Ces prérequis de la débrouille médicale seraient, selon Hakim, une bonne base de travail et un atout indiscutable dans ce monde dénué de tout confort matériel. Il avait décidé d'axer son enseignement sur la pratique, il voulait apprendre à Carol les gestes qui sauvent, des rudiments applicables tout de suite, des choses utiles au quotidien. Par un hasard qui leur avait procuré le matériel adéquat, la première leçon, ce jour-là, portait sur la suture des plaies. Daryl avait trouvé un cochon en forêt, qui avait dû s'échapper d'un élevage et qui avait par miracle survécu à l'hiver. Il avait abattu de quelques carreaux l'animal devenu sauvage. Il était à présent en train de fumer la viande avec Rick et T-Dog, mais auparavant, Daryl avait laissé un morceau à Carol et Hakim. C'était leur curée. Et ainsi, Carol s'exerçait à recoudre les lèvres d'une incision auparavant pratiquée dans l'épiderme du cochon sous la houlette d'Hakim.
« Et c'est pareil que la peau d'un être humain? s'enquit Carol tandis qu'elle tâchait de mettre à l'œuvre ses talents de couturière du dimanche bien que l'opération diffère nettement des menus travaux de couture dont elle avait eu jadis l'habitude.
- Non, pas vraiment. Mais il n'y a pas vraiment de cadavres disponibles à la morgue en ce moment, rétorqua Hakim d'un air un peu blasé.
- Et les rôdeurs alors? » La perspective de s'entrainer sur un zombie dégoutait un peu Carol, mais ça lui semblait tout de même plus approprié.
« Non plus. Ou il faudrait trouver un rôdeur frais et neuf. Après quelques jours, la pourriture s'installe, les chairs se décomposent. Impossible de suturer quoi que ce soit là-dedans. »
Dommage, pensa Carol alors qu'elle forçait sur son aiguille pour percer l'épiderme épais. Elle finissait son dernier point. Elle repoussa ensuite le morceau de cadavre d'un air satisfait, attendant l'approbation de son instructeur.
« Bon, ben, je te dirais que c'est une vraie catastrophe, commença ce dernier, en se pinçant l'arrête du nez et en secouant légèrement la tête. Ton patient a dû pisser quinze fois le sang pendant que tu suturais comme une barbare. Et tu vas le laisser avec une cicatrice qui va le défigurer à vie, là! » Carol pouvait sentir poindre l'impatience et l'exaspération dans le ton d'Hakim. Elle baissa instinctivement les yeux et rentra son cou dans ses épaules, dans une tentative de se faire la plus petite possible. Lorsqu'il fit un geste brusque dans sa direction, Carol leva inconsciemment un bras, comme pour se protéger le visage, mais se ressaisissant, elle interrompit presque aussitôt son mouvement. Le geste avorté ne passa cependant pas inaperçu aux yeux d'Hakim. Il ne fit aucun commentaire là-dessus, mais son visage se radoucit nettement, d'un seul coup, alors qu'il prenait gentiment le matériel médical que Carol tenait encore entre ses mains. « C'est comme ça qu'on fait. Regarde. » Avec une dextérité surprenante, il se mit à refermer les lèvres d'une autre entaille. « Tu dois être plus précise dans tes gestes, toujours à cette distance-là du bord de la plaie. Tu vois? » Et Carol regardait attentivement ce qu'il lui montrait. « Faut pas y aller comme une barbare, mais doucement. Sinon tu vas faire plus de tort que de bien. » Tout en parlant, il continuait son ouvrage avec beaucoup d'habileté et de rapidité. « Je sais bien que la peau de cochon, c'est du solide. M'enfin, c'est à peine une excuse valable, ça. Mais bon, c'était pas possible que ce soit parfait dès le premier coup. Et franchement, étant donné les circonstances, c'est déjà pas mal du tout. Avec un peu d'entrainement, tu te débrouilleras vite comme un chef. » Et il servit à Carol un drôle de sourire, sincère et encourageant. On ne voyait pas souvent Hakim comme ça, sauf avec la vieille dame peut-être. « Y a plus qu'à espérer que quelqu'un s'entaille la peau. Carl ou Beth, ce serait idéal. Ils sont jeunes, ils ont la peau bien souple et élastique », ajouta-t-il, son sourire devenant plus provocateur et goguenard. Carol eut un instant d'hésitation, mais ce n'était pas la première fois qu'elle était confrontée à l'humour pince-sans-rire d'Hakim. Elle prit donc la réflexion à la rigolade et émit un petit gloussement. « Tu crois qu'on pourrait les taillader nous-mêmes? On pourrait faire en sorte que ça ait l'air d'un accident », plaisanta-t-il encore d'un air conspirateur, en haussant les sourcils et en souriant plus largement.
Cette fois, Carol se mit à rire franchement, en donnant une petite tape sur le biceps de son compagnon. « Rhô! T'exagères, là! » s'exclama-t-elle. Elle prit l'aiguille qu'Hakim lui tendait et elle se remit au travail. Observant la peau du cochon, une idée lui vint en tête et elle s'interrompit un instant, les sourcils froncés. « Mais, ça ne te dérange pas ça? » demanda-t-elle alors en désignant d'un geste ample le morceau d'animal mort qui était entre eux. Comme Hakim avait l'air perplexe, elle poursuivit: « Et du cochon, tu vas en manger? Je veux dire... enfin... tu sais... »
Tandis qu'elle balbutiait, Hakim sembla comprendre où elle voulait en venir. « Non, ça me dérange pas. Et oui, je vais en manger. Enfin, si le redneck l'autorise. » Et il jeta un œil à la dérobée en direction de Daryl, posté un peu plus loin. Puis il reprit, plus sérieusement: « En ce moment, je crois que je pourrais manger un peu près n'importe quoi. Allah est grand et miséricordieux, je suis sûr qu'Il me pardonnera quelques bouchées de jambon. » Hakim eut à cet instant une expression indéchiffrable sur le visage et Carol se contenta de hocher la tête pensivement.
Un silence confortable s'installa pendant quelques minutes avant d'être à nouveau brisé par Carol. « Et qu'est-ce qui t'a décidé à devenir médecin? »
Hakim parut réfléchir quelques secondes à la question. « Je ne sais plus exactement. Tout un tas de mauvaises raisons, sans doute. Le statut probablement. Ou l'image d'Épinal qu'on se fait des médecins qui sauvent des vies, comme ces gamins qui veulent devenir pompier sans savoir précisément pourquoi. A cause de l'image qu'ils se font du métier de pompier. » Il marqua une pause et se mit à jouer distraitement dans sa barbe, un petit geste de nervosité qui rappela à Carol certaines des attitudes de Daryl. « Je ne me suis pas tout de suite rendu compte que j'aimais pas. Les premières années, ça reste très théorique comme formation. Puis les stages dans les hôpitaux ont commencé, et là j'ai compris que c'était vraiment pas mon truc. Les patients, tout ça, j'ai jamais aimé en fait...
- Alors la radiologie, c'est parce qu'il y a un peu moins de contacts avec les patients? » Hakim acquiesça. « C'est marrant, je t'aurais plutôt imaginé en médecine légale », ajouta alors Carol, un sourire en coin. Et son interlocuteur éclata de rire. Tandis qu'ils continuaient tous les deux à deviser gaiement, un coucou se fit entendre à distance.
Pendant ce temps, non loin d'eux, Daryl feignait de surveiller attentivement le jambon qui fumait. Il était assis à côté du tonneau percé dans lequel était placée la viande, un petit feu allumé dessous. Bien que les températures se soient graduellement radoucies, l'air restait suffisamment frais pour pouvoir espérer conserver la viande un certain temps et ainsi ne rien en gâcher. Quant à Daryl, il s'astreignait donc à garder, d'un air sombre, le regard fixé sur le baril d'où s'échappait une dense fumée. En réalité, il était entièrement focalisé sur Hakim et Carol. Il tendait l'oreille autant qu'il le pouvait pour essayer de capter des bribes de conversation, mais ce qui lui parvenait était essentiellement des éclats de rire qui l'agaçaient. Et par-dessus tout, il avait toutes les peines du monde à s'empêcher des œillades fréquentes en leur direction. Dans la périphérie de son champ de vision, il pouvait les apercevoir tous les deux en train de se marrer. Et voilà qu'ils étaient copains comme cochons, pensa Daryl non sans ironie alors que son jambon à moitié sauvage fumait toujours. Sans qu'il ne comprenne clairement pourquoi, cet état de fait l'emmerdait royalement. La complicité qui émanait de ces deux-là le troublait profondément. Il n'avait pas envie que Carol et Hakim partagent quelque chose, quoi que cette chose soit d'ailleurs, de l'amitié ou peu importe quoi d'autre. Tout ça l'ennuyait prodigieusement.
Et voir maintenant Carol poser ses mains sur le bras de l'autre. Pourquoi diable faisait-elle ça? On ne savait rien de ce type, ou presque. On savait en tout cas qu'il cachait un truc. Il n'était surement pas dangereux, mais quand même! Carol n'avait rien à faire avec ses mains sur lui. Daryl se força à se concentrer à nouveau sur le tonneau. Ce que faisait Carol, c'était pas ses oignons. Elle était suffisamment grande pour faire ce qu'elle voulait. Et puis Daryl n'avait pas à s'en soucier à après tout. Pour tout le bien que ça lui apportait de se soucier des gens! Et il avait déjà établi que l'Arabe, enfin Hakim, n'était pas dangereux, non? Alors quoi? C'était quoi le problème? S'ils voulaient être amis tous les deux, c'était tant mieux pour eux, non? Non! Parce que Carol était son amie à lui et il n'avait pas envie de partager, là! Ce n'était pas comme si Daryl avait eu des tonnes d'amis dans sa vie et, maintenant qu'il en avait une, il n'avait pas envie de la perdre au profit de quelqu'un d'autre. Une part un peu plus lucide de lui-même devait bien admettre que son attitude était complètement puérile. L'amitié n'était pas une relation exclusive. Après tout, lui aussi avait d'autres amis, comme Rick. Soudain, pour la deuxième fois en l'espace de quelques instants, le chant d'un coucou s'éleva, suffisamment fort pour distraire un instant Daryl de ses pensées.
A ce moment-là, Daryl remarqua la main d'Hakim se poser sur celle de Carol tandis que ce dernier se penchait à son oreille, pour lui susurrer quelque mot doux sans doute, avant qu'ils ne se mettent tous les deux à rire, pour ce qui semblait être la centième fois de la journée. Les mains de Daryl se crispèrent, ses doigts serrés dans ses poings fermés et il dut faire appel à toute la maitrise qu'il avait de lui-même pour ne pas bondir sur eux et... Et quoi, crétin? Bondir sur eux et faire quoi? Il était ridicule. Et Carol avait l'air si épanouie à présent qu'il la regardait franchement sans plus avoir le souci de dissimuler ses actions. Il devait bien admettre qu'il l'avait rarement vue comme ça, aussi ouverte, détendue, souriante. Elle avait l'air heureuse et personne d'autre ne méritait le bonheur autant qu'elle. Après tout ce qu'elle avait vécu, après tout... Sa relation avec Hakim, quelle qu'en soit la nature, lui faisait visiblement du bien. Daryl n'avait peut-être pas réussi à retrouver sa fille, il n'avait peut-être pas réussi à lui rendre le sourire, mais il n'allait pas lui ôter cette nouvelle source de joie. Daryl ne serait pas cet homme-là. Se sentant peut-être épiée, Carol releva alors la tête et croisa le regard de Daryl qui la dévisageait depuis plusieurs minutes. Elle lui adressa ensuite un sourire vrai qui brillait jusque dans ses yeux. De la crasse et du sang maculaient son visage et pourtant jamais elle n'avait paru plus radieuse aux yeux de Daryl. Il inclina poliment du chef, en guise de salutation. Puis, le dos raide, il s'en retourna à la contemplation de son tonneau, présentant à Carol sa nuque juste à temps pour lui cacher le soulagement et l'infime satisfaction qu'on pouvait lire sur son visage.
Alors, le coucou les salua une troisième fois. C'était un signe. Le printemps s'annonçait, se dit Daryl dans un sourire intérieur.
Note de l'autrice:
Illustration du printemps de Mucha.
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