La porte d'Eno_hypotomate

Elle était pelotonnée confortablement dans un grand fauteuil, un livre ouvert sur ses genoux. Son regard était dans le vague et un tic nerveux agitait son sourcil gauche. Il se soulevait légèrement de temps à autre, signe de sa nervosité. La jeune fille songeait, assise dans sa chambre aux tons verts pommes.

Sa mère entra alors dans sa chambre, mais elle ne réagit pas, ne l'ayant pas vue. La femme contourna le fauteuil et se posta face à sa fille, qui réagit enfin. Ses yeux se braquèrent sur sa génitrice qui avait commencé une singulière danse des mains, pourtant maintenant si familière.

La jeune fille sourit et se dirigea vers son lit pour s'y coucher. La mère la rejoignit et l'embrassa sur le front puis sortit de la chambre après un dernier signe en guise de bonsoir.

Elle resta donc seule, dans le noir. De temps en temps, les rideaux projetaient des ombres inquiétantes dues aux passages des voitures devant la maison. Elle n'avait pas peur, elle y était habituée. Cela faisait seize ans qu'elle habitait dans la même maison, et dormait dans la même chambre. D'après son psychologue, il lui fallait le moins de changements possible, pour ne pas perturber son équilibre. Dans ces moments, elle avait juste envie de lui rétorquer qu'elle était sourde, pas aveugle. Mais elle n'aimait pas parler. Étant sourde de naissance, elle avait eu énormément de mal à parler, car elle n'entendait ni sa voix, ni celle de ses éducateurs. Elle ne pouvait donc pas répéter les "sons". Qu'était-ce, d'ailleurs le son ? Elle ne connaissait que la définition donnée par le dictionnaire, et cela la laissait perplexe.

Le son est une sensation auditive provoquée par une vibration. Trois éléments sont nécessaires à l'existence d'un son :

- Une source qui produit le son

- Un milieu qui transmet la vibration

- Un récepteur : l'oreille et l'ouïe

Malheureusement, il lui manquait le dernier élément. Elle avait lu beaucoup de livres pour essayer de se représenter le chant des oiseaux, le bruit de l'eau qui coule ou encore le bruit du vent dans les feuilles des arbres. La seule chose qu'elle avait, c'était cette sensation "d'entendre" le silence. Mais cela ne l'aidait pas à se représenter ce qu'était la musique, ou le son d'une voix.

Parfois, elle en faisait des cauchemars. Vous pourriez dire qu'en seize ans, elle avait eu largement le temps de s'habituer à sa surdité, mais jamais elle ne cesserait d'y penser. C'était certes une partie intégrante d'elle, mais elle avait du mal à l'accepter. Pour elle, c'était comme un trop gros nez qu'elle aurait voulu raboter à coup de chirurgie esthétique. Malheureusement, aucune chirurgie esthétique ne pourrait jamais la repartir de sa surdité, et de son mal être.

Alors, pour ne pas faire de cauchemars, elle lisait toute la nuit pour restée éveillée. Ses parents étaient au courant, mais ne tentaient pas de la dissuader. Enfin, si, au début ils avaient tout fait pour qu'elle cesse ses nuits blanches, mais ils avaient vite compris que cela ne servait à rien.

Mais ce soir-là était différent. La jeune fille n'allait pas lire, certainement pas.

Peu de temps auparavant, elle avait rencontré quelqu'un. Tous les mercredis, elle se rendait avec ses parents au siège d'une association pour les sourds et leurs proches. Là-bas, ils pouvaient apprendre à communiquer grâce au langage des signes, ou voir des psychologues. La famille était soutenue autant que le sourd, et c'était ce qui avait poussé ses parents à s'y inscrire. Environ un mois plus tôt, un jeune homme de son âge était arrivé avec son père et le courant était tout de suite passé entre eux.

Il était beau, grand et musclé, et cela avait immédiatement plu à la jeune fille. De plus, il avait de magnifiques yeux bleus foncés qui la faisait fondre. Ils avaient commencé à passer de plus en plus de temps ensemble, et les parents de la jeune fille en avaient été ravis.

Elle était inscrite dans une école dédiées aux "handicapé", et plus particulièrement dans la section "déficit de l'audition". Mais la jeune fille était très introvertie et les gens rencontrés là-bas ne lui plaisaient pas. Elle n'avait pas vraiment d'amis, et Léo était la seule personne de son âge qu'elle fréquentait.

Ce soir-là, elle devait donc le rejoindre au parc, à minuit précises. Lui ne souffrait pas de cauchemars, et donc pas de nuit blanche mais profitait de chaque moments passés ensemble. La jeune fille se rendit donc au parc, posa une couverture en laine sur l'herbe humide et s'assit dessus.

Quelques minutes plus tard, Léo la rejoignit. Ses mains commencèrent leur danse, mais sa façon de signer était beaucoup plus franche que celle de sa mère, il allait droit au but, ne s'embarrassant pas de fioritures.

La jeune fille sourit et il se pencha pour l'embrasser avant de s'asseoir à côté d'elle. Il passa un bras autour de ses épaules et effectua une légère pression pour qu'elle s'allonge à ses côtés. Elle était bien ainsi, pelotonnée contre son corps chaud, à admirer les étoiles. Ses paupières se fermèrent doucement, alors qu'elle n'avait pas envie de dormir.

Ce fut le noir.

Elle ouvrit doucement les yeux, avec l'impression qu'une seconde s'était écoulée depuis qu'elle avait fermé les yeux.

Elle se trouvait debout dans une pièce aux contours flous. Elle ne voyait pas les murs, seule une grande porte émergeait du brouillard. Étonnamment, il y avait beaucoup de luminosité dans la pièce, et elle plissa les yeux pour mieux distinguer cette porte. Elle paraissait immense, faite de bois blanc vermoulu à souhait. La poignée était en fer forgée et décrivait une vague. Sur la porte étaient peintes une multitude d'arabesques noires, rendant le tout très élégant.

Incertaine, la jeune fille s'avança lorsque son regard tomba sur un objet brillant à ses pieds. Elle le ramassa et se rendit compte que c'était une clef. Toute en cristal, elle était d'un blanc opalescent, comme si il y avait un liquide de cette couleur dedans. Elle formait une sorte d'arabesque dans sa main, délicate et fragile.

La jeune fille se dirigea alors vers la porte et enfonça la clef dans la serrure. Si elle commençait à hésiter, elle risquait fort de ne jamais passer cette porte. Elle tourna donc la clef, poussa la lourde porte et entra dans la pièce suivant, qui n'était autre que son jardin.

Elle arqua les sourcils et se retourna pour voir qu'il n'y avait plus rien derrière elle. Seule la clef subsistait dans sa main. Elle fit donc face à sa maison, et se dirigea d'un pas tremblotant vers la porte d'entrée. En passant devant la vieille balançoire, elle se figea.

Elle percevait le bruit que faisait la balançoire en remuant doucement au gré du vent. Elle entendait ! Elle tourna alors sur elle-même, et se concentra pour entendre plus. Elle perçut alors le bruit du vent dans les feuille, les aboiements d'un chien au loin, le crissement de l'herbe sous ses pas.

Elle tomba à genoux, sous le choc. Des larmes dévalèrent ses joues et elle fut secouée par des sanglots de bonheur.

Comment était-ce possible ? Comment pouvait-elle entendre ?

Elle se redressa alors, ayant entendu la porte d'entrée s'ouvrir. Dans l'encadrement de la porte se tenait Léo, un grand sourire aux lèvres.

- Bianca !

Ses larmes redoublèrent lorsqu'elle entendit pour la première fois sa voix, si caractéristique. Elle était légèrement rauque et tremblotante, car il n'avait pas l'habitude de parler.

La jeune fille se précipita alors vers lui et le serra fort contre elle. Puis elle lui murmura des mots d'amour, entendant pour la première fois sa propre voix. Au bout d'un moment, le garçon s'effaça en lui faisant signe d'entrer.

Elle passa la porte et vit ses parents, en haut des escaliers. Ils irradiaient de bonheur.

- Bianca ! Viens, ma chérie !

La voix de sa mère était douce et délicate. Celle de son père était tout aussi douce, mais beaucoup plus grave. C'était agréable d'entendre. Les larmes continuaient de rouler sur ses joues et la jeune fille s'élança pour les étreindre.

Le bruit des lattes du parquet lorsqu'elle grimpa l'escalier resta gravé dans sa mémoire. Tout comme le morceau de musique qui passait dans sa chambre, et qui n'était autre que la Symphonie numéro cinq de Beethoven.

Il y avait une multitude de sensations nouvelles qui se répandaient en elle, la laissant désemparée. Les pleurs de ses parents, le froissement des étoffes quand elle les serrait contre elle, le miaulement de son chat, la porte qui claqua à cause d'un courant d'air, le ronronnement du moteur d'une voiture, ou encore les rires de ses parents, qui avaient remplacé leurs pleurs.

Bianca, elle, continuait de pleurer. C'était trop pour elle, trop d'émotions, trop de sensations, trop de bonheur, trop de tout.

Alors qu'elle se sentait emporter par la vague de ses émotions, une minuscule fée avec un grelot sur la tête apparut et le temps se stoppa.

- Bienvenue chez toi, Bianca.

Puis tout disparu et lorsque la jeune fille rouvrit les yeux, elle était toujours dans les bras de Léo. Seul le silence l'entourait, mais elle se souvenait de tout. La musique, les voix, les rires, le bruit. Une larme roula sur sa joue, et lorsqu'elle leva la main pour l'essuyer, elle découvrit la petite clef en cristal, au fond de sa paume. Un petit bruit de grelot retentit et lui arracha un sourire.

Tout n'était pas perdu.


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