Chapitre Final
M A L E K
Non...
Suis-je...
Où... ?
Mes paupières se relevèrent.
Non. Ça n'avait pas été la dernière fois.
Je l'avais cru. J'aurais pensé mourir, mais non.
Je sourcillai et toussai des restes de poussière. Ça pique.
Flottais-je encore au-dessus du monde ?
Mon corps tanguait, mais il reposait sur un... matelas ? Un lit vacillant. Mes doigts caressaient un drap en laine. En bordure de plafond, des rayons ultra-violets transperçaient une vitre — un rectangle bleu ciel, seule source de lumière dans laquelle cette salle baignait. La forme de cette dernière s'apparentait à un diamant. De l'autre côté, un lit reposait, vide et froid, sans doute jumeau au mien. Entre eux, sous la fenêtre, des étagères murales portaient une panoplie de bibelots tapis dans l'ombre qui prenaient la poussière que j'avais recrachée.
Une secousse manqua de me faire tomber. Un mal de tête m'assaillit. Mon cœur se contorsionna. Une figurine bascula vers le mur en filigrane.
Un long soupir.
Ce qu'il s'était passé... j'avais survolé Arkan, mais avant ça ?
Eneko !
Eneko... et Ilça. Contre Nayla et Hel — Mannah.
L'explosion, l'anéantissement. Les routes, les rues, Ayan, l'océan...
Arkan.
Je n'étais plus à Arkan. Impossible.
Je me laissai déchoir. Ma chute résonna, dans la salle comme dans mon corps. Mon bras tachait mon plâtre de sang, l'ensemble de mes muscles m'élançaient comme dix mille bleus. La fibre de carbone rafraîchit ma paume moite. Malgré tout, je me ruai vers la fenêtre, les pieds frigorifiés. Elle se dédoublait, décorée d'un filet dont les mailles s'entrelaçaient. Le beau ciel s'étala sur deux rangées de barrières en inox... non — une seule, posée sur une matière similaire au sol, blanc. Le tout pointait sur... l'océan ?
Un bateau.
J'étais sur un bateau.
Je virevoltai vers la porte. Je perdais l'équilibre à chaque pas, pas seulement de la faute de mes blessures. Bordel, était-ce... le mal de mer ? J'en avais entendu parler, mais n'en avais jamais souffert. Cette connerie ne me facilitait pas la tâche.
On déverrouilla le passage de derrière et Isabelle la remplaça. Sa robe fleurie recensait plusieurs taches sombres et fripées. De l'eau ? Sa lettre me revint en mémoire et la même rage qui avait bouilli à l'époque d'Aversion m'incendia.
— Tu es déjà réveillé ! se réjouit-elle.
— J'suis où ?
Ne me dites pas que...
— Sur le yacht dont je vous avais parlé par écrit.
Putain. Je crachai mon dégoût. Mes jambes chancelèrent, mon poing s'écrasa sur l'encadrement. Soit la chaleur était anormalement élevée, soit je ne m'étais pas remis des déflagrations du combat.
Le combat... Comment s'était-il terminé ? Eneko ? Nayla ? Où...
— Tu dois avoir beaucoup de questions, ne te surmène pas trop.
Elle se fout de moi.
— Sans blague ! Il est où, Eneko ? Qu'est-ce qu'on fout là ? On n'avait pas prévu de partir ! postillonnai-je, sans réponses. Isa, qu'est-ce qu'on fout là ?
À la lumière, l'iris de ses yeux s'apparentait au liège, mais je ne pus les étudier longtemps — ils s'affaissèrent et son visage maternel perdit toute radiance et tout amour. Oh, si je m'écoutais, je la dégagerais de mon chemin, mais ce n'était plus moi. Ses pattes-d'oie se froncèrent sous ses lunettes. Je voulais bien qu'elle réfléchisse, mais... accouche !
— Tes amis ont tenté d'arrêter Gabin, mais... ils n'avaient pas prévu que l'île finisse aux mains des flammes. L'onde de choc nous a emportés et Gabin a immédiatement pris les rênes du bateau. Nous sommes montés précipitamment à bord. Il sait où nous allons.
— Non.
Je secouai la tête.
— Arkan...
... allait bien.
— Je crois qu'on peut encore la voir, dehors, m'enseigna-t-elle.
C'en était trop. Cette fois, je la bousculai. Ou m'immisçai-je entre elle et le mur ? Bah. Histoire d'en avoir le cœur net. J'ignorai les meubles, les photographies, les tiraillements, les poignards dans la cheville, direction un petit escalier surplombé par une arche. Je remontai à la surface. Le vent marin me donnait des nausées.
Le bateau s'étendait plus que notre appartement. Des silhouettes gâchaient le paysage. Personne que je connaissais. Si — Afnna et Éclair aidaient Valck à marcher, mais je m'en foutais. À part eux, aucune tache n'émergeait de l'infini océanique et ses vaguelettes scintillantes. Je longeai le mur courbé à ma gauche. Isabelle m'emboîta le pas et posa une main sur mon épaule. On s'enfonça dans un chemin étroit sur le côté du yacht, tenus par une barrière. Mon regard suivit son doigt. Il pointait un panache épais de fumée au loin dont la hauteur aggrava mon mal de tête. Si notre bateau s'y engouffrait, il n'en ressortirait jamais. Mille bateaux d'une taille égale, même. Cent fois Arkan. Ce nuage obscur était soufflé par un point sur la ligne d'horizon. Aucun humain n'en percevrait les détails.
Je n'avais jamais rien vu de tel.
La dureté de la réalité me frappa. Ma poigne se renforça. Mes os craquèrent, et avec eux, mon cœur. Je tremblai, comme de retour sur le champ de bataille. Comme si l'océan se scindait en deux.
— Non ! hurlai-je.
Eneko.
Je devais le rejoindre. Mon corps bascula sur mes poignets, sur la rambarde. Je flanchai. Je pourrais nager des millénaires. Pour lui.
— Malek !
Je lâchai prise. Mes forces n'avaient pas répondu à l'appel. Mon torse s'écrasa sur la barre. Je crus que ma cage thoracique se brisait, laissant mes poumons libres de se noyer dans mes intestins. Je les sentais déjà plonger la tête la première. Je devais les imiter. Pour lui... mais elle m'en empêchait. Ses ongles trouaient mes habits, ses doigts me griffaient la peau. Elle me tira vers la vie, contre le carbone du yacht.
Je voulais le voir, le revoir, il m'attendait, là-bas ! Je l'avais abandonné ! Comment avais-je atterri ici, d'ailleurs ? Sonja ? Toujours de mèche avec Isabelle, hein ? M'aurait-elle attiré délibérément vers le port... ?
Ça n'avait aucun sens.
Bordel.
J'avais besoin de lumière. Le soleil ne suffisait pas. J'avais besoin d'espoir.
— Ils sont où, les autres ?
Celes, Agnes, la troupe... Je n'avais vu que les trois cons.
— Mieux vaut ne pas y penser. Se faire du mal ne sert à rien.
— Quoi ?
J'y pensais. J'y penserais toujours. L'homme que j'aimais pourrissait là-bas ! Ma grande sœur également ! Comment devais-je ne pas y penser ?
Non...
Je la bousculai. Pour sûr, cette fois. Avec force, vu son cri de stupeur. Putain. Je tomberais d'une minute à l'autre. Mes larmes embuaient mes yeux. Le fondu du ciel et de l'océan m'enfermait dans leur bleu cruel, mais je sombrais dans un Enfer perpétuel. Ma vie. Mes souvenirs. Tout.
En fumée.
Je me cloîtrai dans la chambre dans laquelle je m'étais réveillé pour le reste de la journée. Rien ne m'arracherait de mes démons, cette fois. On m'intimait de sortir, de me calmer ; rien n'y faisait. J'avais balancé l'un des matelas sur la porte, tout comme les étagères, que j'avais démolies du coude. Une chaise, aussi — sous la poignée. J'avais enfoui un coussin sur la fenêtre et l'emprisonna du filet de pêcheur. Tout pour fuir le monde. Tout, sauf la dématérialisation. J'avais beau tenter de traverser l'océan, je finissais par souffrir le martyre. Le cordon de titane qui me liait à mon corps déchirait ma peau et libérait ma chair. On s'était trop éloigné d'Arkan. Au mieux, j'eus la confirmation qu'un champ de ruine l'avait remplacé, je n'avais pas pu discerner un bâtiment ou arbre encore debout.
Alors, je fracassais ce qui me passait sous la main. Je beuglais, étouffé par un oreiller. Les phalanges de mon poing s'empourpraient à chaque coup. Jusqu'au sang. Mon désespoir transcendait les foutues dimensions. J'avais tout perdu. Autant épuiser de mon énergie. Ne devenir qu'une coquille vide malgré cette flamme, cette âme, qui sans lui, ne représentaient plus rien. Sans ses bras autour de mon corps, je chutais dans des abysses comblés de le remplacer ; mes valeurs, mon cœur, mes rêves — tout se fracturait. Parce que ses paumes douces soulageaient mes blessures et mes erreurs, qu'il m'avait maintenu en vie sans que je m'en rende compte.
Et pour la première fois, je voulais mourir.
Malheureusement, Hel ne semblait plus poser problème. Même plus drôle. À quoi bon disparaître, sans déesse pour vous accueillir ?
À la place, je chialai jusqu'à ce que mon corps décide que j'avais franchi la ligne rouge et qu'il était temps de s'assoupir.
✼
Le monde qui s'affolait. Arkan qui périssait. Les ondes de choc qui les bouleversait. Sur le port d'Ayan, les orages tapageurs essoufflaient la mer. Le bateau dérivait déjà, mais ils n'étaient pas à bord. Éclair pendait à l'échelle qui se décrochait. Celes, âme d'héroïne, la poussait tandis qu'Afnna la tirait près d'elle. Les ordres en stichomythies, les mains qui se frôlaient... jusqu'à ce que le yacht quitte sa plate-forme. Isabelle se noyait, engloutie par les vagues fulgurantes, et on lança des cordes sur l'océan. Agnes accourait à bâbord, elle avait voulu s'expliquer au gouverneur, qui s'était posté au volant, mais en voyant cette femme qu'elle avait tant affectionnée risquer sa vie pour les autres, son sang ne fit qu'un tour. Elle la rejoignit la tête la première et manqua de se faire écraser par le véhicule. Il était difficile de ne pas boire la tasse.
Éclair recrachait son intestin sur le plancher. Siobhan et Valck restaient en retrait, côte à côte, trop apeurés d'abandonner cette dernière chance que la vie lui offrait. Les proches du gouverneur les imitaient. Isabelle s'accrocha et monta de justesse, mais Agnes l'avait remplacée. Celes n'avait plus d'autre choix. Ses larmes se mêlaient aux gouttes salées de la mer, et la démone dans ses bras, elle pédala jusqu'au rivage. Hélas, la supernova de Mannah gronda. Le coup de grâce projeta le yacht loin, très loin du port, manquant de le renverser. Un homme bascula par-dessus bord et périt. Celes et Agnes disparurent avec Arkan. Isabelle se résolut à les abandonner, quand une ombre dans le ciel attira son attention. La mienne.
Elle s'écroula près d'elle.
C'était ce que je m'imaginais tandis qu'Isabelle et Valck me narraient les événements, de l'autre côté de la porte. Je ne leur avais pas demandé, mais au moins, ils avaient réussi à calmer mes pulsions.
Ces concussions venaient donc de là. J'ignorais comment j'avais atterri sur ce bateau, ce point sur l'océan. Ils n'avaient même pas eu besoin de me sauver. J'avais juste chuté, comme un ange, ou plutôt, un hybride déchu.
La nuit était tombée. Je mourrais de faim. Tant bien que mal, je débarrassai le bordel foutu devant la porte et l'ouvris, honteux d'enfin m'extirper de mon chaos. Non... Pas le mien. J'étais un maniaque de l'ordre dans ma chambre. Celle-là était méconnaissable, sens dessus dessous.
Isabelle m'accompagna sur le pont. On était perdu sur une planète océanique. Enfin, ça y ressemblait. Cependant...
— Alors, on va où ?
Ma voix déraillait. Ma gorge me piquait.
— Vers l'Ancien Monde, répondit-elle.
— Le quoi ?
— Derrière l'océan. Une société nous attend — des survivants de... d'une guerre, je crois. Une guerre qui remonte à des siècles, avant la création d'Arkan, je suppose.
Une... société ? De l'autre côté de l'océan ? Alors on n'était pas seul ? Il y avait bien... autre chose ? Ces mots perdaient leur sens tant je n'avais jamais pensé les entendre.
— Tu m'as menti, balbutiai-je. Tu nous as menti. C'est pour ça que tu nous as demandé de venir au port, hein ? Que t'avais tant insisté à me retenir ?
— Ce... n'est pas la première fois et je m'en excuse. Gabin a... il m'a convaincue. Il avait tout prévu. Arkan était perdue dans tous les cas, je voulais seulement sauver le plus de monde possible, je...
— C'est lui qui t'a dit tout ça ?
— Oui. Il connaît le chemin. Il est notre unique porte de sortie.
Ah. Traîtresse un jour, traîtresse toujours, et pourtant... Je n'avais plus la force de lui en vouloir. Je ne me comprenais plus. Quelque chose manquait à l'équation — le gouverneur...
— C'est pour ça que ce connard est encore là ? Alors qu'il t'a fait libérer Hel ? Qu'il a tué ma famille ? On le laisse en liberté ?
— Il n'est pas en liberté. Il est avec nous. Mais lorsque nous arriverons à... cet endroit, je veillerai personnellement à ce qu'il soit jugé pour ses crimes. Mais tu vois bien, nous ne pouvions pas rester à Arkan. Ils l'ont rasé en quelques secondes. Et ne pas pouvoir savoir ce qu'il est advenu d'Eneko me désole aussi. Cependant, comme ça s'est calmé, je pense — j'espère qu'il a réussi.
Alors...
Notre histoire se terminait ainsi.
C'était fini. Une page se tournait. Notre monde, notre vie commune, n'était plus, et l'on naviguait vers l'inconnu, guidé par un meurtrier.
Cherchait-il à sauver sa peau ? Quand son plan avait-il débuté ? Que nous réservait cette pseudo société ?
Ces questions me taraudaient l'esprit, mais me le dégoûtaient, aussi, car je ne pouvais pas les partager avec lui. Elle. Eux. Je ne pourrais plus rien partager avec eux.
Je me perdis dans le moulin qui giflait l'eau de mer et les tracés d'écume qu'il crachait. Elles se fondaient à l'obscurité au fil des secondes. Les étoiles étincelaient comme jamais. Eneko et Nayla auraient adoré cette vue — ce paysage, vide, et pourtant bouleversant.
Si jamais ils...
Ils...
Putain. Je n'y arrivais pas.
Si jamais ils étaient morts...
Je les reverrais peut-être comme j'avais revu Sonja. Mes parents.
Ils me regardaient peut-être déjà.
Peut-être étaient-ils l'une de ces étoiles ?
Peut-être étaient-elles toutes des esprits veillant sur nous ?
Ouais...
Peut-être.
Je caressai mon plâtre. La poussière l'avait recouvert. Le cœur avait disparu.
Mon mental ne luttait pas plus. Mes lèvres tremblaient. Ma vision perdait en netteté. Je m'écroulai au bord de l'océan. On m'avait brisé, si bien que je n'avais plus honte de pleurer.
Pleurer sous le regard résistant de Valck.
Le regard coupable de Siobhan.
Compatissant d'Isabelle.
Solennel d'Afnna.
Bouleversé d'Éclair.
Au fond, sans doute, on espérait tous que ces constellations nous protégeaient. Chacun avait perdu ses êtres les plus chers. Sous leur salvation, on devait jeter la rage et les blâmes à la mer, car aujourd'hui, seule la destruction nous liait — celle de notre pays, nos ambitions, nos esprits.
Et, enfouie sous ces décombres, notre fougue de nous relever nous attendait peut-être... car, quelque part, un éclat d'espoir subsistait. Parce qu'il m'avait appris à y croire. Il m'avait appris à m'y accrocher, alors je m'y accrochai. Ma poigne se resserra sur la rambarde.
Je relevai les yeux vers l'inconnu.
Qu'importe notre direction, je me jurai de revenir sur Arkan un jour pour le retrouver. Lui offrir une énième chance de m'aimer s'il était resté, et de meilleurs adieux s'il était parti. Je devais le retrouver.
Toi et tes jolis mots... Tu te souviens des textes que t'avais écrits et que t'avais trouvé si exécrables, par rapport aux miens ? Moi, oui.
«Les anges ne peuvent pas voler.»
Pourtant, tu l'as fait.
«Les anges ne peuvent pas voler».
Pourtant, tu m'as donné des ailes.
Et je te le promets, tant que cet espoir subsistera, elles battront, et avec elles, mon cœur, en hommage aux semaines qu'il avait passées en symbiose avec le tien.
N, je reviendrai.
à suivre...
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