Chapitre 9.1

M A L E K


           J'enlaçai quelques personnes et analysai le café. Caché derrière une banquette grenat, le visage fin et rasé d'Eneko m'attendait. Il plongea son regard dans son assiette dès qu'il croisa le mien.

— Désolé du retard, lançai-je.

Il avait voulu manger avec moi, mais je n'avais encore une fois pas vu l'heure passer. Un bon quart de sa pizza s'était déjà envolé. Heureusement, il mangeait à la vitesse d'un escargot. Je pourrais facilement le rattraper.

— Salut, m'enjôla-t-il, aidé par un sourire doux.

Je m'assis.

— Alors comme ça, vous êtes revenus avec votre prise ?

— Oui, enfin... Valck a insisté pour qu'on l'emmène, du coup elle est en train de pourrir dans une cellule, en bas.

— Y'a des cellules en bas ?

— Je sais, ricana-t-il, j'ai eu la même réaction. Elles sont dans l'étage au-dessous des chambres.

Mon estomac criait famine alors je commandai une pizza également – sans doute pas faite maison, mais tout avoir à portée de main ici m'arrangeait. C'était sûrement ainsi que le café fuyait la faillite...

— Vous avez trouvé des trucs ? m'enquis-je après être retourné à ma place.

Le châtain, la bouche pleine, hocha la tête. Le morceau enflait sa gorge en descendant. Berk. Ça me dégoûtait d'autant plus qu'il avait foutu de l'ananas sur le plat. Quand allaient-ils apprendre que l'on ne mélangeait pas le sucré et le salé ? C'est comme si je mettais du saumon sur un gâteau au chocolat !

— Elle nous a parlé d'un endroit où des anges et démons humains se retrouvent pour passer sous le radar du gouvernement. Enfin, quelque chose de ce genre.

— Jure ?

Une alliance secrète entre les deux races ? Bordel, il s'agissait de l'opportunité parfaite. Je devais absolument m'y rendre !

— Jure, répondit-il.

Je m'affaissai sur la banquette en cuir dont l'odeur se mélangeait à celle de la pizza. Mon regard se perdit. Moi qui cherchais des démons dont je pourrais me rapprocher, alors des démons cohabitant avec des anges ? C'était le paradis ! Du moins, à un certain niveau.

— Tu as fait quoi, aujourd'hui ? demanda-t-il.

— Bah, j'étais à la fac.

— Ah ! Oui, c'est vrai...

— Vous y êtes allés ou pas ?

— Où, à la fac ?

— Non, à l'endroit qu'tu viens de dire.

— Ah... non, non. Ils y vont demain, je crois.

— Tu penses que j'pourrais y aller ou pas ?

La mine d'Eneko se renfrogna. J'avais le droit, je ne voyais pas pourquoi ils se permettraient de refuser. Moi aussi, j'avais combattu Hel ! Ce n'était pas parce que ma flamme était devenue banale que je l'étais aussi.

— Je pense pas, avoua-t-il. Mais de toute façon, demain, on voit Prairie. C'est ce que tu m'as dit.

Merde, c'est vrai. Sa soif de réponse m'avait forcé à demander à Isabelle d'avancer ces retrouvailles et elle-même souhaitait ardemment s'expliquer. Du coup, on devait se voir demain. Bien sûr, Eneko n'était pas au courant que je l'avais déjà vue. Il ne devait absolument pas l'apprendre. Personne ne devait l'apprendre...

Et puis, son attitude face à la prisonnière ne m'apaisait en aucun cas.

Heureusement que j'avais la peau noire... mes veines s'y confondaient comme un phasme sur de l'écorce ou une phyllie sur une feuille de châtaignier.

— C'est toujours prévu ?

— Ah ! m'exclamai-je. Ouais ouais, c'toujours prévu, ouais...

— T'as pas l'air heureux.

Bien évidemment, l'ancienne thérapeute avait beaucoup de choses à nous raconter — elle ne m'avait pas mis au courant de tout, samedi dernier. Mais si j'avais pu choisir, j'aurais accompagné les guerriers à Mannah...

Attends deux secondes.

— On est censés la retrouver à Mannah. On sera pas loin des guerriers.

— Pourquoi elle veut qu'on aille là-bas ?

— Va savoir. Peut-être parce que c'est l'endroit le moins surveillé du coin.

L'ange prit une énième bouchée de sa pizza tandis que j'attendais toujours la mienne. Mon regard se balada sur le mur à ma gauche, avec ses rayures brunes et rouges. Des portraits d'inconnus cadrés y étaient accrochés, ainsi que d'autres photographies monochromes. Mon repas arriva au bout de quelques minutes de discussion triviale. L'université n'était plus une priorité, certes, mais je ne pouvais pas me résoudre à abandonner. Les jours où je pouvais, j'y allais, même si le manque de sommeil commençait déjà à peser lourd sur mon corps.

J'engloutis ma part en quelques secondes pour rassasier mon estomac.

— Maintenant que j'y pense, cette Agnes, reprit Eneko, elle attise ma curiosité. J'ai pas envie de faire copain-copain avec elle, mais c'est pas comme avec Ana... Je veux dire, c'est une démone, donc elle doit savoir comment devenir un démon.

Je n'avais pas écouté la fin de sa phrase. Mes membres s'électrisèrent. Mon esprit s'était rivé sur ce prénom : Agnes. Je l'avais déjà entendu. Lorsque j'étais revenu dans la forêt...

Voyant l'aspect incertain de l'ange devant moi, je me réfugiai dans mon assiette. J'opinai la bouche pleine, sans savoir ce à quoi je répondais.

Il remua sa fourchette dans l'attente d'une hypothèse un minimum développée, mais désolé chéri, je ne pouvais pas réfléchir en mangeant. C'était incompatible.

Agnes ?

Je devais la voir, je n'avais pas le choix.

— Tu t'es jamais demandé comment on devenait un démon ?

— On peut aller à ces cellules ? le coupai-je.

Il laissa des rides du lion s'esquisser.

— Euh... non, je suis sûr qu'il faut une autorisation spéciale. Pourquoi ?

— Oh, pour rien... Tu sais qu'j'suis curieux.

Il mordilla sa lèvre et arqua les sourcils comme pour me dire « oh ouais, je sais bien, ça. »

— Bref, réponds à ma question ! montra-t-il son agacement.

— Laquelle ?

— Les démons ! Comment on fait pour en devenir un ? On sait comment devenir un ange, avec une E.M.I., et encore, même ça, je commence à en douter.

— En douter d'quoi ? On est morts, j'te rappelle, pour devenir des anges.

— Oui, mais...

Il s'immobilisa, les yeux rivés sur la volupté de son repas. Il laissait la croûte de côté. Décidément, y'en a qui savent vraiment pas profiter des petits plaisirs de la vie...

— T'as pas remarqué à quel point on est beaucoup ? Je veux dire, y'en a sûrement pas autant de démons, donc en perdre, c'est pas grand-chose... mais ça m'étonne qu'autant de gens aient fait une E.M.I.. C'est rare, non ?

— Les E.M.I., c'est des morts cardiaques, juste pas cérébrales. En vrai, y'a quelques théories scientifiques... Certaines pensent que la décorporation est liée à une zone du cerveau. Genre, elle baisse en activité, et du coup, y'a une sorte d'expansion de la conscience... mais c'est pas aussi rare que ce que les gens croient.

C'était ma petite minute pour briller en tant qu'étudiant en médecine, même si je n'avais pas du tout appris ça à la fac... C'était Nayla qui m'en avait fait part, lorsqu'elle s'était renseignée.

Dans tous les cas, je devais l'avouer, le doute d'Eneko m'arrangeait.

— Tu penses qu'y'a d'autres façons de devenir ange ?

Attends deux secondes, beau gosse. J'ai trop parlé, la bouffe va être froide. J'enchaînai les bouchées et rehaussai les épaules. Qu'est-ce que j'en savais ?

— Je trouve juste ça bizarre, s'affaissa-t-il. À chaque fois que je pose une question, Celes est pas capable de répondre. Par exemple : « Celes, comment l'Angélique paie tout le monde ? » « J'en sais rien. » « Celes, comment vous faites pour analyser de l'ADN et obtenir des infos ultra confidentielles ? » « J'en sais rien. »

— Tu lui fais pas confiance ?

— Si ! J'fais juste pas confiance à leur boss, avec son crâne à la Monsieur Propre.

J'arquai mes sourcils dans un faible mouvement de tête. Si Eneko blaguait sur quelqu'un de ce rang, c'est qu'il ne pouvait pas le voir en peinture. La seule fois que j'avais croisé ce fameux patron, c'était le soir où des démons nous poursuivaient, après que l'on ait fui l'appartement de Celes. Ils obéissaient sûrement aux ordres d'Hel, lorsqu'elle n'avait pas encore trouvé de réceptacle.

— T'as raison, j'lui fais pas confiance non plus, le rassurai-je.

Il soupira longuement, lassé. J'engloutis mon plat avant lui. Il paraissait trop préoccupé pour être d'humeur à le terminer.

— Ça m'agace, tout ça. Je me prends trop la tête. J'ai l'impression qu'on sera jamais tranquille.

— Respire un coup et bois un peu. On dort ensemble ce soir, OK ? Faut pas qu'tu sois sur les nerfs demain, j'veux pas non plus qu'tu frappes Isabelle.

— Isabelle ?

Et merde.

— Prairie. Isabelle, c'est son prénom.

— Oui, je sais, mais on l'a jamais appelé comme ça.

— Je... Elle me l'a demandé. C'est comme ça qu'elle s'appelle sur mon téléphone.

Ouf. Bon, en soi, ce n'était qu'à moitié un mensonge, mais le regard suspicieux d'Eneko effrita la carapace que je m'étais reconstruite pour ne pas le mettre en danger, alors j'enchaînai :

— Tu veux boire un coup alors, ou pas ?

— Non, non, je... Non merci.

Je m'humectai les lèvres, vaincu, lorsqu'une silhouette familière se dévoila au fond du café, à l'entrée de l'escalier qui menait au QG. Les lampes illuminèrent la sculpture de Valck. Que voulait-il ? Eneko allait vomir toute sa pizza et le temps pour le prévenir me manquait, car le guerrier nous avait déjà atteints. Il interpella Eneko, qui se retourna à peine, le regardant de côté. Ce dernier, victime d'un silence à la fois violent et amusant, continua. Toutefois, cette fois, il s'adressa à moi :

— Je peux te l'emprunter deux secondes ?

Emprunter ? Même si ses manières étaient à revoir, je n'avais rien contre lui. Cependant, il avait intérêt à revoir sa façon de parler. Eneko n'était pas un objet.

— Pourquoi tu me demandes ?

— Tu veux quoi ? se lassa le concerné.

Valck se racla la gorge.

— J'aurais deux mots à te dire en privé, si ça te dérange pas.

— Et si ça me dérange ?

— Crois-moi, j'te dérangerai plus si tu m'écoutes juste cette fois, OK ?

Le châtain, de ses iris abyssaux, alterna entre mon visage et son assiette froide.

— Je la finirai, si tu veux, assurai-je.

Après avoir enlevé les ananas.

Le pauvre fatigué souffla et accepta à contrecœur. La banquette grinça lorsqu'il se releva et il suivit le guerrier qu'il dépassait de quelques centimètres. Pourquoi n'avais-je pas le droit de l'écouter aussi, d'ailleurs ? Comment comptait-il s'y prendre pour le faire sortir hors de ses gonds cette fois ?

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