Chapitre 8.2

E N E K O


         Valck arracha un poing de sa poche sombre et l'agita en signe d'incompréhension.

— Elle est sérieuse, elle ? pesta-t-il avant d'imiter la vieille dame. C'est une blague ! J'ai pas étudié la loi, mais j'pense pas que ça marche comme ça !

Il rapprocha de nouveau son doigt de l'interphone, mais Celes l'en empêcha. Plus haut, dans le bâtiment, un mouvement attira mon attention. À l'une des fenêtres, une silhouette aux cheveux de poussière nous dévisageait. Mes deux compères la remarquèrent également. Valck cracha instinctivement un ordre, comme à son habitude, mais la dame cessait de nous guetter, comme prête à nous dévorer. Elle disparut quelques secondes plus tard et ferma sa fenêtre.

— On ne va pas la forcer, se désola la guerrière.

— On fait comment, alors ? demandai-je.

Nous n'avions pas marché jusqu'ici pour rien. Selon Celes, Agnes n'avait ni lieu de travail, d'études ou autre — cette adresse était notre seule piste pour espérer la retrouver, elle et la jeune fille qui abritait Hel. Malek m'avait précisé que notre rendez-vous avec Prairie avait été avancé pour cette même raison. La déesse des morts pourrait anéantir son réceptacle en une seconde avant de partir en chercher un nouveau. Ce n'était pas ce que nous voulions.

Prairie...

Combien de temps avait-elle vécu avec Hel dans la peau ? Cela aurait été bien plus facile en possession de réponses, mais je devais être patient, même si chaque journée ne faisait qu'alimenter ma haine pour cette femme factice.

— Vous m'cherchiez ?

Nous virevoltâmes à l'unisson. C'était elle, Agnes. Bordel, encore ? Comment avait-elle pu nous trouver ? Sa dégaine n'avait pas changé d'un poil depuis hier — même posture relax, vêtements ténébreux, couettes...

— Pas un geste ! hurla Valck.

Le bronzé se rua vers la démone, prêt à agripper ses poignets et l'immobiliser, mais cette dernière dégaina un canif qui tournoya entre ses doigts. La lame pointa le cou charnu du brun, et ce fut lui qui se retrouva paralysé. Ça lui apprendra.

— J'viens en paix, comme les bonshommes verts là-haut, grinça-t-elle, le dos courbé, en pointant le ciel terne. Ouh, ouh, j'fais si peur que ça ?

— Valck, écarte-toi.

— Tiens, la jolie rousse d'hier. Ma p'tite, enfin, ma grande, parce que la vache, t'fais deux aubergines d'plus que moi ! J't'avais dit qu'on s'reverrait. Tu t'es faite belle pour moi ? T'as mis du fard à joues ou t'es juste contente d'me voir ?

— J'ai... J'ai froid, se défendit Celes.

— Meuf, j'ai froid aussi, mais j'ressemble toujours à un zombie, j'ai pas deux fesses à la place des joues. T'vois, y'en a qui kiffent gifler l'cul de leur partenaire entre vingt et cinquante fois. On dirait ça sur ton visage, ricana-t-elle.

Je baissai les yeux. J'ignorais si je devais rire ou m'enfuir d'embarras, ou les deux.

Non, je devais rester sérieux. Cette femme était notre ennemie, je ne devais pas me prendre à son jeu. Toutefois, je n'approuvais pas l'agressivité de Valck, et Celes n'arrivait pas à aligner deux mots. Peut-être devrais-je me rendre utile, pour une fois, malgré ma voix faiblarde ?

— Agnes ?

J'ignorais ce qu'elle pourrait me faire et parler aux inconnus restait sans doute un défi toujours aussi ardu à surmonter. La démone, arme à la main, perdit son sourire et dériva son regard noir sur moi.

— Il veut quoi, l'estropié ?

Hein ?

Comment savait-elle que je portais une prothèse ? Je vérifiai, mais mon pantalon descendait jusqu'à mes bottines.

— Je... On... Qu'est-ce que tu comptes faire avec la fille ?

— Pourquoi ? lança-t-elle.

Bon, j'y étais encore loin... Je déglutis.

— Je connais celle que la déesse possédait avant. Tu sais pas à quel point elle est dangereuse.

— Bah si, j'le sais. Par contre, j't'avoue que si t'as des infos, j'serais pas contre. T'en as ?

— Pas... Pas pour l'instant.

J'en aurais lorsque Malek et moi reverrions Prairie, comme à l'époque où nous n'étions que des nouveau-nés insouciants. En attendant, je n'avais rien à lui offrir. Je baissai les yeux, regrettant amèrement de l'avoir ouvert. Cela tournait toujours mal. Je ne maîtrisais pas aussi bien les mots que mon petit ami. Que faisait-il d'ailleurs, pendant que je me ridiculisais ?

— OK ? Donc j'm'en bas les ovaires, gloussa-t-elle.

— Qu'est-ce que tu cherches ? demanda Celes.

— Et vous, qu'est-ce que vous...

Valck agrippa le poignet de la démone, puis son bras. Il pivota sur lui-même. Mon cœur loupa un battement. En un quart de seconde, Agnes s'écroula à genoux après un coup bien placé. Derrière elle, il la rejoignit dans son mouvement — la lame du canif menaçait désormais le cou de sa propriétaire. Elle ne pouvait lutter face à la force du brun.

— Dis-nous ce que tu sais, grogna-t-il.

Frappé par le vent, le faciès cadavéreux de l'inconnue perdit tout éclat de malice. Une terreur la remplaça. Ses yeux s'écarquillèrent près de la rogne insatiable de Valck qui rugissait si fort qu'il en déclencherait de nouvelles bourrasques pour la décontenancer.

D'un coup, les veines du cou de l'ennemi se teintèrent de noir. Elle s'apprêtait à contrattaquer !

Valck m'interpella et m'indiqua sa poitrine d'un mouvement de crâne. Instinctivement, j'accourus vers lui et intensifiai ma flamme, prêt à me dématérialiser, Agnes capitula, sans doute effrayée par la puissance anormale de cette dernière. Elle me brûlait le torse, mais je m'y habituais.

— A-Attends, balbutia-t-elle. Y'a un p'tit problème d'compréhension, là !

— J'crois pas, non, força Valck.

Je balayai la rue du regard. Heureusement pour nous, peu de gens fréquentaient ce quartier. Il n'y avait personne en vue. Prise d'un nouvel élan de confiance, Celes s'agenouilla à la hauteur de la brune.

— Qu'est-ce que tu peux nous dire ?

— É-Écoutez, j'peux juste v'dire un truc ! Mais vous m'lâchez après !

— Promis, opina-t-elle.

Agnes prit une grande inspiration et ferma les paupières.

— Y'a un endroit où des anges et des démons s'retrouvent, elle est là-bas. Elle est là-bas !

— Des anges et des démons ? grinça Valck.

— Ouais ! C'exactement c'qui m'empêche d'pas vous poignarder ! Parce que j'connais des anges super sympas, alors j'sais qu'ils sont pas tous des connards belliqueux !

Un repère d'anges et de démons... à forme humaine, voulait-elle dire ? Mais comment était-ce possible ? Aussi confuse que moi, la rousse demanda plus de détails, ce à quoi la brune répondit :

— C'un groupe, une secte, un rassemblement... Appelez ça c'que vous voulez, mais y'a des anges et des démons. On est un peu undercover, t'vois. On a une planque secrète. J'y suis souvent. Les gens v'donneront plein d'infos s'vous y bougez.

— Et c'est où ?

— À Mannah ! C'à Mannah.

Mannah...

Malek et moi y étions déjà allés. Il connaissait bien l'endroit, mais me l'avait toujours décrit comme vide et déserté, si l'on excluait les dealers et les galériens. Cela ne pouvait pas être ça...

— Faut connaître l'passage et l'mot d'passe, c'tout, j'vous jure !

— C'est quoi, le mot d'passe, alors ?

— L'mot d'passe ? « La révolution est en marche ».

— Et comment on est censé trouver l'passage ?

— Bah j'sais pas, j'peux vous montrer sur l'GPS !

De sa main libre, elle tâtonna sa poche arrière avant d'en sortir un téléphone fracturé. Son pouce tapota maladroitement l'écran sous le regard désespéré de Valck. Je m'approchai pour voir ce qui s'y cachait. Elle manipulait une carte qu'elle dirigea sur le village de Mannah et y plaça un repère qu'elle aplatit sur le visage du brun.

— Comment on est censés trouver ça ? m'inquiétai-je.

— Comment on est censés savoir qu'elle dit la vérité, surtout, pesta-t-il.

— Oh, s'vous plaît ! Pourquoi j'vous mentirais, là ?

— Nous devrions peut-être aller voir, suggéra poliment Celes.

— À trois ? Alors que c'est sûrement un p'tain de piège ? Non. Elle va venir avec nous !

Sur ces mots, il leva le poing d'Agnes contre son menton sans briser son emprise, l'obligeant à se remettre sur pieds et à lâcher son couteau. Il en profita pour en diriger la lame vers le dos de la démone.

— On va ouvrir une des cellules de l'Angélique et elle va y attendre bien sagement jusqu'à ce qu'on aille vérifier ensemble ce qu'elle dit, grommela-t-il.

Je fronçai des sourcils.

— Y'a des cellules, là-bas ?

— C'est pas un peu drastique, comme solution ? chuchota la guerrière en s'approchant de son homologue.

— Écoute, c'est moi qui décide, aujourd'hui.

L'impassibilité de l'homme alors qu'il menaçait de mort une jeune femme, même si démone, ne me laissait pas de marbre. L'ange ne m'avait pas menti, dès qu'il passait en mode mission, son cœur se vidait et il agissait sans aucun scrupule.

— Alors elle rentre avec nous, gronda-t-il.

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