Chapitre 7
E N E K O
Le claquement de la porte avertit Léanne de mon arrivée. Miracle ce soir, ce ne fut pas un crissement de cuir qui m'accueillit, mais la dame elle-même, vêtue d'un tablier séculaire qui lui donnait un air de servante handicapée. Cela ne lui allait pas — elle était piètre cuisinière. Ses cheveux cassés volèrent, humidifiés.
— Ça va, toi ? s'enquit-elle.
— Ouais, marmonnai-je.
Une spatule à la main, elle s'adossa à la commode du couloir. La fameuse. Son timbre granuleux reprit :
— T'as fait quoi, aujourd'hui ?
À part chasser une fille possédée par la déesse des morts jusqu'au pont où je m'étais suicidé ? Pas grand-chose.
Un soupir m'échappa et je jetai ma veste sur mon lit. La voix de Léanne retentit depuis la cuisine.
— Je t'ai dit d'arrêter de sortir ! Ça t'amuse de jouer avec la mort, ou quoi ?
Hmpf. Elle ne savait pas si bien dire.
— Parce que je suis censé t'écouter ? me forçai-je à hausser la voix pour qu'elle m'entende. Après tout ce que t'as fait ?
Je balançai mes chaussures et ouvris la fenêtre pour anéantir l'odeur. Des pas s'approchèrent et s'arrêtèrent au seuil de la porte — ma chambre en perdit tout son charme. Son regard me poignardait le dos.
— T'étais où, encore ?
— Qu'est-ce que ça peut te faire ?
— Je suis ta mère, Eneko, fusa-t-elle avec évidence. J'ai le droit de savoir !
— Ouais, ma mère, ma mère...
— Eneko !
Je lâchai un soupir que ma rage surmonta. Mon pied frappa le tapis.
— J'étais chez des amis ! C'est bon, t'es contente ?
— Pas besoin d'être agressif !
Pardon ?
Elle voulut approcher, mais face au regard noir avec lequel je la mitraillais, elle se retint de passer le seuil. Sa poigne craqua à travers l'encadrement de la porte.
— C'est normal que je m'inquiète pour toi, je m'occupe de toi depuis que t'es tout petit ! perdit-elle son agressivité.
— Tu me supportes depuis que j'suis tout petit, tu veux dire, pestai-je.
Un truc, un truc... Je devais trouver un truc à faire, sinon, j'allais péter un câble. Elle savait pourtant qu'elle ne devait pas me prendre pour un con — je ne contrôlais pas mes sursauts de colère.
— Écoute, j'ai juste... Je me suis rendu compte de mes erreurs. Je me suis rendu compte que j'aurais pu te perdre et j'ai pas envie que ça se reproduise.
— Et il a fallu que je meure deux fois pour que tu t'en rendes compte ? Non parce qu'après la première fois, à part me prendre pour un fou, m'insulter et continuer de me m'accuser pour la mort de Théo, t'étais pas foutue de faire grand-chose ! Tu t'rends pas compte ?
Mon bureau. Il était bordélique. Mes doigts tâtèrent les papiers, livres, crèmes, tasses et autres objets. Ranger. Range-moi tout ça.
— Je sais, je sais, j'ai fait des erreurs, et je ferai de mon possible pour me faire pardonner.
Quelques chiffonnements brisèrent un lourd silence tandis que mon cerveau enregistra ces paroles déconcertantes. J'en gloussai. Son ridicule me perdrait.
— Pardonner ? Je me suis suicidé à cause de toi ! Deux fois ! bramai-je. Deux putain de fois ! Dans une semaine, tu recommenceras à m'insulter et à me blâmer pour tes erreurs ! Tes erreurs !
Elle secoua la tête, grignotée par la vieillesse.
— Tu t'fais des idées !
— Moi, j'me fais des idées ? Moi, j'me fais des idées ?
Ma voix craquelée poussait ma gorge à ses limites. Mes mains maladroites froissaient les feuilles.
— J't'assure que je ne recommencerai plus ! jura-t-elle. J'veux juste être sûre que tu ne recommenceras pas non plus.
— Attends... Recommencer quoi ?
— À être violent, Eneko ! Réfléchis un peu.
Voilà. Elle continuait de m'accuser.
Je me retournai lentement afin de lui faire face, la mâchoire serrée. Elle me regardait d'yeux fatigués et obscurcis par des arcades sourcilières saillantes et mal maquillées.
— Alors que tu m'as torturé pendant des années ? crachai-je. J'ai le droit d'être violent si je veux ! J'ai tous mes droits, parce que je les mérite ! Tu m'as accusé de la mort de la seule personne que j'aimais, pourquoi ? Parce qu'il avait une bite ? Que tu supportes pas que j'en suce, des bites ? Eh bah voilà pour toi : j'en suce et j'en sucerai toujours. J'ai retrouvé quelqu'un et tu peux pas savoir à quel point elle est grosse et elle fait du bien quand j'me la prends dans... Peut-être que tu devrais en sucer plus souvent aussi, ça t'empêcherait d'ouvrir ta grande gueule.
Je déglutis, ravalant tous ces vices, trop tard. J'aurais voulu m'enfermer dans mon armoire et faire comme si je n'existais pas. Je n'avais jamais parlé de sexe avec ma mère. Sa peau blêmit tant que même son fond de teint s'avoua vaincu. Magique. Je l'avais remise à sa place.
— Tu sais pas ce que tu dis.
— Oh si, je sais, corrigeai-je. Tu me connais juste pas !
— Et j'essaie de te connaître ! crissa-t-elle en balançant ses mains. J'essaie d'être meilleure, je... Tu veux que je t'achète quelque chose ? Tu as besoin de quoi ?
— D'un appartement.
Je soufflai du nez. M'acheter ? Impossible — surtout pas avec des cadeaux dérisoires. Elle vivait pleinement la vie matérialiste que j'avais fui et cela me répugnait. Elle me répugnait.
— Eneko... J'ai dû aller te voir deux fois à l'hôpital. Deux fois on m'a dit que t'étais mort. Deux fois que tu reviens ! Et maintenant cette histoire de fantômes qui passe à la télé !
Elle marqua une pause. Sa respiration ne ralentit pas, elle me craignait sans doute.
— J'aurais dû t'écouter. Tu as vu des choses ?
Avais-je... bien entendu ? Venait-elle d'admettre une de ses erreurs ? Incroyable. Plus que dix mille.
Ma gorge asséchée par la rage me priait de l'abreuvoir. Oui, j'avais vu des choses, et tu m'avais pris pour un malade mental. Je la bousculai pour me servir un verre d'eau dans la cuisine, et sans surprise, elle me suivit à la trace. Des pâtes bouillaient dans la casserole posée sur la plaque à induction.
— Pourquoi est-ce que d'un coup, tu sors tout le temps ? C'est des amis d'internet ? C'est à cause de c'qui se passe à la télé, c'est ça ? Ça me fait peur, moi ! Eneko... J'ai besoin de savoir ce qui t'est arrivé, dis-moi ce que tu sais !
Je virevoltai. Un de mes nerfs éclata sans doute.
— Et si toi tu me disais ce que tu sais, hein ?
— Pardon ?
— Mes parents. Mes vrais parents.
Ses yeux roulèrent et elle soupira tandis que je vidais mon verre. Je me frayai de nouveau un chemin à travers cet enfer et rejoignis mon cocon, ou du moins ce qu'il en restait.
— Ils sont en prison, tu le sais.
— J'en sais rien ! criaillai-je. Justement ! On me les a retirés sans rien dire ! Tu le sais, toi, et tu m'as jamais rien dit ! Tu t'es contenté de changer mon nom de famille en sachant que je le connaissais pas et que je pourrais jamais les retrouver tout seul !
Je balbutiais et je détestais cela, j'avais l'impression d'être faible, que mon manque d'éloquence me ridiculisait. Et ma respiration s'affolait... Ma chambre ne dégageait pas autant la tranquillité que celle que l'Angélique nous avait offerte.
— C'est moi qui t'ai élevé, Eneko. Je sais que c'est dur, mais il est où, l'intérêt de les retrouver ? Tu crois qu'ils vont te rééduquer ?
— Même en prison, ils m'auraient mieux élevé que toi. Regarde où j'en suis, aujourd'hui, craquai-je en soulevant mon t-shirt, exposant mes blessures de guerre. Regarde. Et regarde où tu es ! T'as un boulot minable, tu survis qu'avec tes jeux d'argent. Tu t'es jamais dit qu'y'avait un problème ?
— Ils ont braqué une banque et se sont fait chopper ! Ils voulaient de l'argent pour toi sans travailler, sans doute. Un peu comme moi, au final, sauf que moi, c'que j'fais, c'est pas illégal !
— Hein ?
Incroyable. Elle m'avait répondu.
Ils avaient braqué une banque... ? Pardon ?
Je ne me souvenais plus de ma vie de bambin. On me les avait arrachés peu avant mes quatre ans et l'on m'avait refourgué aux mains de la première venue, soit Léanne. À l'époque, le deuil de sa petite fille lui bouffait encore le crâne. Elle m'avait adopté sur un coup de tête, peut-être pour ne pas jeter tout ce qu'elle avait acheté par la fenêtre. Nous en souffrions tous les deux les conséquences.
— Une banque ? murmurai-je. Tu restes pas quinze ans en prison pour un putain de braquage !
— Si tu tues des innocents, si !
Mes sourcils se froncèrent. Je faisais les quatre cents pas entre les quatre murs de ma chambre. Ils reflétaient mes années collège et lycée, mais pas la personne que j'étais aujourd'hui.
Disait-elle la vérité ? Mes parents... étaient-ils des meurtriers ?
Je secouai la tête, un sourire en coin.
— Je suppose que je devrais les rejoindre, alors...
— Quoi, encore ?
Non. Je déblatérais. Eneko, tu racontes de la merde ! Anaël n'était pas innocent. C'était lui qui m'avait fait subir toutes ces tortures. Lui. Ma mère jacta des interrogations et des jacassements aigus, mais je ne l'écoutais pas. J'étais peut-être allé trop loin. Prononcer ces mots sans m'en prendre les conséquences m'était encore impossible, car son sang m'avait bel et bien arrosé, et qu'il épaississait encore mes joues une fois la nuit tombée.
— Eneko ? J'te parle là ! Tu parles de quoi ?
— Laisse-moi tranquille, priai-je, parce que j'ai facile vingt-mille idées pour me tuer, je te signale ! M'oblige pas.
Ses lèvres gercées s'entrouvrirent tandis que son corps s'immobilisa, le dos courbé comme une poule. Ses yeux azurés ne m'atteignaient plus. De la main, je lui montrai la porte de sortie. La colère avait dissout toute la faim qui m'avait consumé. Qu'elle mange ses pâtes seule.
Sa pomme d'Adam remonta si haut qu'elle aurait pu avoir avalé sa langue, mais non.
— Je vais voir c'que j'peux faire. Pour tes parents.
Sur ces mots, elle quitta la pièce en frottant ses talons sur le tapis poussiéreux et disparut dans le coin.
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