Chapitre 6

I S A B E L L E


          La porte claqua et je me retrouvai seule — horriblement seule.

Je n'avais plus d'anges à mes côtés, de démons à ma merci.

Je n'avais plus de déesse à qui obéir, de personnalités à contrôler.

Seuls dans le noir, le vide, le silence, me tenait compagnie. Le monde s'était fissuré ; le sol effrité sous mes talons abîmés par l'usure et le temps. Mes doigts glissèrent et s'échappèrent de la poignée. Le soleil était couché, plus aucune lumière ne brillait. Je flottais dans un espace inconnu, les épaules affaissées. Je méritais cette perdition, j'en avais cruellement besoin.

Ma salive s'engouffra dans ma gorge. J'étirai mes vêtements, mes paumes tombant de mes jambes. Mes pieds s'étaient enfouis dans du sable mouvant qui m'ordonnait de rester immobile au risque de couler et de perdre de vue tout ce dont j'avais créé jusqu'à présent.

Se retrouver...

Retrouver la personne que nous étions.

Ce défi me pendait sous les yeux, mais lorsque nous n'avions jamais connu cette personne, comment pouvions-nous ne faire qu'un avec ?

Isabelle, je ne t'ai jamais connu, et pourtant... tu es moi et je suis toi.

Une douleur aiguë s'éprit de ma colonne vertébrale et je toussai ma souffrance. Mes problèmes de dos n'avaient pas fini de me faire payer. J'avançai de quelques pas à l'aveuglette et déclenchai l'interrupteur. L'ampoule grésilla et emplit ma demeure d'une aura froide et fébrile. J'avais intérêt à la remplacer, auquel cas je sombrerais dans les ténèbres pour de bon.

Pour une fois, elles n'avaient plus d'emprises sur moi... mais elles me suivaient, s'amusaient à m'envelopper le corps, des orteils aux lèvres, juste de quoi me laisser prendre un dernier soupir. Les doigts froids sur mon dos, un râle m'échappa. Je me réfugiai sur mon siège en cuir et m'y affaissai, les yeux aimantés au plafond craquelé.

Au fond, cette journée ne s'était pas si mal déroulée. Malek avait accepté de m'écouter, moi qui avais arrêté d'y croire. Ce regard fougueux de rage avait hanté mes nuits. Il avait voulu me tuer, prêt à se sacrifier pour Eneko sans savoir que je ne faisais qu'obéir.

Maintenant, le plus compliqué serait de le convaincre... Eneko. S'il y avait bien un garçon dont j'appréhendais les retrouvailles, c'était lui. Dans les entrailles d'Aversion, il avait subi les maquignonnages les plus cruels d'Hel et en aucun cas ne les avait-il méritées. J'espérais que Malek lui secoue un peu les épaules, avant notre réunion.

Je soupirai et retirai mes chausses. Les poils du tapis rugueux perdirent en dureté sous la plante de mes pieds. Je devais faire mes adieux à Prairie et à tout ce qu'il restait d'elle ici. Il s'agissait de la meilleure façon d'avancer dans la vie. Si je voulais que les garçons tournent la page et me pardonnent, alors... je devais le faire en premier lieu. Cependant, comment détacher le cordon qui me liait à cette personnalité depuis cinquante-deux ans ? Il ne me restait plus beaucoup de temps devant moi, et toutes ces décennies s'étaient écoulées sous le contrôle de la déesse, à tenter de me persuader que j'étais quelqu'un d'autre, afin de rendre ma vie moins...

Moins quoi ?

J'avais passé mon existence à obéir, à Hel, à maman, à Arkan, et en échange, je n'avais que semé le malheur et la destruction.

J'avais ruiné la vie de ces pauvres garçons, et maintenant...

J'avais mis un terme à celle de Sonja.

Je me frottai le front, en arracherais ma peau pour éloigner de ma vue ces cheveux blond cendré, cassés et abîmés. Hélas, ils retombèrent et cadrèrent mon champ de vision. Ils assombrirent mon faciès et le dissimulèrent, le protégeant de la frêle lumière. Une chaleur raidit mon corps qui basculait en avant, les coudes sur les genoux.

Je ne méritais pas que l'on me donne une seconde chance.

Je ne méritais pas que l'on me regarde avec un sourire.

Je ne méritais pas que l'on me demande si j'allais bien.

Je ne méritais plus rien.

J'avais dépassé la fleur de l'âge — je ne serais jamais réellement libre, si ? Le gouvernement pesait toujours et la mort me rattrapait. Je devais arrêter de me voiler la face.

J'avais tout raté.

L'ombre pesa un peu plus sur mes épaules. La chaleur continua son chemin et s'engouffra. Cette peine qui me rongeait s'échappa de mon cœur alourdi par le chagrin. Elle non plus ne supportait plus son cloisonnement. Elle remontait, petit à petit. Ma poitrine se gonfla et se dégonfla, perturbée par un rythme cardiaque anormal. La souffrance rejoignit ma gorge, dans laquelle une boule se forma. Elle prit mon visage sous son emprise. Des sanglots et des larmes brûlantes se libérèrent dans une acidité maladive. Pleurer me faisait du mal. Littéralement.

Cette maison était vide, si vide. Depuis qu'il avait déménagé, Jolan n'avait cessé de me manquer, chaque jour, chaque heure. Je me souvenais encore de ses derniers mots. Il m'avait dit que me marier avait été sa pire décision, qu'il avait fait l'erreur de danser dans la tornade de mes sentiments, qu'il en était sorti empoisonné à vie — comme toutes les personnes qui y étaient entrées. Il avait tout pris, y compris nos chiens. Il ne m'avait rien laissé, et depuis des années, je portais ce masque dès que je sortais de cet immeuble, je jouais le rôle de la Prairie heureuse.

Mon cœur s'apprêtait à exploser. Je voulais l'aider, mais cette fois, je ne pouvais pas. Je ne pouvais pas le détruire comme j'avais détruit Aversion. Je n'avais pas de détonateurs et ma peau ne s'écroulerait pas sur des années de travail. Elle ne me permettrait pas de la libérer...

Ou bien, pourrais-je ?

Serais-je libre si mon cœur s'arrêtait ?

Les garçons connaissaient cette sensation, eux. Ils l'avaient ressentie bien trop de fois. Ils pourraient me le dire.

Malheureusement...

Je pris une grande inspiration.

Non...

Non.

Isabelle n'était pas comme ça.

Je ne pouvais pas abandonner avant même d'avoir tenté de réparer mes erreurs. Je refusais. Je devais me relever, la tête haute, coûte que coûte, et les aider à sauver le monde du danger qui le guettait. Ils ne pourraient l'accomplir autrement. Sur cette île, nul ne connaissait la déesse mieux que moi.

Je me relevai d'un coup bref, et malgré la douleur, la lumière regagna mes yeux noisette.

Désolée, maman. J'en ai marre, d'obéir — et je sais ce que cela veut dire. Ne pas obéir, c'est trahir. Alors, autant te trahir comme je l'avais toujours souhaité. Tu n'es plus là pour me rouer de coups, de toute manière. Je ne suis plus que la seule maîtresse de moi-même.

Je me hâtai en direction des différentes photos qui ornaient la vieille commode, près de la fenêtre fermée. J'en empoignai une qui me représentait, plus petite, en compagnie de ma mère, Lucie.

Nous sourions à pleines dents. Son bras s'enroulait autour de moi. Autrefois, il s'agissait d'un simple signe d'attention, d'amour. Toutefois, je le voyais maintenant comme ce qu'il était réellement — une preuve d'oppression, de contrôle. Qu'importait mon âge, son bras m'avait empêché de fuir, de manier les rênes de ma vie. Avec Hel sous la peau, je n'avais jamais eu le choix.

Le cadre glissa de mes doigts et atterrit dans la poubelle. Je fouillai mon appartement à la recherche de tout ce qui appartenait à Prairie. Je jetai les photos de familles, du mariage malgré les contorsions de mon cœur, le carnet d'adresses des anciens clients. Tout. Tout signe de l'existence d'Anaël, de Théo, d'Aversion.

Même si je savais que ce dernier nom n'avait pas fini de faire parler de lui, je ne me laisserais pas faire, cette fois.

Dans la salle de bain, j'empoignai des ciseaux et affrontai le miroir qui dominait l'évier. Prairie réfléchissait trop. Elle prévoyait trop. Elle se tuait à petit feu, à tout calculer.

— Crève, soufflai-je.

Je tendis quelques mèches grisâtres. Un crissement — comme celui d'une chaussure contre du gravier fin — et elles tombèrent dans le lavabo. Le bruit des lames croquant le cheveu, si terrifiant et excitant à la fois, symbolisait une nouvelle vie. Je comprenais maintenant pourquoi cette image se retrouvait dans toutes ces œuvres de fiction. Un vif renouveau m'enveloppait au fil des claquements métalliques. Cette légèreté me fit sourire. Ma vision s'éclaircit une fois le rideau de cheveux disparu.

Devant moi, un nouveau visage brillait. J'essuyai les quelques larmes qui avaient subsisté.

Isabelle Sorievan, désormais tu n'es plus qu'un simple prénom.

Tu es une personne.

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