Chapitre 5.2
M A L E K
Une heure plus tard, j'avalai le Bloody Angel d'une traite. La sensation de mes lèvres sur ce verre brillant me rappela à quel point j'avais besoin de boire, ces derniers temps, ne serait-ce qu'un peu.
On m'avait dévoilé trop de choses aujourd'hui. Les parents de Sonja n'étaient pas ses vrais parents, ce n'étaient que des acteurs à deux balles. Ma propre famille était menacée. Les anges et le gouvernement comprendraient très vite qu'ils pouvaient aller se faire foutre. Prai... Isabelle obéissait seulement aux ordres de Hel, et enfin, l'avenir d'Arkan reposait sur moi.
Rien que ça.
— Excusez-moi, interpellai-je le barman en relevant mon verre vide. Ça dure combien d'temps, ça ?
— Une bonne dizaine de minutes.
Je le remerciai et commandai une bière et rehaussai mon regard vers la petite télévision encastrée entre quelques bouteilles d'alcool. La chaîne d'informations m'ennuyait. Cependant, elle attira mon attention. Je n'entendais pas ce que la journaliste racontait, mais les images d'il y a quelques semaines se répétaient sur l'écran. Elles montraient Hel et des attaques de démons en action. Je soupirai. Le serveur m'avoua sa crainte grandissante, maintenant que les démons étaient exposés aux yeux de tous, tandis que mes iris sombres plongèrent dans le liquide rouge sang déversé dans la chope. Ce dernier se rapprocha et humecta mes lèvres gercées. La fraîcheur de la bière conquit mon corps.
Il avait raison. Le gouvernement allait sans doute vouloir mettre la main sur nous autres créatures surnaturelles, enfin, si ça n'était pas déjà le cas. Après tout, il «ne se permet aucune bavure sur le sujet... » Et s'ils contrôlaient tout ce spectacle depuis le début ? Et si la destruction d'Aversion avait été la bavure qui avait tout fait basculer ? Je soufflai du nez. Eneko m'attendait au QG.
Je dévalai les escaliers et poussai les portes argentées du véritable Angélique. Une silhouette se dessina derrière, les bras croisés. Eneko releva la tête et ses pupilles maussades s'éprirent d'une brillance aimante. Il se précipita vers moi ; ses paumes se collèrent sur mes épaules, ses lèvres sur ma joue.
— Tu m'as manqué, glissa-t-il.
Les poils hérissés par les regards d'inconnus potentiellement malveillants, je me reculai et lui accordai un sourire discret.
— Ça s'est bien passé, toi ?
— Oh, je... ouais.
Il frotta son nez aquilin et virevolta, fuyard. Sans trop de tendresse, ma main bouchonna son bras et je le serrai dans l'espoir de le secouer un peu — quand ça allait bien, il le montrait, tandis que là, il avait ravalé ses mots. Sa peau douce se plissa sous un sourire similaire au mien. Sa chaleur embauma mon cœur, mais ça ne suffisait pas.
— T'es sûr ?
— On a dû aller au... au pont, céda-t-il, alors j'étais un peu perturbé.
Un seul pont pouvait le chambouler comme ça. Je cessai mon emprise et lui tapotai le crâne avant de lui agiter. Son cou s'affaissa, comme celui d'un chien dont on caressait la tête, avec moins de poils toutefois, bien qu'autant d'affection.
On traversa le hall.
— Ils ont pas retrouvé la fille et la carte reconnaît pas Hel quand elle possède quelqu'un, enfin, pas plus que les démons humains.
Il pointa cette dernière du doigt. Quelques points sombres embrumaient une vue satellite d'un petit quartier d'Ayan, notre ville. C'était digne du reportage diffusé à la télé.
— Tu crois qu'le gouvernement était déjà au courant, pour nous ? En mode théorie du complot, t'vois.
— Je... T'y crois vraiment ?
— Attends, viens, on va dans la chambre.
J'avais besoin de me reposer les pieds et de réfléchir quelques minutes à cette journée, le visage enfoui dans mon oreiller. On fit demi-tour en direction de l'ascenseur.
— Et pour t'répondre, continuai-je, la seule chose auquel j'voulais pas croire, c'était l'existence de putain d'anges ou d'fantômes, mais t'vois bien qu'j'avais tort, alors au point où j'en suis...
Et puis, de nombreux indices me portaient à le penser. Des pratiquants du surnaturel avaient construit Arkan, d'après la Skogsra, et si l'île était régie par ces forces inhumaines, le gouverneur devait forcément le savoir.
Les portes coulissantes de l'ascenseur se fermèrent derrière nous dans un sifflement et je sélectionnai l'étage -2.
— S'tu veux mon avis, j'pense même qu'on nous ment sur toute la ligne. J'sais pas comment, mais on est envahis de trucs, on sait même pas ça vient d'où.
Les indices qu'avait éparpillés Isabelle me l'indiquaient tous. Je devais les lui présenter à son tour sans me faire griller pour autant...
— Comme quoi ? demanda-t-il.
Le sol vibra et entraîna mes organes dans sa fête. Mon sang remonta — je détestais cette sensation, alors j'agrippai la rambarde qui nous encerclait.
— J'sais pas, tu t'es jamais demandé pourquoi on apprenait pas l'histoire d'Arkan à l'école ?
Il secoua la tête.
— On apprend des trucs.
— Oui, mais...
— Les débuts de la religion, l'histoire des gouverneurs, les batailles...
— Mais... ça reste archi limité ! Non ? haussai-je le ton. J'sais que j'parlais tout l'temps en cours, mais j'sais pas, moi...
— Y'a pas de soucis à se faire. Y'a des tas de théories sur l'évolution qui expliquent pourquoi on est là. C'est comme ceux qui pensent que la terre est ronde... qu'ils aillent explorer la mer et jamais en revenir, on verra si elle est ronde ou pas.
— Y'a pas d'preuves.
L'ascenseur nous laissa le champ libre et Eneko m'emboîta le pas tandis que je me dirigeai vers notre chambre. Mes chaussures terreuses foulaient la moquette bordeaux qui reflétait celle collée au plafond. De sa flamme, le châtain déverrouilla notre porte — pour une raison qui m'échappait encore, on n'avait pas voulu me redonner l'accès depuis que j'avais récupéré la flamme de Sonja.
— D'ailleurs, reprit-il en enlevant son veston couleur taupe, on n'a pas trouvé la possédée, mais on a trouvé une autre fille. Une démone. Elle avait les mêmes veines qu'Anaël et elle nous a dit qu'elle s'était déjà occupée de la fille.
Une démone ? Comme ceux qui nous avaient poursuivis ? Je fronçai des sourcils.
— Elle vous a pas attaqué ? Vous non plus ?
— Franchement, vu son air arrogant, encore pire qu'Anaël d'ailleurs, je l'aurais bien remise à sa place, mais c'était Celes qui décidait... et elle a rien dit.
— Donc elle vous a pas attaqué ?
Je n'avais pas bougé du seuil de la porte, trop obnubilé par mes pensées. Les anges voyaient les démons comme des êtres violents et maléfiques, mais je savais qu'ils n'étaient pas tous comme ça — tout comme les anges n'étaient pas tous bienveillants. Après tout, j'avais grandi dans un quartier où les gens juraient sur les clichés autour de la couleur de peau, mais tout le monde est différent. Seuls ceux portant atteinte à la sécurité de mes proches méritaient la haine.
— Non, soupira le koala, mais elle nous a menacés. Si elle s'est vraiment mise Hel dans la poche, Celes voulait sans doute pas prendre de risque, mais...
— Faudrait la retrouver, énonça-t-on à l'unisson.
Je ricanai de cette symbiose tandis qu'il hocha la tête, l'air raplapla. Je retins une remarque — sa journée avait dû être éprouvante également et il n'avait pas besoin que mes interrogations croulent sur les siennes. Une blague l'apaiserait... Malheureusement, je n'en trouvai pas. L'esprit revenu dans ses abysses, les paroles d'Isabelle et de Solange s'amalgamaient. Une boule bloqua ma gorge ; j'eus du mal à l'avaler.
— Eneko, murmurai-je.
— Oui ?
Seulement habillé de son t-shirt et de son caleçon, il s'immobilisa près de la salle de bain, attentif.
— Tu seras toujours là, hein ?
— Oui, bien sûr que oui, tu le sais déjà, ça !
La réponse aurait pu paraître évidente, mais elle ne me l'était pas. Je n'avais jamais vécu de réelle relation. Je n'avais jamais su ce que c'était, d'aimer quelqu'un et d'être aimé en retour, de se savoir en sécurité et entre de bonnes mains. Si jamais je n'arrivais pas à sauver ma famille, je voulais être sûr de l'avoir encore près de moi. Autrement, je deviendrais fou et plus rien ne m'arrêterait.
— Tu viens te laver ? demanda-t-il.
Je soupirai et retirai ma veste en denim. Son visage angélique m'empêchait de refuser et je ne pouvais pas rester à me morfondre. Passer du temps avec lui me permettrait de ressasser la situation et de réfléchir aux prochains jours pour éviter d'agir sous le coup de la colère comme cela m'avait fait de nombreuses fois fait défaut.
— J'arrive.
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