Chapitre 33.2
M A L E K
De mes jambes, j'attirai l'artefact jusqu'à mon aisselle. Les divinités, sous forme humaine, s'envoyaient des armées, voltigeaient de part et d'autre, s'écrasaient parfois contre les bâtiments qu'ils détruisaient, s'arrachaient la peau, s'attaquaient autant physiquement qu'astralement. Le vent ne les affectait pas. Eneko contrait les éclairs de Nayla et elle contrait ses lances enflammées. Certaines la frôlaient, mais aucune ne la touchait en plein cœur. Visait-il ce dernier ? Il devait essayer d'extraire Hel. Je devais l'aider.
Je repris mon souffle. Une deuxième dématérialisation raviva ma flamme. Je rejoignis les esprits inconnus autour de mon petit ami, évitai des veines sombres et malveillantes, et me propulsai vers ma sœur.
— Hel ! criai-je, incertain de si elle m'entendait. Fous le camp !
Des langues de feu rose s'accrochèrent à la jeune femme et au nuage pourpre qui la protégeait. Elle dégageait un souffle radioactif, mais j'étais plus puissant que ça, j'étais un putain d'hybride ! J'ordonnai à mon corps de bouillir plus de veines, de mon cou, de mes jambes. Je les plantai dans la peau obscure de Nayla. J'enroulai leur longueur autour de mes bras pour m'accrocher à Hel. Je n'entendais que des râles, le vent, des explosions.
L'embrasement rosâtre m'aveugla. Nayla chuta et disparut, mais mes piolets immatériels me permirent de la suivre à la trace. Dans le tourbillon, des nuages effilés et étincelants m'entouraient, signe qu'Eneko bataillait toujours.
Hel devait s'échapper. Ilça aussi.
— Eneko ! crachai-je au hasard. Tu dois faire sortir Ilça !
Pourvu qu'il m'entende. Ma flamme nous étouffait, Nayla et moi ; elle m'ébranlait à droite à gauche comme un insecte.
Des griffes m'arrachèrent de ma sœur et me fracassèrent dans mon corps. Un corbeau géant me menaça de ses membres avant, mi-pattes, mi-ailes — un Valraven. Putain. Elle m'avait jeté un Valraven à la gueule pour s'occuper d'Eneko ! Clairement, j'avais assez étudié le bestiaire. Son derrière s'apparentait à celui d'un lion. Non merci. Je m'apprêtai à me redresser pour l'affronter lorsqu'il bondit vers moi. Un esprit lui bloqua le chemin. Cet esprit, je pouvais le reconnaître en mille, car ses traits féminins m'avaient hanté.
— Sonja ?
Elle était toujours là, elle me protégeait ! Je saisis cette opportunité pour me relever. Mes jambes tremblotaient, mes talons grincèrent contre le pavé. Un tronc d'un blanc embrumé écrasa l'animal. Ses organes m'aspergèrent. En hauteur, Eneko gardait un œil sur moi. Son visage ensanglanté m'accorda quelques secondes de répit avant de s'emmitoufler dans son velouté effilé. Merci, N.
Hélas, la tréant m'échappa. Les bourrasques l'emportaient au loin. Merde ! Désolé, Sonja, mais c'était pas le moment ! Mes pieds détalèrent. En contresens du vent, je portai un bras en visière. Le récipient à sphères remuait sur chaque pavé de cette rue ouverte et délabrée. Je réussis à le chopper, mais il m'avait éloigné de la lutte. La tornade qui bousillait la fontaine m'y attira toutefois de nouveau.
Allez... Quand pourrais-je briser ces orbes ?
Les deux réceptacles se foudroyaient, mais aucune des divinités ne semblait prête à les quitter et à se libérer. Cette guerre surnaturelle s'éternisa, les coups aussi ; je me résignais à répéter ces mêmes actions : lancer mes veines pour la ralentir, ma flamme pour l'affaiblir — de quoi avantager l'ange. Cette avance, il l'utilisa pour plaquer la femme une bonne fois pour toutes. Sa force balafra le sol d'une traînée. Au milieu du tumulte, il se jeta à califourchon sur elle et la menaça. Mes dents déchiquetaient mes lèvres et mes joues à l'idée d'assister à un énième meurtre. Ses doigts enveloppaient son cou maigre, mais ne s'y enfonçaient pas. Comme je lui avais demandé. Il n'essayait pas de la tuer.
Sa voix tonitruante résonna dans l'abandon d'un éclat mystique.
— Hel. Sors.
En temps normal, la déesse aurait fui son réceptacle, l'aurait même brûlée vive. Pourtant, elle résistait, plus belliqueuse que jamais. La raison échappait à ma compréhension. Merde, enfin ! À croire qu'entre le million d'habitants, elle en voulait personnellement à ma sœur ! Elle souffrait, son visage balafré grimaçait, ses vêtements perforés dégueulaient du sang. Il ne m'assaillait pas, et pourtant, je le sentais m'étouffer. Nayla n'avait jamais brillé par son physique, le moindre rhume la clouait au lit. Je craignais qu'Eneko surestime son endurance.
Et là, sa voix, méconnaissable.
— Tu ne me laisses pas le choix.
Un flottement.
— Malek, accroche-toi !
Je m'élançai à travers l'encadrement d'une porte disparue. Mon torse écrasa la tréant lorsqu'un hurlement me perça les tympans. Ça ne pouvait pas...
Elle.
Son geignement avait perdu toute humanité. C'était celui d'une bête, d'une sauvageonne, et si l'on pouvait entendre les émotions, d'une rage inconsolable, une colère déchirée. Mes paumes palpèrent le granite jusqu'à l'ancien chambranle et je m'y accrochai. Le toit de ce bâtiment s'était barré. À une dizaine de mètres, des crachats de brume pourpre scindaient le ciel charbonné. Leur source luisait. Les étincelles d'Eneko avaient disparu. Putain. Que foutait-elle à mon copain ? Ma sœur ?
La réponse m'en glaça le sang.
Enveloppée d'une couverture infernale, à peine chatouillée par les flammes qui avait aspiré la couleur originelle du ciel, elle revint d'entre les morts. Son corps dénudé aurait dû me rebuter, mais ce n'était plus ma grande sœur. Ce dernier, élastique, quitta la terre et se teinta d'encre sombre. Elle formait des symboles inconnus sur sa peau. Le volume de ses cheveux de plasma dédoubla. D'une sagesse, son visage se durcit pour respirer une espièglerie redoutable. Un dégradé de veines enveloppait ses bras, ses mains et s'effila autour d'elle. Des racines. Son épiderme toussait des éclats de lilas. Il fondait. Des billes rouges tournoyaient jusqu'à former des regards maléfiques sur la toile de sang obscur qui la recouvrait. Ses orbites, au lieu de refléter le néant, lui broyèrent les yeux en une bouillie qui s'accrocha à ses paupières inférieures et flotta en vagues à la manière de magma.
Un monstre.
Le temps s'écoula sans que je puisse bouger. Le vent me griffait et m'acculait. Cette vue sonna le glas.
Nayla était morte.
Pourtant, elle poussa un cri. Non — mille. Le tonnerre se déferla sur la place centrale et me brûla les rétines. Des effilements assombrirent la tornade ; la brume attaqua le ciel. Plusieurs nuances de violets percèrent et assassinèrent les nuages noirs — sans doute le dôme aussi. Le réceptacle démoniaque s'envola un peu plus, encerclé par des veines dont les pieds encastrés l'empêchaient de dériver dans l'espace. Ses pouvoirs se réunirent, ils trucidèrent un point fixe, derrière le bâtiment, que je ne pouvais atteindre.
— Eneko ! Eneko ! m'étouffai-je. Réveille-toi !
Un appel de phare brûla les veines de Hel en cendres. Des esprits la repoussèrent. La brillance s'intensifia. Eneko ? Se transformait-il également ? La source de lumière pulsait avec le lux d'une supernova.
Ilça se dévoila alors.
Des nuages ardents, prolongation directe de la peau du koala, défièrent les lois de la tempête. J'ignorais ce qui s'enflammait : lui, ou sa brume ? Ses vêtements étaient réduits en lambeaux. Aucune réponse ne m'inspirait confiance. En cas de trop-plein d'intensité, ce genre de flammes pouvaient déborder de leur sphère astrale et véritablement brûler. Pourtant, porté par des éclats de verre fantomatiques qui brisaient les frontières entre les dimensions, Eneko s'en foutait. Il chargeait sa cible. Perdu entre sa forme humaine et divine, il emportait tout sur son passage. Ses déflagrations embrasaient le ciel et recouvraient le village. Comme pour confirmer mes craintes, leur chaleur me gorgea de transpiration au front, au dos, sous les bras.
Putain de merde — la tréant !
Je me réfugiai dans le bâtiment rasé, seulement protégé par un mur bancal. Du pied, j'écrasai la soucoupe dans un coin et en ôtai les sphères.
Ça devait être simple.
Sous cette ambiance apocalyptique, j'inhalai profondément l'air cendré, puis déglutis. L'orbe d'Hel, d'abord. Mon bras valide s'élança et projeta l'objet de l'autre bout de l'édifice. Elle se fracassa contre une brique, mais ne se brisa pas.
— Putain.
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