Chapitre 33.1

M A L E K

          Il s'était immobilisé, les yeux rivés sur... moi ? Merde ! Il m'avait vu. Évidemment. À quoi m'étais-je attendu ? Il aurait senti ma présence à des kilomètres, et moi, je ne m'étais pas enfui pour rien. Je n'avais pas eu une seule seconde l'envie de les suivre dans la voiture d'Isabelle, d'accomplir une mission ridicule qui n'était pas la mienne. Nan. La mienne brûlait devant mes yeux, elle me fixait, notre avenir entre les bras. L'homme que j'aimais face à la femme de ma vie. Sur son cheval à huit pattes, elle pivota le visage et m'observa sans une once d'empathie. Ce visage d'habitude si aimant et souriant m'affrontait avec une dureté inconnue qui me brisait le cœur.

Non... Non. Hel pouvait aller se faire foutre. Elle savait que cette vue me blesserait, mais m'avait sous-estimé — je n'avais pas peur. J'étais le putain d'hybride, insensible à ses vices ! Décidé à prouver ma valeur, j'enjambai le muret détruit. Le cheval hennit et recula. Elle me dévisageait, je passais devant elle sans la moindre gêne. Bas les couilles. Lui me dévorait d'yeux qui me parlaient d'amour et d'espoir. Je ne l'enlaçai pas, je ne l'embrassai pas. J'empoignai simplement la tréant et murmurai :

— J'espère que t'étais pas assez débile pour croire que j'te laisserais seul.

Même si mon aide serait minime, ni Hel ni Ilça ne pouvait me blesser. Je sortirais de ce combat en vie et je ferais tout pour l'emmener avec moi.

— Reste en retrait, me conseilla-t-il, la voix enrouée.

— Je peux te demander quelque chose ?

Il hocha la tête.

— Essaie de pas la tuer, s'te plaît.

Il réitéra et je m'éloignai, le cœur lourd, tandis qu'un ricanement raidit mes muscles — Nayla. Je ne me retournai pas. Je devais briser les sphères qu'une fois Hel et Ilça suffisamment affaiblis. Au mieux, je pouvais ralentir la déesse de la mort en cas de danger, comme l'autre fois.

J'avais confiance en lui.

— Je sais que tu es là, grinça-t-elle.

La tréant sous le bras, je m'adossai à un bâtiment délabré, sur le qui-vive. Ilça écrasa l'âme du koala. Ses yeux se vêtirent de lentilles de lumière, similaires aux archanges face à Valck. Une brume étincelante émana de sa peau — le yang au yin de Nayla et ses panaches de fumée violacée.

— Tu es toujours aussi belliqueuse, même lorsque ce n'est pas nécessaire, énonça-t-il.

Assistais-je à une discussion entre deux divinités ? Putain, si l'on m'avait prévenu un jour...

— Oh, mais c'est nécessaire. Je tiens à l'équilibre de ce monde, pas toi ?

— Je tiens à la survie de son peuple. Seul lui assure cet équilibre.

— Décidément, nous sommes bien deux faces d'une même pièce, toi et moi. Mais comme pour chaque pièce, seule l'une d'entre elles apporte toute valeur. Je suis désolée de devoir te reléguer au rang de relique, vieux frère.

Un nuage noir écrasa le soleil et nous assombrit. Un éclair frappa Eneko. Le sol vibra, suivi de mon corps, mes intestins. Le tonnerre gronda, il secoua le monde, des cailloux tombaient près de moi. Le cheval s'ébroua et galopa loin de la scène de crime. Nayla souriait devant mon petit ami, contorsionné et fumant, à genoux. Mes dents claquèrent. Je rêvais. Cette fulguration ne l'avait pas cramé, il devait survivre, il... Ilça, s'te plaît, le laisse pas pourrir comme ça !

Devais-je le rejoindre ?

Non. À mesure que Hel crachait des taches sombres sur le ciel terni, le visage du réceptacle angélique se relevait. Les yeux luisants, les traits s'étaient raffermis, enragés... Ce n'était plus mon petit ami. Il ne se maîtrisait plus.

Un deuxième éclair éclata, mais cette fois, il le contra. La main qu'il porta au ciel dégoulina d'un geyser de nacre qui brisa la tige d'électricité en de multiples filaments qui fuirent sa colère. Son poing frappa le reste de ma sœur. La décharge emmagasinée se défoula sur elle. Elle le propulsa loin de lui. Ballottée par la foudre, Nayla roula à terre.

— Je ne veux pas te tuer ! s'écria-t-il.

Elle toussota.

— Moi, si !

Un hurlement. Des bruits de sabots multiples. De tous les coins, des équidés sombres pullulèrent, une jambe en moins — des Helhest. Ils galopaient vers Eneko. Toutefois, ce dernier s'éleva. Les chevaux envahirent la place de la fontaine. Je me recroquevillai, mais ils ne me visaient pas. Des ailes en brume luisante émergèrent du dos du jeune homme et s'encastrèrent au sol. Elles s'étendirent pour l'emmener caresser le ciel venimeux. D'autres pattes de nuages les imitèrent, chaque seconde plus volumineuses. Eneko avait remplacé le soleil. Ses nouveaux membres voluptueux jartaient les Helhest au fin fond d'Arkan, les broyaient comme des cafards. Des explosions de boyaux tachaient la pierre avant de s'évaporer sous des sifflements étouffés par des hennissements. Cette vue me tétanisait. Je n'avais jamais imaginé autant de puissance dans un corps si fin — enfin, si, avec Isabelle, mais cette fois, les mauvais esprits succombaient un à un. Les tuer annulait-il leur malédiction ?

Eneko flottait aux commandes de ses ailes et pattes de titan comme d'un robot. Ces dernières se divisèrent en lances pointues, plus efficaces pour embrocher les Helhest par dizaine. Une fois cela fait, elles fusionnèrent en un corps luminescent qui s'écrasa sur Nayla. Toutefois, elle lutta. Des centaines de veines transperçaient sa peau ensanglantée pour la protéger de l'attaque angélique. Les deux forces se contrebalançaient jusqu'à ce que la femme se propulse à travers le nuage. Elle ulcéra Eneko, dont les pattes trébuchèrent sur des bâtiments. Autour, leur aura se mélangeait, je ne parvenais plus à les discerner. Le tambourinage de la tempête rendait le vent plus agressif. Le ciel avait perdu toute once de couleur.

J'enfonçai les doigts de ma main valide dans la saillie d'un mur. Ni la tréant ni les sphères qui occupaient deux de ses trois orifices ne réagissaient. Je devais m'armer de patience tandis que les deux personnes qui m'étaient le plus chères se battaient à la mort.

Des éclairs convergèrent par-dessus la bataille avec autant de fougue qu'ils en créeraient une faille spatio-temporelle. Leurs filaments statiques fissurèrent et brisèrent le nuage d'Ilça. Eneko s'écroula à terre, désarticulé. Ma panique l'interpella. Ses ailes, comme réceptives à ma voix, le soufflèrent vers son ennemie avant un énième coup de tonnerre. Son rugissement défia celui d'un lion en cage et m'en hérissa les poils, directement balayés par les rafales.

Des lames de veines entremêlées et de nuages aiguisés se croisèrent. Leur corps s'étendait et devenait des armes qui plantèrent leur ennemi. Des effluves de sang tourbillonnèrent dans la brume et s'étalèrent sur la terre morte. Mon petit ami ne flanchait pas.

— Eneko ! beuglai-je.

Le sang démoniaque et acéré le criblait de blessures. L'imaginer décapité, le corps en gruyère, me révulsa. Ma paume glissa de la brique à laquelle elle s'accrochait. Je basculai. Mes chaussures s'enfoncèrent dans la terre. De l'encre de Chine se déversa sur mes bras. Mes globules noirs percèrent ma peau en direction d'Eneko. En fil de fer, elles hachèrent celles de Nayla qui emprisonnaient le koala. Toutes s'entremêlèrent. Je parvenais à en immobiliser, mais sa puissance écrasait la mienne. À l'évidence, la déesse me les arracha et je lâchai un râle immonde. Elle drainait mon énergie. J'avais l'impression que l'on tirait littéralement les veines de mes muscles comme un câble électrique.

Hybride.

Je suis un hybride !

Je me propulsai hors de mon corps et vers Nayla. Ma rage de vaincre se traduisit en un cri immatériel qui transforma ma flamme en un incendie rosâtre. Je traversai la réceptacle. La déflagration la fit hurler. Je pus libérer mes veines de son emprise et les replongeai dans son corps, cette fois dans son dos. La pauvre gesticulait comme un ver écrasé...

Hel. Je visais Hel.

Mon sang creusa sa peau à la recherche de la déesse. Désolé, mais... je ne devais pas y penser !

On dominait Mannah. Une bouffée glaciale me projeta loin de la femme et mon âme virevolta comme un ballon dégonflé. La vue d'Eneko me sidéra alors. Une dizaine d'esprits en perdition lui prêtait main-forte et alimentait ses lances brumeuses. Elles se sacrifiaient pour lui.

Une tornade me balança. Il l'attaquait à main nue. Chaque coup déclenchait des ondes de choc qui me soufflaient en arrière, et sentant ma fatigue, je me réfugiai dans mon corps. De nouveau acculé, je n'étais qu'un maigre spectateur. Le séraphin, enveloppé de ses nuages, s'enflamma et bouscula l'étudiante qui lui envoyait des sbires démoniaques. Un sang bicolore peignait le tourbillon, de plus en plus puissant. Je rampai, les doigts entre des pavés fragiles. La tréant menaçait de prendre la poudre d'escampette. Par réflexe, j'élançai mon autre bras, mais ma main ne craqua pas ce foutu plâtre. Putain, si je pouvais me l'arracher...

Le cœur calciné qu'avait déposé Eneko s'y dessina et palpita.

Le temps l'estompait déjà, mais ses mots restaient clairs comme de l'eau de roche.

«Je t'aime.»

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