Chapitre 32

E N E K O

            — C'bon, j'peux pas serrer plus, grogna Agnes. Elles sont aussi ligotées qu'mes potes la première fois qu'z'avez déboulé d'ma grotte.

Désolé, Éclair. Désolé, Afnna. Vous auriez dû m'écouter...

Ils m'avaient donné une chance. J'aurais cru qu'elles comprendraient que des problèmes extrêmes exigeaient des solutions extrêmes, mais elles n'étaient pas préparées à la malveillance de ce monde angélique.

Je ne leur en voulais pas. Elles découvraient encore cette face cruelle d'Arkan, et maintenant que j'y pensais, j'avais dû trop entrer dans les détails. J'aurais pu omettre notre intention de nous servir d'elles, ou celui qu'avait la déesse de la mort de dévorer leur flamme, le tout sans savoir si elles survivraient. Leur tempérament et leur révolte n'avaient pas réfléchi. Agnes ne cherchait pas midi à quatorze heures — nous avions dû les assommer et les voilà attachées à deux chaises, poignets et chevilles liés. Nous devions partir le plus loin possible, les laisser en attendant Hel — de Nayla. Le papy démoniaque accepta de rester caché près d'elles. Lorsque la déesse arriverait, les détonations de son pistolet nous alerteraient.

Isabelle avait été prévenue par message. Le gouverneur prévoyait d'amarrer son bateau d'une minute à l'autre — pas de doute cette fois, ils devaient l'arrêter à tout prix. Elle se dirigeait vers Mannah pour les accompagner. Si seulement je pouvais les rejoindre...

Des saluts furent échangés, des souhaits de chance et d'espoirs, des soupirs. Une tension palpable, chaque seconde plus aiguisée, tâtait le groupe, prête à nous déchirer à jamais. Un liquide maladif bouillait dans mon cœur contorsionné. Le gaz qu'il exhumait empoisonnait mon corps ; mes muscles faiblissaient, je peinais à rester debout. L'appréhension me grignotait comme je me grignotais les ongles. Les éclats de rire de la veille n'étaient plus. Sur les visages : la peur, l'impassibilité, le doute — les lèvres s'étiraient par compassion, plus par bonheur.

Une main caressa la mienne. Le soleil rendait Malek rayonnant. Les pores de sa peau se dilataient, des perles de transpiration luisait sur son front constellé — sans doute une cause du stress. L'ombre de son nez bossu portait ses cernes, écrasés par des fossettes timides.

Inconditionnel. Fougueux. Mon amour pour cet homme.

Si je n'agissais pas pour le monde, j'agissais pour lui. Pourtant, je ne voulais pas qu'il me réconforte en ces instants cruciaux au risque que je le perde. Je préférerais le savoir loin, mais en sécurité, que le voir tomber à mes côtés comme autrefois. Mon égoïste d'aimant s'était envolé. Même si sa présence m'aurait soulagé dans mes possibles dernières secondes de raison, je...

Non.

— Fais gaffe à toi, soupirai-je en brisant notre contact.

— Meurs pas.

— J'vais essayer.

J'ignorais qui je tentais de rassurer par le biais de ce sourire. Lui ? Moi ? La réponse importait peu. Des gravats écrasés m'indiquèrent que le groupe se mouvait. La possibilité que Hel ne daigne se montrer n'était pas nulle, alors nos adieux pourraient être reportés. Nos lèvres se chatouillèrent malgré tout — nos lèvres gercées, abîmées, mais qui en cet instant, se restaurèrent. Le sérum de nos salives les soignait comme il soignait nos cœurs brisés par cet au revoir. Sa langue cajolant la mienne, sa poigne sur mes avant-bras, ses cheveux frisés me chatouillant le front... tant de détails qui rendaient ces baisers et leur tendresse ardente plus savoureux que tout autre. Oh, au moins, mon instinct ne m'avait pas failli. Dès que j'avais croisé son âme, pendant notre E.M.I., j'avais su qu'il me sauverait, qu'il me redonnerait le goût de vivre.

Agnes nous confia son sac à cabas, et la tréant, enfouie à l'intérieur. Le groupe nous abandonna, moi et Celes. Les rayons solaires gardaient mes joues fiévreuses après le passage de mon petit ami. Hélas, cette chaleur porta mon sang à ébullition, et mes larmes, presque vapeur, gorgèrent mes yeux. Lorsqu'ils disparurent de l'horizon, elles coulèrent et m'emportèrent, aidées par le poids de mon appréhension et de mon devoir. La peur retournait mon estomac et martyrisait mes poumons. Si la sagesse mute d'Ilça ne m'encourageait pas, telle une voix dans ma tête, je resterais volontiers à terre.

Mais je ne pouvais pas.

Mon amie m'aida à me relever et nous montâmes sur sa bicyclette à l'opposé de nos compères, de part et d'autre des jumelles. En route. Mes doigts s'enfoncèrent dans ses épaules. Je lui faisais peut-être mal, mais je ne pouvais m'en empêcher. Nous contournâmes le site de travaux et nous arrêtâmes en bordure du village, où la verdure repoussait. Côte à côte, nous nous assîmes près d'un buisson. Quelques minutes s'égrainèrent dans le silence. La peur de mourir m'emprisonnait, mais je n'avais pas réfléchi à ce qu'elle pensait.

— Qu'est-ce que tu vas faire, quand Hel arrivera ?

— Je t'accompagnerai.

Tout simplement.

— Ensuite, je te confie la tréant et je pars rejoindre les autres au port d'Ayan.

— Et si t'y arrives pas ? Ou si Hel t'en empêche ?

— Tu l'empêcheras de me tuer, non ?

Son ton léger n'affecta pas mon humeur. J'opinai. Je tâcherais qu'elle puisse m'abandonner comme tous les autres et je me retrouverais face à Hel par choix. Si elle restait près de moi, elle ne survivrait pas. La terreur m'enrouait la gorge, car j'ignorais l'ampleur de capacités. Empêcher Hel de la tuer... ? Moi ?

Je secouai la tête. Eneko, petit con ! Tu es plus fort que ce que tu crois. Regarde tout ce que tu as accompli jusqu'ici. Sois-en fier. Maintenant qu'Ilça est avec toi, tu es presque invincible. Tout ira bien. Tu survivras, Malek survivra, Arkan survivra, Léanne survivra, tes amis survivront.

Oui. Ils survivraient. Je me le jurai. Aucun dilemme ne se profilait, je n'avais pas à choisir entre eux et moi. Sans eux, je n'existais plus, mais sans moi, le monde tournerait toujours — difficilement, peut-être, mais il tournerait et c'était le principal.

Le soleil parcourait son terrain de jeu et nous suggérâmes de vérifier la situation à la fontaine. Un accident aurait pu survenir, aux jumelles comme à l'homme qui les surveillait. Pourtant, nous ne bougeâmes pas d'un pouce. Plusieurs minutes s'écoulèrent, des dizaines, peut-être des heures. Mon estomac ne cessait ses contorsions, mon corps non plus, avachi dans une pelouse éparse. Nous restions aux aguets.

Des bribes de hurlements — ceux d'Afnna et d'Éclair — nous atteignirent. Elles priaient que quelqu'un les libère, mais ce n'était pas prévu. Au moins, elles étaient en vie...

Lorsqu'ils s'évaporèrent, le roi du silence retrouva son trône. Le buisson ne frémit plus, le vent s'étouffa, les oisillons disparurent, comme si Dame Nature elle-même souhaitait s'éloigner de l'affrontement qui grondait.

Une détonation.

Deux.

Trois.

Le village cracha trois coups de feu en rafale qui cravachèrent mon cœur. Leur rythme résonna sous ma cage thoracique — mon pouls le reproduisait. Celes et moi bondîmes. Le ciel s'était paré d'une nouvelle lueur — un deuxième soleil, furibond, qui peignait des traits phosphorescents sur sa toile bleutée. Le même avait piqué ma curiosité lors du dernier voyage astral. Cette boule de lumière était ressortie des entrailles de la forêt.

Aversion...

L'heure de mon sacrifice avait sonné. Son glas me paralysait, mais ma tête bascula. Celes me secoua. Pour ne pas la décevoir, je pris mon courage à deux mains, déglutis et la suivis. À deux sur sa bicyclette, les pédales tourbillonnèrent et grincèrent. Nous étions partis. La désolation remplaça les ébauches de végétation. Ilça, j'ignorais quand tu comptais te réveiller, mais c'était le moment ! Attendait-il que mon cœur cède sous la panique ? Si oui, il ne restait pas longtemps !

La silhouette étincelante virevoltait près de notre objectif, prête à atterrir. Celes la reconnut avant moi et manqua de s'étouffer.

— Le Sleipnir ! Qu'est-ce que... c'est impossible !

Le Sleipnir... Le destrier de la déesse de la mort, tout droit venu des Enfers. Grâce à cette connaissance, la silhouette et son aura surpuissante formèrent un pur-sang à huit pattes qui déposait son maître à terre. Comment avait-il pu atteindre Arkan ? Le portail d'Aversion s'était-il réactivé sous les décombres ? Typé cool, hein ! La fontaine brilla derrière un bâtiment ravagé, et devant elle, deux ombres s'affolèrent.

— Elles sont là !

Celes accéléra et s'arrêta près de nos victimes.

— Vous comptez nous expliquer ? s'enragea Afnna.

— Je suis morte ? balbutia Éclair.

Les explications tarderaient. En vitesse, nous les libérâmes sous le requiem berçant d'un carillon. Les galops nous donnaient la chair de poule. Sur quoi le cheval accourait-il ? Il volait ! Et où étaient les autres ? Ils devaient amener les jumelles au port, avec...

Le grand-père. Le grand-père national du groupe. Je balayai les alentours du regard, de la fontaine desséchée aux rues seulement peuplées de bâtiments en ruine. Une main ressortait de l'un d'eux, plongée dans une flaque de sang. Je déglutis à l'idée de ce qui avait pu arriver. Les trois détonations...

— Eneko !

Celes me balança le sac d'Agnes et je leur hurlai de partir. Nous n'avions pas le temps d'attendre une aide hypothétique. Putain ! Malek ne m'aurait pas lâché. Ils ne m'auraient pas lâché. Où étaient-ils ? Le Sleipnir, de sa carrure de géant, nous survolait. Ses sabots de diamant foulaient un firmament qui prédisait ses mouvements à la trace. Sa robe dorée brillait autant que sa crinière et sa queue en fils d'argent. Sans harnais ni selle, une femme vaillante le guida au sol. Ses cheveux frisés défiaient les lois de la pesanteur — Nayla. Derrière, le vélo de Celes peinait à rouler. Afnna avait pris ma place et Éclair grappillait les épaules de cette dernière tel un ouistiti. Elles réussirent malgré tout à s'en aller, le temps que le Sleipnir se pose. J'ôtai la tréant et ses sphères du sac, ravalai ma terreur et affrontai le regard noir du réceptacle adverse.

Cette fois, je ne reconnaissais plus Nayla. Ses vêtements sombres et épurés épousaient son corps droit, à la posture d'une guerrière Amazone. La robe de son cheval apportait à sa peau un éclat doré, maquillé, ravissant, mais je ne pouvais pas me prendre au jeu. C'était mon ennemie.

De l'autre côté de la fontaine, son pied au sol résonna comme le début d'une bataille de longue haleine — avec moi-même. Le craquèlement caillouteux de sa botte me griffa la colonne vertébrale. Je me mordillai la langue, tentant de paraître impassible. L'amusement sur son visage semblait m'indiquer que je n'en étais pas capable, que mes discours intérieurs et moralisateurs s'étaient évaporés.

La peur les avait remplacés. Je...

Je ne voulais plus être là.

— Un piège. Je m'en doutais.

Hel parlait. Le néant dans ses orbites me le prouvait.

— Vous m'offriez les jumelles. Bien sûr, je ressentais leur flamme, mais pas d'autres présences. J'ai pu me débarrasser de votre bouc émissaire avec aise, mais voilà que je fais face aux deux êtres les plus puissants d'Arkan, accompagnés d'une plus féroces soldates. Je m'avoue vaincue, toutefois, cela me permettra de mettre un terme à une guerre de longue date.

Mes pensées ne s'emboîtaient plus. Oh, Celes, reviens... Tant pis pour les jumelles, mais s'il te plaît, sauve-moi ! Je n'y arriverai pas !

Derrière un mur à moitié effondré, une touffe de cheveux frétilla. Attends — «deux êtres» ? Parlait-elle de... non, impossible. Pourtant, dans l'ombre de sa grande sœur, il se dévoila, et comme si sa chaleur, bien que lointaine, me soignait de nouveau, ma paralysie me libéra.

Il ne m'avait pas abandonné. L'enfoiré ! Il s'était opposé à mon souhait — heureusement. Il n'aurait pas dû, mais oh, merci, merci ! Je n'avais jamais voulu me retrouver seul face à la déesse de la mort.

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