Chapitre 30.2

I S A B E L L E

          Malgré la proximité avec Gabin, il s'agissait de ma place habituelle, tout près de celle du roi. Devant cependant, personne ne siégeait.

— Hel a encore fait des dégâts, ce matin. Une dizaine de cadavres a été retrouvée entre Ayan et Mannah. Je fais confiance en mon peuple. La seule prison d'Arkan n'est remplie que de malfaiteurs, pas de meurtriers.

Il s'appuyait sur ses doigts en pattes de grenouille. L'éclat doré des lustres illuminait son teint mat. À l'exception de Celes, la tablée l'admirait.

— Qui plus est, Barron Slom nous a quittés cette semaine. Je pense que vous êtes tous au courant. On l'a assassiné, c'est le mot, d'une barbarie sans nom... ou presque.

Le mélodrame dans sa voix devait l'excéder aussi, surtout qu'il avait placardé son visage sur l'ensemble de l'île dans le vulgaire but de lui pourrir la vie. Car en vérité, le patron angélique méritait de mourir. Nous le savions tous, même Gabin. Cependant, la fraternité faussée qu'ils avaient échangée durant ces années l'aveuglait. Il avait abusé de lui, de ses pouvoirs, de son âme influençable. J'ignorais comment il avait obtenu son poste.

Son monologue s'éternisa. Il relatait les exploits de son ami, comment il avait réussi à équilibrer notre société, à permettre les anges de s'épanouir, jusqu'à ce que sa vie soit écourtée, là encore, inhumainement.

— Gabin, l'interrompis-je. Je ne l'ai pas amenée pour que tu puisses l'humilier en public.

Ils ne connaissaient que ça — même si par public, je voulais dire les rares élus. Quelques maires d'Arkan, employés fidèles du Palace, et amis, bien sûr. Celes et moi étions de trop, mais après tout, il était facilement influençable. Cela me dégoûtait, mais je n'avais qu'à lui faire croire qu'il avait toujours une chance avec moi. J'avais de quoi le faire chanter.

— Je ne me permettrais pas ! s'offusqua-t-il. Même les meurtriers ont besoin d'un minimum de dignité...

— Vous voulez parler de dignité ? s'insurgea Celes.

Sa poigne flanqua un coup à la table et sa chaise grinça lorsqu'elle se releva. Le gouverneur n'avait pas les mains propres. Prions pour qu'elle le remette à sa place.

— Toute votre vie, vous l'avez aidé à tuer des familles, tuer des gens pour en faire des anges, tout ça pour agrandir sa petite armée personnelle. Vous cachez des tas de choses qui auraient pu aider la population comme votre hôpital, vous...

Sa respiration s'était accélérée, elle perdait ses mots. Ses cheveux masquèrent son visage ennuyé. Gabin appela aux gardes.

— Je suis désolé, je ne peux pas vous laisser compromettre cette réunion, demoiselle.

Deux vilains gaillards fracassèrent les portes d'entrée et se ruèrent vers Celes. Je devais les interrompre. Nous avions fait un accord ! Mes talons crissèrent contre le sol, mais mon dos se bloqua. Un coup de jus, une paralysie — je grimaçai.

— Votre manque de reconnaissance m'oblige à me débarrasser de votre ami l'hybride. Je n'ai de place que pour les fidèles. Vous le récupérerez en partant. N'est-ce pas, Isabelle ?

Je grognai, la tête baissée. Les deux hommes immobilisèrent Celes contre le mur, mais elle ne lutta pas. Dans un silence funeste, ils la tirèrent hors de la salle. Je toussai ma douleur.

Où avait-elle voulu en venir ? Comment avait-il pu l'aider à... former son armée ?

— Bien. Reprenons. Nous allons pouvoir tacler le sujet principal qui n'est nul autre que le sort de notre chère île. Comme vous le savez, elle s'est malencontreusement retrouvée en proie à la déesse de la mort.

À cause de toi.

Le savaient-ils, Gabin ? Savaient-ils que tu avais condamné ton propre pays ? Que tu avais voulu détruire Aversion avec la connaissance que ce qui m'avait permis d'héberger Hel pendant des décennies serait détruit ?

Devrais-je l'interrompre ? Je ne voulais pas terminer comme Celes. Je l'avais embarquée avec moi, et voilà qu'on la balançait par-dessus bord. Non... Ses yeux ronds m'imposaient un mutisme. Ce regard malicieux, ce mélange d'excitation et de sournoiserie, il me l'offrait lorsqu'il pensait pouvoir jouer avec moi et me manipuler telle une marionnette dont ils tiraient les fils. Il ne l'avait jamais quitté. Même avant la naissance d'Anaël et de Théo, il avait accepté de m'aider comme «excuse» de les élever en ma compagnie. Pourtant, ses lèvres boursouflées l'accompagnaient aujourd'hui. Son faciès s'attendrit. Il ne me lâchait pas des yeux.

— Il s'agit d'un mal pour un bien. Nous nous relèverons plus fort... et je vais vous expliquer pourquoi. Cependant, il me paraît évident qu'il s'agit d'informations top secrètes. Quiconque en informera autrui sera puni de mort. Je vous fais confiance, c'est pour cela que vous êtes présents aujourd'hui. Je vous... aime, même ! Vous êtes mes plus proches amis et collaborateurs. Malgré tout, je dois vous implanter un micro.

Aurais-je mal compris ?

Non ! Cela compromettait toute la confiance que les garçons et les autres me portaient ! Oh, Celes, pourquoi t'es-tu emportée ?

Sous la nappe de lin duveteux, Gabin déterra une boîte qu'il posa devant lui — un coffre d'un autre univers. Son métal brillait, enroulé de banderoles incrustées de signes et dessins atypiques. Il en empoigna plusieurs tubes d'aluminium. L'un de leurs embouts s'apparentait au canon d'un pistolet, mais à l'appui d'un bouton, une minuscule aiguille en émergeait. Il en plaça un par un sur la nuque des hommes présents. Le murmure d'un mécanisme leur arracha des geignements, jusqu'à moi. Je dégageai le peu de cheveux qui retombaient sur mon cou et déglutis. Les micros ne ressemblaient en rien à cela. Par qui avait-il pu récupérer ces machines ?

Le fer froid s'étala sur ma nuque. Un picotement, comme de l'électricité statique, me chatouilla le dos. Mes gémissements m'attirèrent des regards malveillants — tant pis. Je caressai mon épiderme rugueux. Rien d'anormal. Aucun signe de micro.

— Je vais vous demander d'énumérer votre identité à haute voix. J'en ai besoin, car vous faites partie des heureux élus qui vont bientôt quitter Arkan pour de bon ! s'époumona-t-il.

Gabin... que t'était-il arrivé ?

Sa sanité m'inquiétait. Quelque chose ne tournait pas rond. Je m'en doutais depuis l'instant où il m'a demandé de détruire notre base. Il n'avait même pas eu l'air convaincu à l'idée d'en construire une nouvelle autre part. Non... Soit sa santé mentale l'avait quitté, soit il avait étalé son plan bien auparavant sans m'en faire part.

— J'ai attendu ce moment toute ma vie, vous n'avez pas idée !

— Te serais-tu enfin trouvé une petite hirondelle ? blagua l'un de ses fidèles compères.

Une femme. Pas une hirondelle, une femme.

— Non, je suis sérieux. Il s'agit de notre monde qui va changer. Venez avec moi.

La tablée se leva. Des lancements dans la colonne vertébrale me hurlèrent d'agir avec la plus grande précaution si je voulais garder un corps fonctionnel. Illuminé par de gigantesques fenêtres et un lustre rougeoyant, Gabin arracha au mur derrière lui un rideau en velours somptueux. Une bibliothèque s'y dissimulait, duquel il tira un livre, qui se révéla être un levier. Le meuble s'écarta de son passage pour laisser le mur royal à nu. De sa poche arrière, Gabin sortit une clé qu'il enfonça dans le papier peint. Une boîte métallique y était encastrée, parfaitement camouflée. Il l'ouvrit et dévoila une plaque vernie de technologie sur laquelle il plaça sa main. Un signal résonna. Le mur s'évada et se replia sur lui-même. Cette fois, ce fut à une porte blindée et son pavé numérique de briller. Il y entra un code et le mécanisme déblaya le passage en silence. Parmi les dizaines de réunions que cette salle avait abritées, je n'avais jamais envisagé la présence d'un dispositif digne d'un bunker nucléaire ! Nous pénétrâmes dans l'inconnu — un ascenseur, qui nous enfonça plus bas que terre. Lorsqu'il nous libéra, une armada de clignotements nous agressa.

Gabin dépoussiéra son veston, tout fier, et s'avança.

— Voilà la salle de contrôle d'Arkan. C'est ici que je manipule les frontières entre l'île et le monde qui nous entoure et que je communique avec ceux qui y habitent. Oui oui, vous avez bien entendu ! Je n'y crois pas non plus !

Seigneur. La seule salle, à ma connaissance, qui avait grouillé d'autant de machines incompréhensibles et diligentes fut celle du portail d'Aversion. Cela m'effrayait plus que les Enfers eux-mêmes. J'ignorais où je mettais les pieds. Des quadrillages d'écrans infestaient les murs, dominaient leviers, boutons et autres écrans. Au centre, dans un cratère, un hologramme tournoyait — une sphère inégale, fourmillante de formes uniques, comme une carte en trois dimensions. Gabin s'insinua dans mon cercle intime, avec ses yeux sournois et son sourire narquois. Je déglutis et fuis son entreprise, mais il clama :

— Commençons par le commencement ! Il semblerait que ceci vous intéresse...

Il pointa du doigt l'hologramme en question, de deux fois ma taille. À l'évidence, rien n'aurait pu me préparer à ce qu'il nous avouerait.

— Mes amis, je vous présente la Terre !

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