Chapitre 30.1

I S A B E L L E


          Toutes ces histoires, toutes ces élucubrations...

Les morts nous regardaient-ils ? Nous supportaient-ils dans nos actions ? Et si nous découvrions ce qui bloquait leur dernier envol, les gardait dans notre monde ? Arkan n'était pas un purgatoire. Ils ne méritaient pas la prison après la libération.

Toi non plus, Sonja.

Les bâtiments hachaient le brouillard et plongeaient Ayan dans le mutisme. Habituellement, les étages ne m'empêchaient pas d'entendre les murmures citadins, mais aujourd'hui, la ville ne respirait pas. La brume recouvrait les rues et le cœur des habitants. Les épier depuis ma fenêtre ne me détendait plus. Seule une mélancolie abstruse m'animait pour cette terre sur laquelle j'avais grandi. Elle m'en avait fait voir de toutes les couleurs, mais mes racines y puisaient leur énergie. Malgré la noirceur de ses profondeurs, je m'y étais attachée. Ô, pays démoniaque et angélique... quel avait été ton but ? Ancêtres, à quelle destinée l'aviez-vous bâtie ? La curiosité me guettait — si seulement vous pouviez me dévoiler votre histoire !

L'interphone sonna. La voilà.

En deux minutes, la jeune femme grappilla les escaliers. J'en avais besoin du double. Elle desserra la capuche de son sweat et libéra son visage carré de ce ligotage. Sa tête se releva dans la pénombre du corridor et ses cheveux retombèrent. Elle n'avait pas voulu se faire remarquer. Dus à la ruse de Gabin, des regards malveillants auraient pu la poursuivre en l'honneur du décès qu'ils avaient causé, voire du gouvernement. En silence, je la laissai traverser le seuil d'entrée. Bienvenue dans mon antre, Celes.

— Merci d'avoir accepté mon invitation, débutai-je.

— Merci d'avoir accepté la mienne. Je suis désolée de ne pas pouvoir être venue hier, j'ai dû m'occuper d'Eneko. Le Passage s'est déroulé avec succès.

Oh, mon pauvre petit... son personnage s'était métamorphosé. Le jeune garçon estropié, maladif et coupable que j'avais tenté d'aider lors de nos premières séances n'aurait jamais pu s'imbiber d'un tel devoir. Entre les larmes lâchées en ressassant son suicide et la vaillance qui l'animait aujourd'hui, un fossé s'était creusé. Une fierté me portait en dépit de mon manque d'implication. Une peur, également, naquit.

— Je suis heureuse de l'apprendre.

Avais-je rempli mes parts du marché ? Les garçons avaient de nouveau combattu la déesse et les pertes à déplorer se multipliaient. Mon utilité s'était limitée à leur avoir donné la tréant. Gabin aux nombreuses facettes m'avait compliqué la tâche, mais notre dernière discussion nous menait vers l'ultime ligne droite. La réunion de ce soir serait la plus importante de notre vie, et même s'il avait pu songer à ne pas m'inclure, ce n'était plus le cas. Je devais prévenir la guerrière postée au milieu du salon. Son crâne effleurait le lampadaire qui pendait du plafond effrité. Chaque jour, des morceaux de plâtre s'écrasaient par terre, et avec eux, mes douleurs — mon dos.

Nous n'avions plus beaucoup de temps devant nous. Je brisai le silence.

— J'espère que j'ai pu vous convaincre de me faire confiance.

— Le chemin était long, surtout pour Eneko, mais... je suis là aujourd'hui. Pour lui, pour tout le monde. J'espère que vous avez des nouvelles.

— Oui, faites comme chez vous, s'il vous plaît.

Je lui indiquai le sofa en cuir, mais elle refusa. Elle m'aida même à m'y installer. Décidément... on ne lui avait pas demandé de protéger les jumeaux pour rien. Cette petite attention embauma mes blessures et me permit d'ouvrir mon cœur.

— D'abord, j'ai réussi à convaincre Gabin que je ne viendrai pas sans vous. Les gardes du Palace vous laisseront passer et vous pourrez assister à la réunion. Malgré tout, je ne pense pas qu'il acceptera de tout dévoiler à une inconnue, alors, j'ai besoin de vous. Je sais que vous n'aimez pas la violence...

Elle déglutit. Si elle acceptait de me faire confiance, je devais lui rendre la pareille.

— Mais il sait que vous possédez la tréant. Il sait par conséquent que je l'ai gardé avec moi, puis que je vous l'ai donné. C'est une des raisons pour laquelle il faut s'attendre à ce qu'il ne se laisse pas faire, là-bas. Il m'a avoué sans le vouloir qu'il gardait une deuxième sphère au Palace. Nous devrons nous informer et l'accaparer.

— Que voulez-vous dire ? Pourquoi ne pas l'avoir dit plus tôt ?

— Je ne veux pas impliquer les jeunes sur ce coup-là. Je dois servir d'appât. Si nous sommes séparées, je vous demande de vaincre les gardes qui se mettront en travers de votre chemin et de me retrouver au plus vite pour m'aider. Nous devons découvrir ce qu'il cache ensemble. Cet homme tient bien trop à la vie. Son égo est surdimensionné. Si vous réussissez à le menacer... il pourrait nous dévoiler tout ce que nous voulons savoir.

— Vous... êtes sûre ?

J'opinai. Par la suite, nous devrions utiliser les jumelles dont elle m'avait parlé pour attirer Hel dans un lieu où l'on pourrait l'affronter. Cela ressemblait beaucoup à ce que j'avais pu faire. Se servir deux âmes innocentes pour arriver à ses fins. Même si l'objectif relevait du bien commun, l'inhumanité d'un tel acte éreintait. Nous devions séparer ceux qui méritaient la mort et ceux qui ne la méritaient pas.

Mais qui la méritaient ? Les gardes du Palace ? Ce n'était que leur travail. Je soufflai.

— Non. La seule chose dont je suis sûre, c'est que tout se joue aujourd'hui. Je vous demande de blesser des innocents, car... Mince. C'est exactement ce que j'ai voulu éviter toute ma vie, raillai-je, mais il faut croire que lorsque cette vie se déroule en compagnie de la déesse de la mort, emprunter un autre chemin est impossible. Peut-être que vous trouverez une autre solution.

Il s'agirait du premier rendez-vous sans le patron angélique.

Nous n'avions pas affronté de gardiens — pour le moment. Le gracieux portail d'argile s'ouvrit, et derrière lui, un tapis de grès taillé se déversa jusqu'au Palace. Les haies du jardin luxuriant le bordaient. Si le temps était au bon fixe, son charme aurait crevé le ciel, mais les nuages ternissaient les fleurs parasitées. Le regard de Celes s'élevait aussi haut que le bâtiment qui surplombait la prairie qui nous avait menées ici. Le Palace surprenait sans doute tous touristes. Lors de ma première visite, je marchais à peine. Toutefois, l'endroit n'avait que peu changé. Des piliers ancestraux découpaient le parvis ; des coupoles faramineuses lui permettaient d'atteindre l'infini. Des banderoles de gravures indéchiffrables à l'œil nu le décoraient — un bijou d'architecture dont nous ignorions tout de l'inspiration, l'origine.

Une silhouette se démarqua en son centre. Au milieu de deux portes colossales, elle descendit quelques escaliers en notre direction, puis s'arrêta.

— C'est lui, murmurai-je.

Il venait sans doute s'assurer que nous ne représentions aucun danger. Cependant...

— Tu es armée ?

— Non.

Celes était catégorique. Comment comptait-elle s'y prendre ? Nous n'avions pas le temps de nous balader dans le bâtiment, nous devions agir vite ! Je lui avais pourtant demandé... Non. Elle ne voulait pas user de la violence. Espérons qu'elle ait autre chose en tête. Toutefois, elle ne le connaissait pas et cela m'effrayait. Elle ne pouvait se douter de ce que son crâne refermait.

Gabin nous attendait, vêtu d'un costume de velours gris. Même si sa pilosité faciale minutieusement tailladée pourrait charmer, sa silhouette en quille de bowling m'avait toujours rebutée. Une fausse mèche brune retombait sur son visage d'œuf. Son sourire releva des joues flasques et hydratées à l'usuel — évidemment, aux commandes d'un empire, il avait tout le temps, ou plutôt l'argent et le personnel, pour s'occuper de lui et retarder sa vieillesse. Malheureusement, il manquait d'une qualité vitale — le naturel.

— Bienvenue, mesdames.

Son timbre sépulcral me hérissa les poils. Chaque mot qu'il prononçait résonnait comme une sentence de mort. Toujours.

— Nous vous attendions.

Il mettait un point d'honneur à faire remarquer ses nouvelles dents, aussi, il souriait jusqu'aux oreilles. Sa langue respirait derrière ces prothèses. Elles ne reflétaient aucune lumière.

— Tu es très charmante aujourd'hui, Isabelle.

Ses petites jambes rebroussèrent chemin et je poussai un soupir de dégoût. Allons-y, Celes.

On nous fouilla et inspecta sous l'œil sournois de Gabin. Nous ne dissimulions aucun objet dangereux. Les gardes me palpaient sans gêne. Je m'étais habituée à l'humiliation qu'ils essuyaient sur ma peau. Le regard de la guerrière s'affolait, mais la pléthore de richesses n'en était pas la cause — elle pensait pareil. Quel gâchis, laisser un personnage si toxique empoisonner des murs si parés ! Le Palace portait bien son nom. Peintures, fresques, statures dorées, bascules argentées, escaliers perlés... partout où l'œil se posait, il jouissait. Une corne d'abondance sans une once de poussière.

Au milieu de cet univers coloré, nous suivîmes la grisaille de l'homme le plus puissant d'Arkan. Sur deux étages tapissés de pourpre, les lustres illuminaient les rambardes sculptées dans l'aisance. Derrière un petit salon de thé, où deux escaliers se croisaient, nous franchîmes une porte boisée qui nous mena dans la salle de rendez-vous, ovale, avec sa table pouvant accueillir une vingtaine de convives. Pourtant, seuls quelques élus y siégeaient — des hommes déjà bien avancés dans leur vie. Ils toisaient Celes d'un vilain regard. Je leur serrai la main pour la garder près de moi et nous nous installâmes sur deux chaises matelassées adjacentes.

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