Chapitre 3.2
M A L E K
J'errai de longues minutes, voire heures, sans direction précise.
J'écrasai un caillou. Mon corps se balança sous le crissement de la roche contre le sol. Les mains sur les lanières de mon sac, je le libérai de mon emprise et lui flanquai un coup de pied. Le galet s'envola à une dizaine de mètres de là et cogna une voiture mal garée. Je gloussai. Ça leur apprendra. Mes orteils frétillèrent. Je devrais peut-être acheter de nouvelles chaussures.
La pierre revint. Je balayai le véhicule cabossé du regard, puis ses alentours. Des arbres quadrillaient l'horizon. Des maisons étaient parsemées sur le territoire, encerclées par des champs de blé. Le vent soufflait, les pousses se trémoussaient dans un friselis.
J'empoignai mon téléphone. Il affichait quinze heures passées. Bordel, déjà ? Pendant tout ce temps, je n'avais pensé à... rien ? Comment pouvais-je protéger ma famille ? Je ne connaissais personne pour m'aider, à part peut-être... Je soupirai. Prairie. Il fallait être con pour croire à un arc de rédemption, mais j'avais confiance en Sonja, et je ne devais pas la faire attendre. Je rebroussai chemin et me dirigeai vers notre lieu de rendez-vous.
Traîner dehors me rappelait mes journées et mes nuits avant que ma vie ne soit bouleversée. Heureusement, mon crâne s'était remis de ses émotions, depuis. En y repensant, beaucoup de choses revenaient à leur état initial. Je l'avais bien vu en début de semaine. J'étais retourné en forêt pour me vider la tête, réfléchir à ce qui s'était produit la dernière fois que j'y ai été et peut-être renouer les liens avec mon ancienne passion pour les plantes. Malgré les barrières qui empêchaient de passer, je m'étais rendu au centre. Les ruines n'en étaient plus. L'explosion, les débris d'arbres, de la prison, de la cabane... Il n'y avait plus qu'un large cercle de terre ingrate.
Et quelque chose d'étrange s'était produit...
— La forêt renaît, mais Aversion survit.
Assis par terre à contempler le vide, je sursautai à ces paroles. Faut pas me faire une frayeur comme ça ! J'étais sur une propriété interdite et je n'avais pas l'intention de me faire choper.
Je me retournai face à des pieds nus salis par la terre et des jambes dévêtues avançant vers moi. Des racines s'enroulaient autour de la peau pâle et tâchée de la femme qui embrassait la nature. Ses longs cheveux frisés et ébène recouvraient une partie de sa poitrine ainsi que la moitié de son visage.
La Skogsra.
J'ignorais comment aborder ou répondre à cette créature.
— Les animaux vont pouvoir retrouver leur habitat naturel, mais les démons ont perdu le leur.
Je reposai mon regard sur le terrain vacant qui s'offrait à moi. Elle avait raison, mais on lui avait seulement obéit. On avait détruit leur base et sauvé Eneko, grâce à son aide. Elle avait même terrassé le Valraven qui nous avait barré la route. Tout de même, on n'aurait pas pu faire revenir ce qu'avait invoqué Aversion dans leur monde, ou que sais-je !
— L'île d'Arkan a toujours besoin d'aide, énonça-t-elle de sa voix forte et divine. Seul toi peux maintenir son équilibre. Tu es l'ultime régulateur... ta portée excède la mienne.
Je fronçai des sourcils.
— Comment ça ?
Les ruissellements d'une rivière se formèrent et la silhouette de la Skogsra disparut de mon champ de vision. Je tentai de la retenir, mais elle s'évapora derrière le tronc d'un chêne. L'eau stagna et interrompit son courant.
Je m'étais retrouvé seul dans un silence morbide.
Quelle histoire.
Je rejoignis une petite grand-mère posée à l'arrêt de bus du quartier. Il me permettrait de regagner le centre-ville et de continuer mon chemin ensuite. J'appréhendais. Prairie et moi nous étions accordés pour nous retrouver à Mannah. Je n'y avais pas mis les pieds depuis longtemps. Ils prévoyaient de raser le village, il me semble.
La thérapeute m'avait contacté quelques jours après la mort de Sonja. Devant Eneko, j'avais paniqué et la seule solution qui m'était apparue avait été de mentir et de me jouer de lui. Il devait me prendre pour un gros con, mais bon... Il ne m'aimait pas pour mon intelligence, si ? Elle avait exprimé son souhait de me retrouver sans m'en expliquer la raison. Je n'avais réalisé l'ampleur de la situation qu'il y avait quelques jours... et puis, elle restait la personne la mieux placée pour nous aider à propos de Hel.
Attends, merde !
Chez Solange, mon téléphone avait vibré, mais j'avais oublié de vérifier. Merde ! Je l'arrachai de mon jean serré et le déverrouillai.
ENEKOALA : Celes est venue me chercher, ils ont besoin de moi pour retrouver Hel apparemment.
ENEKOALA : Y'a le patron avec nous là, le vieux de l'autre fois !
ENEKOALA : J'ai voulu lui parler de Prairie, mais il veut pas m'écouter, il me saoule.
ENEKOALA : Et depuis quand les anges ont besoin d'un boss ? Ou représentant, j'suis même pas sûr de comprendre.
ENEKOALA : Vieeeeeeeeeens (quand t'as fini) tu me manques, là
ENEKOALA : Bon la fille est bien possédée, des gens l'ont vue dehors.
Un large sourire envahit mon visage, au risque de paraître con devant les passants. Son message mignon m'attendrissait, mais je ne pouvais pas oublier ceux qui l'entouraient. Si le patron n'en avait rien à foutre de Prairie, bah — tant mieux. Ça m'éviterait de mentir un peu plus si jamais il venait me poser des questions. Je devrais le rassurer, il se faisait du souci. Le bus arrivait. Je tapotai en vitesse un mensonge bateau pour ne pas l'inquiéter.
MOI : ils étaient contents de me voir. je vais un peu chez nayla ok ?
Je grimpai dans le véhicule. L'écran de mon téléphone afficha un simple « bisous, à tout à l'heure » quelques secondes plus tard.
J'aurais bien besoin de revoir Nayla, malgré l'état conflictuel dans lequel mon coming out m'avait laissé. Le choc sur son visage avait valu tous les trésors du monde, à mon deuxième retour — elle m'avait cru mort, ils m'avaient tous cru mort. Elle avait vu mon cadavre, autorisé Eneko à le lui rendre visite, mais lorsque ce dernier avait disparu... « J'avais l'impression d'être morte, moi aussi. » C'était ce qu'elle m'avait dit.
— Dès qu'elle nous a avoué qu'elle voulait te ressusciter, nous savions que nous ne pouvions pas la faire changer d'avis, m'avait confessé Jules. Elle savait que l'épée était sa seule chance et que c'était le moment opportun. Elle m'a supplié de l'aider, pour voler ton corps, le transporter et expliquer comment tu as survécu. J'aurais pu perdre mon job, on m'interroge encore tous les jours et on me considère comme un rat, alors il faut arrêter de dire que je la voyais comme un objet.
Le bus dévalait la route au rythme de ses vrombissements. J'avais du mal à me rendre compte que l'on avait autant manipulé mon corps et que je n'avais pas été là pour donner mon avis... J'étais peut-être devenu une simple âme, attachée à aucune enveloppe charnelle, un spectre à la recherche de ce qui le maintenait sur Terre. J'avais peut-être rejoint Ilça, quelque part dans l'au-delà, ou j'étais peut-être mort, disparu. J'ignorais comment cela fonctionnait. Je ne me souvenais de rien.
Au bout d'une demi-heure, le village abandonné de Mannah se profila à l'horizon et j'amenuisai le bruit de mes pas. Il s'agissait d'un trou paumé. On avait déjà commencé à détruire la route barrée. Ils voulaient vraiment tout reconstruire et effacer tout ce qu'il s'était passé ici...
J'enfilai la capuche de mon veston pour atténuer la fraîcheur qui m'engourdissait. Les bâtiments fades et vides de la ville fantôme m'encerclèrent. Mannah était petit, je devrais pouvoir trouver la fontaine ! Prairie m'avait donné ce repère pour la retrouver... et à un coin de rue, une silhouette sombre attira mon attention. Seuls ses longs cheveux blond cendré se démarquaient. Elle était adossée à ce que je reconnus comme un point d'eau aride en pierre brute. Ma marche ralentit. La silhouette devint plus nette sous les rayons du soleil. Lorsqu'elle m'aperçut, je me figeai.
Notre ex-thérapeute, la patronne d'Aversion, l'ancien réceptacle d'Hel... elle était là.
L'heure des explications avait sonné.
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