Chapitre 3.1
M A L E K
— Vous-même savez ce que ça fait d'être possédé par Hel, non ?
Le visage bourru de Valck se métamorphosa en celui d'Eneko. Il me fixait d'yeux inexistants, le corps enveloppé de la brume violette qui symbolisait l'arrivée de la déesse. Elle m'avait contrôlé, avait lutté contre ma volonté...
Sous l'effroi tonnant de mon ami et son compte à rebours, je me remémorais le choc de mon crâne contre l'escalier, les brûlures internes, le pistolet qui me visait et celui que je tenais dans la main. Lorsqu'il avait prononcé le « un », j'avais flanché. Paralysé entre le refus de le tuer et le désir d'Hel de le garder en vie pour mieux le torturer, ma flamme s'était inversée. Sans que je sache comment, j'avais activé un pouvoir dont j'ignorais l'existence. En y réfléchissant, je m'étais souvenu que Sonja l'avait déjà utilisé, une fois, lorsqu'elle avait voulu nous entraîner à la dématérialisation, mais pourquoi ? Face à la déesse, cette inversion enflammée avait affaibli son emprise sur moi... Le brouillard épais autour de nous avait craquelé et m'avait permis de modifier la trajectoire de mon tir de sorte à obtenir ce que je voulais. Que se passerait-il, si je l'utilisais maintenant ?
Je n'avais jamais voulu le tuer, moi.
Au fond... peut-être avais-je agi en faveur de Hel, en l'épargnant ? Non... nous n'étions plus jumeaux, elle ne le chasserait plus non plus. Elle ne forcerait plus à me mutiler. Eneko, lui, avait lutté... lui qui s'était persuadé que mourir était la meilleure solution. Il avait été prêt à se sacrifier, le sourire aux lèvres, car il savait que cette fois, on se souviendrait de lui.
Mais je l'aurais regretté à vie, si je l'avais emmené.
— Allô ?
Ta gueule.
— Oui, oui, rabâchai-je. J'sais c'que ça fait. Donc qu'est-c'que tu fais là ?
Je n'avais rien contre Valck, mais il ne savait pas la fermer. Ses remarques, il pouvait se les enfoncer. Ces souvenirs et la discussion qu'Eneko et moi avions eue préoccupaient assez mon esprit. Je devais absolument rejoindre les parents de Sonja, puis Prairie. Elle était la seule qui pouvait me donner les informations dont j'avais besoin.
La voix enrouée du guerrier retentit et il écarta les bras dans un mouvement d'agacement. Ses paroles rentraient par une oreille et sortaient par l'autre.
— Donc, débrouillez-vous.
Ça tombe, bien c'est ce qu'on a toujours fait.
Il claqua la porte sous mon nez. Je soupirai en redirigeant mon regard vers Eneko, toujours allongé sur le lit. De toute façon, c'était lui que les guerriers appelleraient en premier. J'avais récupéré l'essence de la guide, mais lui avait fait une deuxième E.M.I.. Sa flamme regorgeait d'une puissance inconnue.
— On va manger et j'vais aller voir les parents de Sonja, annonçai-je.
— Tu veux que je t'accompagne ?
— Non, t'inquiète.
Pour l'instant, je ne pouvais pas le mettre dans la confidence. Ma situation était délicate. J'avais l'impression de me retrouver à ma première E.M.I., quand le monde s'écroulait autour de moi. J'ignorais ce qu'ils m'annonceraient. Je savais seulement que Valck avait raison — malgré tout, Sonja nous avait menti, et maintenant, je savais que sa famille aussi. Leur rôle était bien plus important que ceux de simples humains, parents d'une ange un peu trop gentils.
Je me disais bien aussi qu'elle n'était pas si bête pour enfreindre la première règle qu'elle nous avait enseignée...
— Tu devrais peut-être aller chez toi.
— Et revoir ma mère ? se plaignit Eneko. De toute façon, on va sûrement m'appeler pour Hel, tu l'as entendu.
— C'pour ça que j'compte fuir avant.
On partit manger dans le café. Une fois le repas terminé, je me hâtai d'en sortir et entrepris une longue marche jusqu'à la maison des Runail. Je retraçai le chemin depuis l'endroit où je l'avais retrouvée, la première fois qu'elle m'avait invité. Je pressai la sonnette et la porte s'ouvrit à la seconde. La silhouette de Solange, la mère, se développa. Ses cheveux châtain clair s'envolèrent dans un coup de vent et son visage boutonneux s'allégea lorsqu'elle me reconnut.
— Enfin ! s'écria-t-elle.
Eh bah, c'est beaucoup d'enthousiasme pour le gars qu'a causé la mort de leur fille... putain, pourquoi pensais-je ainsi ? Elle l'avait choisi, pas moi.
— J'sais, j'étais pas mal préoccupé par... vous savez quoi, jouai-je le jeu.
— Rentre donc ! Fais comme chez toi !
Elle me laissa pénétrer dans cette demeure familière. Immédiatement, la cuisine à ma gauche me trauda l'esprit. Elle s'était ornée de dalles sombres, décorée d'une moquette noire tachetée de blanc. Ils avaient terminé les travaux. Elle ne ressemblait en rien à celle dans laquelle Théo avait perdu la vie. Tant mieux. C'était comme si ça n'était jamais arrivé, même si ça me hanterait encore longtemps.
— Jules, viens-là ! hurla-t-elle avant de revenir vers moi. Ça nous fait plaisir de te voir ici... Malek, c'est bien ça ?
— Ouais.
— Avance par ici.
Le petit couloir donnait sur le gigantesque salon boisé et épuré de toute superficialité. La baie vitrée offrait une jolie vue sur le jardin et une bonne dose de lumière naturelle qui se complaisait dans la propreté de l'endroit. Une grande table brune nous attendait de part et d'autre de la télé.
— Bonjour, me surprit une voix masculine.
Ça devait être le père. Son nez bossu dominait son visage maigre et difforme. Des signes de calvitie menaçaient son cuir chevelu. Il dépoussiéra son cardigan de ses mains pâles et s'assit sur une chaise en se raclant la gorge.
— Désolé pour... votre fille, bafouillai-je.
Mes yeux fuyaient leur regard. En soi, j'ignorais s'ils savaient que Sonja était partie pour que je puisse revenir... mais mieux valait ça que ne rien savoir du tout. La douleur qui avait dû les cribler lorsqu'ils avaient appris la nouvelle avait dû être terrible, autant que celle qu'avait dû surmonter Nayla et ma famille — enfin, je l'espérais.
— À ce propos...
Solange suivit son mari et prit une autre chaise. Lorsqu'elle me fit signe de m'asseoir, je l'imitai. De base, j'avais voulu les réconforter, leur narrer les bienfaits de la guide. Elle nous avait demandé de leur rendre visite, mais depuis mon évanouissement dans la forêt... pas de doute, cela m'avait été dirigé, et je souhaitais avant tout des informations. La professeure semblait prête à me les donner.
— Je ne sais pas comment dire ça...
Ses poings se joignirent, les doigts s'affrontant maladroitement. Après une grande respiration, elle les claqua sur la table, toujours muette, toutefois.
— Nous ne sommes pas ses vrais parents, dit Jules dans sa barbe. Mais nous apprécions le geste.
— Quoi ? m'interloquai-je.
Elle... Non. Elle a été adoptée aussi ? Comme Eneko ? Non, elle nous l'aurait précisé, quand même ! Bordel, c'était sans doute encore un autre secret qu'elle avait bien gardé à l'abri, mais pourquoi ? Qu'était l'intérêt ?
— Tu sais... Tu sais ce qu'était Sonja, non ? entreprit Solange sous les soupirs de son mari.
Ma main veineuse glissa sur le bois et je pivotai un bras. La mélanine m'empêchait d'en discerner les vaisseaux sanguins, mais j'avais conscience de ce qui y coulait, et ça rendait l'atmosphère de cette maison pourtant bienveillante, brûlante.
— J'crois, ouais, murmurai-je en secouant la tête.
— Eh bien, ça n'a pas toujours été le cas. Mais lorsqu'on lui a... donné... ce...
Elle se perdait dans ses propres mots. Le regard attentif, j'alternais entre les deux parents. La pauvre dame se laissait ensevelir par ses pensées. Le père en revanche semblait posé, voire blasé. Il reprit la parole :
— Pour assurer sa sécurité et celle de tous, sa famille a été éliminée une fois son pouvoir acquis et nous avons été choisis pour la représenter légalement. Nous avons dû la reconstruire et nous inventer une vie de famille crédible pour ne pas faillir notre mission.
— Jules. Tu parles d'elle comme d'un simple objet que ta grand-mère t'aurait demandé de garder. C'était notre fille !
— Est-ce qu'elle l'était, Solange ?
La figure maternelle se glaça et seuls quelques sons s'échappèrent de ses cordes vocales. Son timbre déjà vibrant se brisa, de tristesse ou de colère et son regard s'embrasa. Je laissai mes fesses grincer sur la chaise pour prendre du retrait. Je ne devrais pas être là.
— Malek, renchérit-il avec autorité. Je préfère te prévenir. Nous savons que Sonja s'est sacrifiée pour toi, mais tu vas vite te rendre compte que revivre à un prix. Elle t'a refourgué sa malédiction et tu vas devoir vivre avec.
— C'est pas une malédiction ! s'enragea Solange.
— Ferme-là, un peu ! C'est une malédiction. Malek, ce qu'ils ont fait à sa famille, ses parents, ils vont le faire à la tienne sans même te demander ou te prévenir. C'est comme ça que les anges fonctionnent.
Mes épaules s'affaissèrent et ma tête recula un peu plus. Aucune émotion n'animait ses iris bruns — juste une droiture qui se reflétait dans sa posture. Mes poumons se vidèrent et mon cœur s'amenuisa. Il se foutait de ma gueule, j'espère.
Je ne pouvais pas perdre mes parents. Je ne pouvais pas perdre Nayla.
— Quoi ? m'offusquai-je. Parce que j'suis... mais j'veux dire, pourquoi ? Ça sert à rien, ils...
J'attendais un rire, une parole, quelque chose, mais leur regard fuguait jusqu'à ce que Solange lâche un soupir. Elle replaça ses cheveux derrière ses épaules et me dévisagea.
— Il a raison. On... On ne peut rien faire, personnellement. On sait juste que... c'est comme ça qu'ils font.
D'abord, Prairie voulait absolument me voir, et maintenant ça ? J'avais pas demandé d'revivre moi, en fait ! Pas comme ça !
— Personne ne doit être au courant, reprit-elle, hormis les nouveaux parents et les personnes qui s'occupent d'elle... enfin, de toi, maintenant.
— Mais personne s'occupe de moi ! Vous parlez d'qui ?
Mon rythme cardiaque s'affolait, mon visage se crispait sous l'inquiétude. Je ne comprenais plus rien. Ma vie était déjà assez bordélique, je n'avais pas besoin de ça !
— Je vais aller me faire un café, se leva Jules.
— Je ne les connais pas exactement, je sais juste que...
Elle mordilla ses lèvres gercées par le froid. Ses joues s'étaient colorées à la suite d'un trop-plein d'émotions. Qu'est-ce que tu sais ?
Le père disparut et Solange reprit une grande inspiration. Je détestais son air de pitié. Une boule se forma dans ma gorge. J'en avais trop entendu, je voulais déjà partir, à peine arrivé. La discussion avait pris une tournure qui me déplaisait. Malheureusement, elle ouvrit de nouveau la bouche et me fixa avec ardeur.
— Le gouvernement ne se permet aucune bavure à ce sujet.
— Quoi ? Quoi, le gouvernement ?
— Le gouverneur sait des choses... mais moi, je n'en sais pas plus, je suis désolée.
Elle me tendit la main, mais mon cœur explosa et je la frappai de plein fouet. Un cri horrifié lui échappa. Ma chaise grinça et fit trembler le sol, je venais de tomber en enfer, le plancher allait craquer sous le poids de ma peur et ma colère.
— J'étais venu pour vous dire à quel point Sonja m'avait aidé, pas pour me prendre des menaces à la gueule !
— Ce... Ce ne sont pas des menaces, Malek...
Mon corps flancha, mes mains moites s'étalèrent sur mon visage et je virai sur le côté. Je ne devais pas laisser mes émotions déborder, j'avais une réputation à éviter. Mais n'avaient-ils pas cherché à me le dire avant que je vienne ? Bordel. J'avais besoin de prendre l'air. Toutefois, je réussis à prendre sur moi et rester quelques minutes de plus, le temps que Jules revienne avec son café et la suite de sa déjection d'aveux. Pas plus de dix minutes par contre, après quoi je vidai mon cerveau et m'enfuis loin de tout ça.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top