Chapitre 29

M A L E K

           Je comprenais les adeptes des voyages astraux. Se balader sans enveloppe charnelle avait quelque chose de grisant que j'avais survolé auparavant. Même si j'étouffais dans mon lit d'hôpital, emprisonné dans le luxe aveuglant du Palace, mon esprit batifolait par-dessus le chantier qu'était devenu Mannah. Il retombait dans la caverne. Je pouvais au moins me permettre ça — un peu de liberté. Je ne m'étais jamais senti aussi acculé qu'aujourd'hui. La vie ne voulait pas me voir sourire, mais ma relation avec Eneko, que je rejoignis, la transcendait. Je n'avais plus que lui. On s'en était douté, mais ça se confirmait : ce qui nous liait dépassait tout entendement. Ce n'étaient pas que des flammes jumelles ou une simple amourette. La vie m'arrachait tout, mais lui restait près de moi, comme s'il était au-delà de la vie elle-même. J'y croyais, je voulais y croire...

Mais au fond, ça ne durerait pas.

Ce con débordait d'intelligence, de vaillance... Tout. Tout ce qu'il fallait pour mourir, justement. Dire que je n'avais pas assisté au Passage ! Mon petit ami reposait avec une divinité dans le corps. En espérant qu'il ne prenne pas la grosse tête... mais je ne lui en voudrais même pas.

Il dormait entre nos deux sacs de couchage. Les autres aussi semblaient en une paix relative et douteuse, alors je m'envolai de nouveau. Ils méritaient une bonne nuit de sommeil, presque autant que Valck, je devais l'avouer. On m'avait assigné au lit adjacent au sien. Le bougre ne bougeait plus, mais il respirait. Toutefois, son mutisme instaurait à l'infirmerie une ambiance déroutante qui n'avait fait qu'enflammer mon désir de m'en échapper le temps d'une balade.

Si mon petit ami était un Dieu, ma sœur était une déesse...

Le moteur de son scooter s'éloignait encore tandis que les coups de feu tentaient de l'abattre. Je n'avais toujours pas pleuré. Elle n'avait pas été là pour déclencher les larmes. À la place, j'étais resté silencieux, étranglé par une corde autour de mon cou. Mes orteils se baladaient près d'un précipice, celui que j'avais cru fuir à l'aide d'Eneko, après Aversion. J'y avais cru, mais on m'avait botté le cul, on m'y avait renvoyé, et cette fois, on m'avait attaché les chevilles, les poignets. Parce que sans famille, je n'avais pas le courage de me débattre. Seul le voyage astral me permettait de me délier de cette cruauté et de flotter vers l'infini, porté par la beauté anecdotique du monde.

Ils ne survivraient pas tous les deux. Je le savais. L'un d'eux y passerait forcément et je ne pourrais rien y faire. Le pire ? J'ignorais qui je préférerais perdre. Eneko ? Nayla ? Personne ne saurait, à ma place. Choisir entre une personne qui avait été présente pour moi toute ma vie, et une autre qui, même si présente depuis moins longtemps, me faisait... vivre. Mes débauches et abus qui avaient mené à mon E.M.I. ne justifiaient pas l'agressivité avec laquelle on me tiraillait.

Pourquoi ? Je m'étais battu corps et âme pour les sauver. Pourquoi me les arracher ? Pourquoi les clouer au mur et me donner le contrôle de la scie qui les menaçait ?

Mon esprit divagua. Je me laissai porté par la brise nocturne. La ville d'Ayan brillait au loin, derrière des champs de blé, comme si je venais de la peindre. La surplombant, les aquarelles du ciel et de l'océan se mélangeaient. Je devrais peut-être l'accepter. Mes tumultes n'avaient pas aidé à sauver le reste de ma famille. On avait écrit leur mort noir sur blanc. Devenir hybride m'avait octroyé de sacrées capacités, mais la manipulation du temps et de l'espace n'en faisaient pas partie, alors à quoi bon ?

Je verrais bien ce que l'avenir me réservait.

À cette hauteur, Arkan s'apparentait à une île flottante, perdue dans le vide. Que cachait ce dernier, d'ailleurs ? Jusqu'où pouvais-je monter ? Les étoiles étincelaient — il ferait beau pour l'apocalypse. J'y élançai mes mains spectrales, comme si je pouvais les caresser. La peine que je portais devrait m'écraser au sol, pourtant, je volais, un brin nostalgique. J'avais toujours aimé me balader la nuit, encore plus depuis que j'étais ange. Mes promenades n'étaient plus seulement terrestres ; elles me permettaient de respirer là où je n'y arrivais plus. Qui plus est, Aversion avait à jamais gâché mon amour des forêts. Il avait bien fallu trouver autre chose.

Un coup de jus ébranla ma flamme.

Bon sang. La palette de couleur qu'Arkan formait me prenait aux tripes. Je dominais tout — ses plages, sa forêt gigantesque, ses villes et ses villages, sa campagne et ses collines. Je ne la connaissais pas si bien. En vingt-et-un ans, je m'étais coltiné qu'à un petit bout de cette merveille de la nature. Pourtant...

Je roulai de nouveau vers les étoiles et tendis le bras. Une seconde décharge brève m'attaqua. Quelque chose m'empêchait de les atteindre, comme si un champ anti-esprit englobait l'île. Des galaxies lointaines, je dérivai à l'océan sombre et abyssal où elles se déversaient. Il s'étendait sur la ligne d'horizon tout autour d'Arkan. Si j'essayais, ces coups de jus m'empêcheraient-ils de franchir le rivage ? Était-ce pour cela que personne ne s'y aventurait ? Ou du moins... n'y revenait ? Je m'enroulai dans des bourrasques douces et m'avançai. Les habitants de l'île s'apparentaient à des scarabées sur leur voiture microscopique. Eux voyaient un oiseau — un drôle d'oiseau, presque immobile tant je m'élevais. Le vent rafraîchissait ma flamme. Je rebondissais sur le champ étrange qui nous protégeait du cosmos, doigt par doigt, coup de jus par coup de jus, comme un diptyque sur l'eau.

Malgré ce sentiment de liberté, je restais prisonnier de cet endroit. Aussi loin s'aventurerait-il, mon esprit ne franchirait jamais ce dôme invisible. Je perdais en altitude à l'approche de l'océan, alors je me laissai tomber pour épouser sa douceur. Quelques vaguelettes étincelaient. Des rayons timides me chatouillaient la rétine et la lune zigzaguait.

Des filaments bleutés parcoururent la plage. Une silhouette illuminée m'admirait — Eneko. M'avait-il suivi jusqu'ici ? Il avait perdu sa flamme. Il ne restait plus rien de notre vie de jumeaux, plus de danse céruléenne à l'horizon. Pourtant, il tournoyait autour de moi, et il enroulait une chaleur paternelle sur son passage. De quoi m'apaiser et me rappeler à quel point je tenais à lui plus que toute cette île malgré la fascination que je lui portais. Ma flamme s'intensifiait, point rose solitaire dans cette mer d'obscurité. Elle pourrait incendier l'univers, à ses côtés, je n'aurais pas — non, plus peur. Il m'élevait partout où il passait à des niveaux dont j'ignorais l'existence. Putain, ouais, ce gars avait changé ma vie. Je ne le laisserais pas affronter Hel seul, quitte à subir le sort de Nayla...

Nan, ils ne se battraient pas. Ce seraient Hel et Ilça. Eux n'étaient que des intermédiaires.

Quelle dinguerie ! Quand je pense à tout ce qu'on a vécu... On avait tant souffert. On s'était même engueulé, quelques fois. Je m'étais parfois demandé si je pouvais lui faire confiance, et vice-versa, sans doute. Pourtant, nous étions toujours ensemble. Hel ne changerait pas ça. Nous resterions ensemble. J'en étais persuadé.

Son spectre se différait des autres. La nuit estompait sa forme, ses contours en néon violacé. Il émettait une lumière plus vive que la lune. Je devinais les traits de ses doigts près des miens, de ses lèvres crayonnées près des miennes. On ne s'embrassait pas, mais c'était tout comme. On se traversait, on se mélangeait, ma flamme s'affolait. Torride — là-bas, je devais transpirer à grosses gouttes, car je bouillais de l'intérieur de joie et de plaisir. Une énergie ardente émergeait de mes entrailles et se mêlait à la sienne. Cette euphorie retentissait à travers notre corps uni, en symbiose.

Je l'aimais, je le voulais, je l'avais, il m'avait. Perdu dans le ciel, il me soufflait une jouissance et une aisance presque physique — la même qui m'animait lorsque l'on partageait notre lit, et par partager, je voulais dire... vous saviez ce que je voulais dire.

Incroyable.

Quitte à changer le monde, autant profiter de ce dernier tant qu'il était encore temps.

Bordel !

C'était ça, le sexe astral ? Non seulement Eneko était un sacré coup au lit, mais aussi... hors de son corps ? Bordel, si j'avais su, j'aurais fait des voyages astraux plus souvent ! Nos esprits se décollèrent dans la pénombre et la brise nocturne rafraîchit ma flamme essoufflée. On resta de longues minutes, paresseux, à travers les nuages. On se les enroulait comme du coton drapé et ils nous offraient l'impression d'une sieste galactique, ensemble, là où l'on n'aurait pas pu se toucher en temps normal.

Un éclair frappa la forêt — le centre de la forêt — et nous réveilla. Une boule lumineuse s'y échappa, tournoya autour du bois et traversa Arkan à une vitesse folle. Mes pensées s'embrouillèrent. Je ne voyais qu'un point à la queue étincelante, telle une comète divine, ou une force extraterrestre.

Je partis pour m'approcher, mais un mal me prit de court. Mal de mer ? Du pays ? Non... de mon corps. J'étais resté sous cette forme trop longtemps. Merde ! Même Eneko ne pouvait me retenir, je me fondais dans les étoiles. Malgré la curiosité qui me tiraillait, je devais revenir au Palace, sinon, je risquais de ne jamais me réveiller.

Il n'aurait manqué plus que ça, tiens...

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