Chapitre 28
E N E K O
La fin. Je la touchais du bout des doigts. Je la frisais, elle vaguait sur mes phalanges, invisible, dévastatrice, synonyme à ce village. Le sablier s'était brisé, les grains de charbon s'étaient envolés. Ils intoxiquaient l'air que je respirais. Ils flottaient autour de moi, se moquaient. Le monde s'effritait et en un sens, sa beauté m'éberluait. Mes pas dansaient sur la terre. Mon talon écrasait le gravier, suivi de la plante de mon pied, mes orteils, de l'autre pied. Un coin de mon crâne déposait encore Quarante sur l'asphalte. Son sang se mélangeait à celui de Valck, que nous avions dû abandonner. Si ce n'étaient pas pour ces humains curieux, les ambulances n'auraient pas accouru. Heureusement, le guerrier n'avait pas le mot terroriste placardé au front, contrairement à nous. Les hôpitaux pourraient lui venir en aide. Le gouverneur pourrait même lui offrir les soins angéliques dont Celes m'avait parlé, qui te raccommodaient le corps en quelques coups de ficelle.
L'atmosphère tombait sur mes épaules. Les cumulus timides pleuraient, pour Malek, sûrement. Aucun talent ne rabibocherait son cœur et ses blessures. Nous l'avions charcuté. Seule Nayla aurait su se servir de ces produits. Nous n'étions pas infirmiers. Ces bandages, le fait de chercher un sens à ces formules, cela l'avait ensanglanté. Il s'était brisé, renfermé et avait enchaîné sa gorge. L'utilité des mots lui avait échappé, et finalement, il se perdait autant que moi dans cette finalité approchante.
Isabelle avait proposé de l'emmener au Palace où Valck reposait. Le personnel hospitalier et le matériel unique qui l'abriterait pourraient lui souffler un remède, de quoi rattraper notre boucherie. Ne serait-ce qu'une journée là-bas pourrait le sauver, alors, avec appréhension, il s'était résigné.
La thérapeute discutait plus loin avec Agnes, sans doute pour s'accorder du sort de mon petit ami. Derrière un bâtiment abandonné, il toussota une fumée qui s'évapora dans la poussière. Ma conscience m'urgeait de l'interrompre et de le sermonner sur sa santé et sa blessure. Le mur sur lequel il se reposait grognait, des gravats s'empilaient près de son talon. Des vagues de cheveux étalaient ses sourcils. La monotonie dictait ses mouvements, son regard se perdait dans les incandescences de la cigarette. Il ne dériva pas à ma présence.
- Je t'aime, susurrai-je. Désolé pour Nayla... et ta main.
Un boule de tissus empourprés l'avait remplacée. Las, il hocha la tête, sans ajouter un mot.
- Quand je serai le réceptacle d'Ilça, je ferai tout mon possible pour qu'elle survive, comme Valck.
- S'il survit, maugréa-t-il. M'enfin, j'suppose que j'verrai bien. Tu comptes vraiment prendre sa place, alors ?
Il aplatit son nez de la paume et j'opinai. Nous n'avions pas le choix. J'étais le seul séraphin d'Arkan. Pourtant, ses iris bruns m'accusèrent. Ils me broyaient le cœur. Comment les affronter ? Il savait ce que devenir réceptacle signifierait.
- J'peux toujours essayer, se dévoua-t-il.
- Non, tu peux pas.
- C'ma sœur ! C'ma sœur, là-bas, ma famille ! craqua-t-il. Et j'veux pas te perdre non plus...
- Tais-toi.
Mes doigts effleurèrent son bras estropié, tremblotant.
- N'essaie même pas de me suivre. Quand ce sera l'heure. Mets-toi à l'abri et laisse-moi m'en occuper seul.
J'ignorais qui énonçait ces mots. Ce n'était pas moi. Mon égoïsme habituel lui aurait demandé de m'accompagner face à la mort, mais je ne pouvais me résoudre à le laisser affronter sa sœur - le seul sang qu'il lui restait sur cette île. Survivrais-je sans aide extérieure ? Je m'étais toujours considéré comme faible, je n'aurais pas pu me bâtir un rempart infranchissable en quelques mois. Cet homme était mon pilier, ma tour ; sans lui, je m'écroulais et mon ridicule me rattrapait. Depuis notre première E.M.I., cette force qu'il exerçait sur moi était son cadeau. De son âme fougueuse et son cœur délicat, ses muscles sans fin à ses mots justes, son visage d'enfant perdu à sa détermination d'athlète...
Ma poigne se raffermit. Nous ne nous le rappelions pas pour la première fois - nous avions commencé cette histoire ensemble. Nous avions cru la conclure de la même façon, mais cette fois, je ne voulais ni mourir ni le mettre en danger. Je voulais y survivre une énième fois, lui prouver ma force, ma valeur. Tant qu'il y avait de l'espoir, il y avait de la vie et il était mon étincelle d'espoir comme j'étais la sienne. Du moins, je l'espérais.
Nos jambes faiblirent à l'unisson et nous glissâmes contre le bâtiment. Je l'embrassai, lui aussi, de longues secondes, ou minutes, comme si nous avions oublié le goût de nos lèvres. Les siennes, sucrées, arrachées, tièdes, mais fricotées par son souffle ardent dans le mien...
Malek.
- Jure-moi de pas venir avec moi.
- J'te l'jure.
- Malek, nous partons.
L'ange écrasa sa cigarette par terre et accepta la main que lui tendait Isabelle. Ensemble, ils s'éloignèrent, direction le Palace. Il me glissa un «à demain» furtif et maussade et s'évapora dans la désolation. Agnes me tapota l'épaule et déblatéra des énormités pour m'encourager. Oui, je sais. Quarante-trois ne survivrait pas à l'énergie d'Ilça. Elle lui asséchait le corps. D'ici ce soir, je serais l'unique réceptacle et J'ignorais si elle serait encore de ce monde.
Le désordre de Mannah me plaisait, même si on l'effaçait au fil des jours. Pas nous - eux. Le chantier. L'accès devait nous y être interdit, mais à quoi bon ? Nous habitions là. J'aimais me balader ici. Les lois nous échappaient. Aucun héros ne jurait par des règles stupides pour sauver l'humanité.
Lorsqu'Ilça s'éveillerait en moi, que m'arriverait-il ? Comment me sentirais-je ? Comment me battrais-je notre... ennemie ? Non. Pas Nayla... Hel. Je devais réussir à l'exorciser et à laisser Ilça prendre la parole et le contrôle de mon corps. Avant tout, nous ne manquions pas les derniers préparatifs, et parmi eux, la réunion d'Isabelle. Elle approchait, elle aussi.
Si seulement j'avais une autre solution... Si seulement je savais ce qui allait advenir de moi, de nous... je saurais quoi faire, quoi dire. Quoi lui dire.
✼
Isabelle revint sans notre hybride. Après une courte discussion, elle avoua que le gouverneur se jouait de nous - il n'avait jamais envoyé la police à nos trousses. Il ne cherchait pas à nous emprisonner, sinon, il n'aurait pas accepté la présence de Malek dans ses murs, encore moins pour le soigner. Son seul but avait été de nous apeurer, de nous mettre la population à dos. Cependant, nous n'avions pas besoin d'eux. Aujourd'hui, nous quittions Mannah la tête haute, Celes, Quarante-trois et moi. Les pulsations de nos cœurs ne décéléraient pas, notre désir de nous battre non plus. Si un homme ou une femme, un ange ou un démon, se mettrait en travers de notre chemin, Ilça se réveillerait. L'archange le terrasserait sans attendre. La guerrière maniait l'épée des âmes, de toute façon.
Nous entrâmes dans l'Angélique par la force, la menace. Ils ne pouvaient nous blesser. Nous avions leur Père de notre côté. Il leur ordonnait de se replier, d'honorer nos demandes. Le Passage se déroulerait finalement dans l'antre des archanges, comme prévu. Nous ne pouvions pas compromettre l'avenir de notre équipe avec des dangers substituables.
J'ignorais pourquoi le calme occupait tant mon esprit. Ce n'était pas le cas de Celes. Pointer cette épée sacrée vers la nuque de ses camarades la blessait. Tant pis.
Les regards et les flammes des anges ne nous atteignaient plus. Nous nous enfonçâmes, jusqu'au repère de Quarante-trois. La pauvre femme pulsait de la lumière et chancelait sous la puissance de la divinité. Seule, sans langue de feu, elle ne pouvait que le laisser consumer ses organes. Alors, nous nous envolâmes dans le cosmos intergalactique. Réel, irréel - qu'importait, il nous avait attendus, le mur étrange de cette pièce.
Des messes basses finales furent échangées. Nous étions prêts. Moi, Quarante-trois, Celes. Trois étoiles parmi les milliers qui nous invitaient, qui s'éloignaient du cube dans lequel les tatamis reposaient toujours.
Oh, Ilça, si tu le veux, disait-elle. Aide-moi à léguer ton pouvoir à la seule âme qui puisse secourir cette belle île qu'est la tienne.
La première lame de Soghomon pénétra la poitrine de l'archange et s'illumina. Nos doigts s'emmêlèrent. Je forçai sur ma poigne pour ne pas me détacher d'elle. L'épée aspirait son être, cette divinité, plus brillante que jamais. Lorsque Celes l'arracha de son hôte, une supernova explosa. Des fluides multicolores nous chatouillèrent et élevèrent nos âmes. Si seulement Malek était venu avec nous... la beauté de cet acte l'aurait ému également. Ma flamme s'enticha de cette sensation, elle brûla mon esprit, mes veines. Je crus ressentir des larmes s'enfuir. J'avais toujours voulu me rendre utile. Je devenais l'homme qui sauverait le monde. Celui sur lequel les gens se reposeraient et prieraient pour sa réussite. Je ne pouvais pas les décevoir.
La pointe de l'épée glissa sur mon torse et le monde disparut. L'espace se neutralisa. Seule une pureté résista, immaculée.
Enfin, j'étais de retour. La chaleur de ce souvenir enveloppa mon corps désormais immatériel et je jouis de bonheur.
- Te revoilà.
Pardon. Excuse-moi, Ilça. Je comprenais enfin ce que tu m'avais dit. Mon suicide avait été une erreur. Je voyais les objectifs que tu m'avais fixés. Depuis le début, tu savais ce que je deviendrais, ce que nous deviendrions, d'où ton entêtement à me garder sur cette île et à me refuser tes bras... malgré mes peines sanguinolentes et indicibles.
- Je suis fier de toi.
- Sois fier de Malek.
Je ne parlais pas. Je n'étais rien, hormis un orbe lumineux dans ce néant négatif. Les mots qui me parvenaient n'en étaient pas, ils me transcendaient. Était-ce... une troisième Expérience de Mort Imminente ?
Non.
C'était ma destinée.
- Tu peux survivre.
Comment ? Je me sacrifiais. Ceci était un sacrifice. J'en étais conscient.
- Il... détient l'orbe capable de me menotter.
- Qui ça, il ?
- Je n'ai pas besoin de te rappeler son appellation.
La deuxième sphère... celle qui nous permettrait de t'enfermer. Cependant...
- Où est la troisième ?
- Je l'ignore.
Ilça... Qui es-tu ? Qu'es-tu ? Pourquoi ne savais-tu pas ? N'était-elle pas sur Arkan ? Pensais-tu que deux suffiraient pour sauver l'île ?
- Le penses-tu ?
- Non... mais elles suffiront pour accomplir ta mission. Quarante-deux jours pour trouver un remède... Fais confiance en ton instinct, Eneko. Seul lui ne te trahira jamais.
Les miracles du monde. Ses désastres. Ses hauts, ses bas. Je ressentais... tout.
Tout et rien.
Alors...
Mon être implosa. Il entrait. Son bonheur. Ilça.
Je...
...
Ma flamme. Au milieu de nulle part. Elle grandissait.
Bleue, épurée, dansante. Porteuse de bienfaits.
Divine... bientôt.
Tu es là, je le sens.
Le miracle. Mon miracle. Celui d'Arkan.
Malek. Notre première rencontre... ici. T'en souviens-tu ?
As-tu encore peur ?
J'ai peur. Je suis fort. Je vis, je meurs, je...
Plus de flamme. Un brasier incroyable. Un trou noir, une nébuleuse. Un dégradé, de la paix à la guerre, et des scintillements abrupts. Les étoiles revenaient. Le monde revenait. Mes cellules revenaient.
Boum. Boum. Mon cœur.
Mes mains, mes bras, mes jambes. Dans l'inconnu, ou le méconnu. Mes paupières qui s'ouvraient, et là... un souffle.
Tu. Es. Là.
✼
- Eneko ? Comment te sens-tu ?
Comment me sentais-je ? Celes flottait par-dessus mon corps, l'épée en main. Le corps de Quarante-trois s'effritait, il ne devenait que poussière dans l'infini. Ses longs cheveux disparurent derrière les éclats lointains. Elle était partie.
Je me sentais bien...
- Complet.
Oui, complet, c'était cela, comme si les égratignures de mon cœur s'étaient refermées, que les trous qui s'y étaient creusés avaient été rebouchés. Et pourtant...
Mes phalanges craquaient encore. Je n'étais pas Ilça. J'étais moi...
mais il était là également.
- Tu as réussi, me partagea-t-elle sa fierté.
J'avais réussi.
- Il est loin, le pont de l'Arche, non ?
Je lui souris.
Oui, il était loin, le pont de l'Arche.
Loin.
Très loin.
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