Chapitre 27.2
M A L E K
Agnes beugla de nouveau.
— Celes, amène ta flamme !
Elle posa une main sur l'un de mes genoux et se retourna. Le spectacle étincelant qui prenait place m'obnubila. Des vagues de lumière y dansaient. Eneko étouffait Valck par la force de son bras. Allez savoir comment. Le vent frappait son t-shirt. Sa flamme m'aveuglait, elle embrasait le corps du guerrier, dont la veste en cuir dégoulinait de sang. Une brume violette paraissait s'échapper de son visage, même si je ne voyais que ses cheveux ébène ébouriffés. Face à lui, un homme inconscient et d'autres, aussi ébahis que moi, car entre eux, les archanges flottaient. Leur peau pâlie se confondait au nuage luminescent qu'ils produisaient. Ce dernier tournoyait autour de Valck et d'Eneko — Ilça. Ilça tournoyait autour d'eux, il acculait Hel, qui n'avait nulle part où aller, tandis que son réceptacle abandonnait. Celes s'en éloigna pour nous retrouver.
— Utilise-la sur lui, l'pauv' souffre le martyre, lui demanda Agnes.
Ma main. Putain. L'agonie reprit de plus belle. La guerrière rousse, encore vêtue de son ensemble de pyjamas enfantin, s'agenouilla sur ma flaque de sang. Ses doigts épais glissèrent sur mes bras. Les particules de sa flamme verte se propagèrent de son corps au mien. Le tourbillon d'Ilça clignota et un bien-être m'enveloppa. La douleur s'atténua. Je n'avais plus besoin de jurer chaque seconde. Encore heureux. Les autres flammes n'auraient servi à rien, y compris la mienne.
Agnes interpella Eneko. Le séraphin s'était laissé tomber, tout comme Valck, à genoux. On aurait dit un exorcisme. En un sens, c'en était un.
— P'tain, pourquoi on l'a pas fait avant ?
— Non !
La brune avait posé la main sur son pistolet, mais Celes avait posé la sienne sur ses phalanges. Les deux femmes s'échangèrent des regards adversaires, mais pas agressifs.
— Il aurait pu l'tuer, jacta la démone.
— Pas de victimes innocentes !
Celes priait son amie d'une voix aussi forte qu'elle et les muscles de son visage.
— Notre ennemie est Hel ! Pas Valck ! Nous devons le garder en vie si possible ! S'il te plaît, juste pour cette fois, fais-moi confiance et ne tire pas à l'aveuglette.
— Tu lui as coupé les hanches et les aisselles, cracha une voix chevrotante. Il va finir comme Steve !
Bon sang, elle parlerait de lui jusqu'à sa mort, elle ! Si ça ne tenait qu'à moi, j'aurais enfoncé son nez en pied de chaudron dans ses lèvres inexistantes et lui aurais fait avaler ces sourcils qui lui bouffaient le front... mais j'avais des principes. La guerrière répliqua :
— Je l'ai fait pour l'affaiblir, et regarde, ça fonctionne !
— Non... Non... Non !
On virevolta. Cette voix ne provenait pas de nous, mais de Valck. J'étouffai. Il s'était relevé. Le bougre se retourna vers Eneko. Une détonation retentit et le guerrier s'écroula de nouveau. Un jet de sang se retrouva piégé dans la tornade divine qui soufflait de plus en plus fort.
Le canon de l'arme d'Agnes fumait encore. Elle offrit un regard désolé à la rousse.
— J'voulais t'écouter, mais y'a des vies plus importantes qu'd'autres.
— Merci, susurrai-je.
La jeune femme m'accorda un sourire terne. Nayla me retrouva et m'enlaça aussi fort que possible, même si elle ne pourrait étrangler un lapin. Éclair et Afnna étaient parties chercher des provisions, mais... Comme si elle lisait dans mes pensées, l'infirmière sortit la tréant du sac à cabas. La sphère roula sur le bitume, comme une extension de ma flaque de sang. Mon crâne flanchait. Les bourrasques aveuglantes tentaient de nous emporter. Davantage de liquide rouge s'enroulait autour du nuage violacé, mais quelque chose clochait.
— Oh, non...
L'un des deux archanges s'écroula. L'homme. Son homologue rompit le rituel et s'écria. Elle retomba à ses côtés, mais rapidement, la rage l'envahit et elle se jeta corps et âme sur Valck. Sa poigne enroula le cou épais du guerrier et le broya.
— Maintenant ! hurla-t-elle. Brise-la !
J'empoignai la sphère de sang de ma main gauche. L'ordre força le monde à s'éloigner de moi. Brise-la... Allez ! Ils dépendaient de moi. Je me levai, je chancelai, mais pas grave.
Un. Je balançai mon bras en arrière.
Deux. Je l'élançai vers l'asphalte.
Trois. Je lâchai.
La sphère éclata en mille morceaux et mon corps se plia en quatre. Une onde de choc m'envoya valser. Je me cognai contre le bitume froid qui m'arracha la peau du bras. Les brûlures s'y multiplièrent. Un grognement de douleur m'échappa. Ma blessure rebondissait sur la route.
Un fluide gélatineux s'était propulsé de l'orbe. Entre le pourpre et le bordeaux, il ressemblait à un monstre difforme qui ne cessait de grandir. Des dizaines de pattes visqueuses s'élancèrent tandis que la substance s'élevait dans les airs. Valck recrachait son estomac sur les mains de Quarante-trois, qui ne le lâchaient pas. Il n'y passerait pas... tant pis. La jeune femme hurlait, ses longs cheveux l'électrisaient. La lueur d'Ilça la rendait étincelante. Hel quittait le corps du guerrier, doucement enveloppé par la masse visqueuse, plus imposante que cinq voitures réunies.
Eneko et Nayla me rejoignirent, les épaules s'appuyant contre les miennes. Le spectacle nous ébahissait, et nous immobilisait malgré les bourrasques. Sous des cris inhumains, Celes se réfugia de l'autre côté du monstre poisseux et disparut. Il s'étalait sur l'ensemble de la route. Je reculai avec appréhension. On ne voyait plus les gens derrière lui. Des grains de poussière assaillaient mes yeux, mais je luttai.
Des rayons améthyste émergèrent du tourbillon. Mes doigts s'entremêlèrent à ceux d'Eneko. Je basculai en avant. Mes genoux se frottèrent au bitume. Le vent nous poussait soudainement vers le danger. Un trou noir aspira les étincelles et la gélatine jusqu'à ce que le néant les remplace.
Tout disparut — non... pas tout. Derrière le chaos, une sphère obscure flottait. Dans une valse solitaire, elle glissa sur l'air jusqu'à atteindre la tréant, dans laquelle elle se plaça. La couleur de son velouté se violaça, plus violent dans ses tourbillons, comme si un esprit tentait de s'en échapper. Avait-on réussi ? Avait-elle piégé Hel, la... déesse de la mort ?
Un scintillement attira mon regard — les archanges.
— Qu'est-ce que...
Le corps de Quarante reposait près de celui de Valck, entre des rivières pourpres. La femme aux longs cheveux blonds affrontait un état de transe — elle aspirait le brouillard illuminé et les fluides de son homologue. Dans sa poitrine, une épée — l'épée des âmes.
Celes accourut vers Valck, suivie d'Agnes. Eneko chancela vers les réceptacles.
— Est-ce qu'il est mort ? murmura-t-il.
Je grimaçai. L'amertume de ma blessure continuait à poignarder mon corps et ça coulait toujours à flots. Les balles devaient s'être logées dans ma main... putain.
— J'espère que les filles se dépêchent, soupira Nayla.
La guerrière rousse déshabillait l'ancien réceptacle d'Hel. Elle l'avait blessé à plusieurs reprises avec Soghomon. Sa veste se noya dans le sang. Son t-shirt lui arracha quelques grimaces. Les épaules carrées et le torse sculpté de l'homme épousèrent l'asphalte. Si je n'avais pas Eneko, je l'aurais sans doute trouvé attirant, d'une façon ou d'une autre. C'est beau, le corps masculin — féminin aussi, enfin, quand il est entier...
J'inspirai, je soufflai. Longuement. Plusieurs fois. Histoire de contrôler les palpitations de mon cœur, de mon corps. Mes ongles s'enfonçaient dans mes chevilles, dans l'espoir de contrebalancer la douleur.
— Qu'est-ce qui lui est arrivé ? murmura l'ex de Steve, près d'Eneko.
— Il est mort... Quarante est mort.
Quarante-trois s'arracha l'épée des âmes de la poitrine, essoufflée.
— Je l'ai vue. J'ai vu la balle, tirée après celles qui ont blessé votre ami. J'ai dû... Je ne me sens pas bien.
Je forçai sur un pied pour me relever, mais Nayla m'en empêcha. Ses doigts faciles titubèrent sur mon bras, évitant ma blessure. La tréant gisait toujours sur la route. Elle clignotait. Trois orifices pour trois sphères, et les deux que l'on ne possédait pas pulsaient de leur couleur — turquoise et vert — comme pour nous prévenir que ça ne suffirait pas.
— Il va mourir ici ? se désola-t-on près de Valck.
— Nayla ? lança Agnes. J'suis d'solée d't'mettre autant d'pression sur les épaules, mais t'penses qu'tu pourras l'recoudre aussi ?
— Oh, je... Je ne suis pas sûre, mais il faut limiter le saignement. Enroulez-lui des vêtements. Oh, et Malek, toi aussi ! Je suis désolée... Je n'arrive plus à penser clairement. Tiens.
Entre deux sanglots, elle ôta sa chemise de nuit et me banda la double blessure. Mes dents grincèrent et laissèrent un sifflement s'échapper. Malgré sa pudeur et la fraîcheur nocturne, elle acceptait de se montrer en soutien-gorge pour m'aider, ne serait-ce qu'un peu.
— Quarante ? Quarante ? hurla-t-on en symbiose.
Je demandai à la horde d'anges et de démons autour du réceptacle d'Ilça de m'expliquer. On n'avait pas le droit de perdre quelqu'un d'autre aujourd'hui !
— Quarante-trois est mort... se désola Celes.
— Alors elle a dû absorber ce qu'il renfermait pour ne pas libérer Ilça, conclut Eneko. Mais elle tiendra pas. Je suis le seul à pouvoir tenir.
Des ordres furent échangés. La peau de l'archange brillait toujours, on essayait de s'occuper du corps à moitié dénudé de Valck.
Une explosion. Si proche.
Un éclat de verre scintilla dans mes tympans — la sphère.
Elle venait d'éclater.
L'onde de choc me plaqua contre le pavé. Un tonnerre me crama les cellules. Elles s'éteignirent une à une. La route pivota, je ne voyais plus rien. Mon âme m'échappait. L'obscurité...
Putain, j'avais mal...
Mes oreilles sonnaient. Un effilement se créait entre le ciment séché et mon front, là où je m'étais ouvert la première fois. Bordel... Que... ?
Un moteur ronchonna. Un moteur que je reconnaîtrais entre mille.
Mes paupières papillonnèrent ; je toussai, recrachai le contenu de mes intestins. C'était rauque, piquant.
— Nayla ?
Sa moto grondait. La fumée se dissipait à peine, mais au bout de la rue, ses phares la transperçaient.
— Nayla...
— Non !
— Tirez !
Les vibrations s'intensifièrent. Des coups de feu retentirent, les balles frôlaient le véhicule et la silhouette qui le dirigeait. Mon cœur accéléra.
— C'est Hel !
— Arrête !
D'autres détonations. Un dérapage crissant. Une lumière plus aveuglante encore. Aucun projectile ne l'atteignait. Le tintamarre s'évapora dans le brouillard. La moto s'échappa. Encore une fois, je toussai.
— Est-ce que...
Impossible...
Ma tête flancha. Lentement. Des ombres s'approchaient, mais pas la sienne. Je les reconnaissais. Je ne les reconnaissais pas. Ce n'était pas la sienne...
L'éclatement de la sphère me consumait. Les échos des morceaux de verre étalés reprenaient, ils ne s'arrêtaient pas. Ils me découpaient le torse, les poumons ; leurs pointes déchiraient ma foi et ma force.
Le propriétaire de la voiture boitait vers la tréant. Mes doigts s'enfonçaient sur la route, mes ongles se brisaient, mais je me tirais. Je rampais. Mon cœur me criait d'arrêter, de mourir, ce serait mieux, pour moi, eux, mais je ne pouvais pas. Volontairement, je multipliais les égratignures sur ma peau. Pourquoi étais-je faible ? Pourquoi ne m'étais-je pas servi de mon sang ?
Ma paume frappa la tréant. La sphère roula près de moi, rouge. Vive. Morte. Vide.
J'éclatai en sanglots avec la même puissance que l'orbe s'était brisé. On avait perdu. J'avais perdu.
Nayla.
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