Chapitre 27.1
M A L E K
— Il est à qui, ce putain d'réveil ?
— C'est Éclair.
Je jurai dans ma léthargie. On ne pouvait pas dormir tranquille ici ! Seul le téléphone de Celes pouvait sonner à cette heure-ci, car à part cette grande cruche, tout le monde avait détruit le sien ! C'est pas vrai...
Les yeux humidifiés de fatigue, je poussai un soupir et me retournai vers Eneko. Moi qui n'avais pas fermé l'œil de l'autre nuit, j'étais servi. J'enveloppai le koala dans mon bras, presque à l'étrangler de rage. La voix de Celes résonna un peu plus. Elle discutait avec quelqu'un. C'était quoi, Éclair, de toute façon ?
— Urgence ! clama-t-elle. Tout le monde debout ! Maintenant !
Comme un toutou robotisé, Eneko sursauta et se leva. Mon bras retomba sur son oreiller chaud et ma langue claqua. On ne m'autoriserait pas de repos... tant pis. J'aurais la tête dans le cul pour leur... urgence ? Qui venait de mourir ? Je frottai mes paupières engourdies et m'étirai sous un grognement. Ma paume se réfugia sur le dos d'Eneko, qui la laissa glisser jusqu'à ses hanches.
— Malek !
— Oh, j'écoute ! meuglai-je à la guerrière.
— Éclair est avec Afnna. Les jumelles. Elles ont passé la soirée ensemble, mais comme nous nous sommes couchés relativement tôt, je n'ai pas vu les messages à temps. Elle vient d'appeler car Valck les a retrouvées.
Mes yeux s'écarquillèrent sur les stalactites rocailleux. Valck ?
— Quoi ? s'étouffa Eneko. Elles sont où ?
— À Ayan. Nous devons partir. Maintenant ! s'écria-t-elle.
La gorge sèche, je toussai des plaintes. Mon petit ami se rua vers l'épéiste. Je ne les connaissais pas, mais ces filles étaient sacrément connes pour se retrouver en plein milieu de la nuit ! Putain... Si l'on ne se dépêchait pas, elles crèveraient, mais je détestais me magner au réveil.
À quelques mètres de là, le regard de Nayla croisa le mien. Ses yeux parlèrent à sa place et lancèrent une décharge sur mes neurones. Merde. Les jumelles, les archanges, Valck... on se préparait à ça depuis des jours, mais ce bâtard nous avait pris de court. Elle voulait m'accompagner jusqu'au bout. Près de l'entrée, Eneko enfila une double chemise et hocha la tête en ma direction. Je me mordillai les lèvres tandis que ma grande sœur bondit sur ses deux pieds. Je ne pouvais pas revenir sur mes paroles. Rien ne l'empêcherait de me prouver sa valeur, même si elle n'en avait pas besoin. Elle était la seule humaine du groupe, mais elle partirait avec nous quoiqu'il en coûte, en l'honneur de notre sang, notre famille.
À mon plus grand désarroi, on ne libéra pas une seconde pour une collation. On s'arma et abandonna la caverne, sans oublier d'emporter la tréant. Agnes la glissa avec la sphère dans un sac à cabas duquel l'engin dépassait, et...
— En route, mauvaise troupe ! lança Agnes.
En rythme de course, une bonne demi-heure était nécessaire pour atteindre Ayan. Celes sortit sa bicyclette, Nayla, le scooter qui nous avait amenés ici, et le doyen des rebelles fit grogner la vieille caisse qu'il cachait derrière le bâtiment. Cinq personnes pouvaient y monter, et plus, selon la capacité du coffre.
— Allez, allez !
Nayla me jeta un de ses casques. Sous les balayages glaciaux de cette nuit d'automne, sûrement la première du mois de novembre, je l'enfilai. Agnes grimpa derrière Celes. Eneko et les archanges montèrent dans le tacot, suivi par l'ex-petite amie de Steve. Deux autres purent se cacher à l'arrière, mais une de plus et l'on «roulerait par terre», selon le propriétaire. Comment lui dire... ?
Cinq personnes se retrouvèrent sans moyen de transport. Agnes leur hurla de venir malgré tout, au cas où la situation dégénérerait. Je bâillai. Nayla fit gronder son moteur et demanda :
— Elles sont où, exactement ?
— Je vais les appeler.
Agnes pressait les hanches de la guerrière qui martyrisait le clavier de son téléphone. Les claquements de la voiture derrière nous retentirent. Son conducteur s'écria :
— On rentre à Ayan, le reste, on verra après !
— On reste groupés !
On démarra au quart de tour. Notre moto les dépassait en vitesse, alors Nayla ralentissait pour obéir à l'ordre de Celes. Notre trio de bolides s'engagea sur la route campagnarde qui connectait le village à la ville. La chef du groupe, sur le vélo de son amie, portait le téléphone de cette dernière à son oreille pour qu'elle puisse piloter le guidon. Elle hurla pour se faire comprendre et surpasser le vent qui s'engouffrait sous ma visière.
— Elles sont en train de s'enfuir sur la rue soixante-deux ! Valck a tué des gens, il ne s'est pas encore servi de Hel, mais on doit se dépêcher !
Hel devait bien se servir de lui, par contre.
La route bosselée me martyrisait les fesses. Au moins, ça m'entraînait au cas où j'échangerais de rôle avec Eneko — d'ailleurs, sa voix frêle nous interpella. Sa bouille barbue sortait de la portière rayée du siège avant.
— Laissez-nous passer devant ! On sait où elles sont !
— Hein ? beuglai-je sous mon casque.
Nayla se rapprocha d'eux et je continuai :
— Comment ça ?
Ses cheveux fluides balafraient son front et l'un de ses bras fragiles pendait.
— Les archanges peuvent les retrouver grâce à Ilça !
Je ne cherchai pas à comprendre. Je tapotai l'épaule de ma sœur, même si elle avait parfaitement entendu. En formation, elle et Celes s'écartèrent du véhicule pour lui offrir la tête du peloton. Le bruit du vélo écrasait celui du scooter — la guerrière trimait sur ses pédales comme une forcenée. Le battement des chaînes déferlées entre les dérailleurs s'éternisait.
On entra dans les rues vides d'Ayan derrière le tacot. Les dérapages aigus de Nayla réveillaient les résidences et jouaient avec mon rythme cardiaque. Je lui faisais confiance, mais elle n'avait pas peur des accidents ! Tandis que moi, depuis le mien, si...
Au bout d'un certain temps, des phares nous aveuglèrent. À un feu, les mains de la voiture nous invitèrent près des vitres avant. Eneko rabaissa la sienne.
— Continuez tout droit et prenez la première à droite, énonça-t-il en symbiose avec le conducteur. On vous rejoint de l'autre côté !
— Bien reçu, répondit Nayla.
— Pas d'temps à perdre ! nous motiva Agnes.
Cette fille nous foutrait des coups de cravache si elle le pouvait.
En l'absence de circulation, on grilla le feu rouge et longea le pâté de bâtiments dressé à notre droite. Les vrombissements de la bagnole s'éloignèrent et l'on obéit aux ordres donnés. Je relevai ma visière en amont. Si elles étaient là, Valck ne serait pas loin. Heureusement, on avait tout prévu. Je tâtai le pistolet enfoui dans ma poche. S'il essayait de me tuer comme la dernière fois, je n'aurais pas le choix...
Au tournant, une silhouette sautilla sur le trottoir et son cri pria mes oreilles de s'enfoncer dans mon crâne. On freina net.
— Éclair ?
Le duo d'à côté se débarrassa de son vélo. L'ange soldate connaissait la naine affolée — Éclair... Merde, c'était l'une des débiles ! Cheveux blonds et décoiffés, une mèche colorée que la nuit m'empêchait de détailler... La description d'Anaïs s'y approchait, mais elle n'avait jamais mentionné de taches sombres sur son visage ou sa combinaison jaune poussin.
— Éclair, où est Afnna ? s'enquit Celes, qui la secouait des épaules.
— Elle... Elle...
— Là-bas !
La main gantée de Nayla pointa l'autre bout de la rue. Au milieu de la route, les phares de la voiture cabossée y éclairaient un affrontement. Je déglutis et la tirai par le poignet pour y accourir. Les passagers du grand-père nous devancèrent. À cette heure-ci, Ayan était fantôme. Nos pas de course retentissaient sur l'asphalte. Eneko projeta sa prothèse contre l'une des ombres enragées, mais elle le chargea. Son poing lui démolit la mâchoire au point de l'envoyer valdinguer à quelques mètres. Je redoublai de vitesse.
— Valck !
Tandis qu'Afnna rampait loin de son agresseur, les archanges tentèrent de le maîtriser, en vain. Je lui bondis dessus la tête la première. Nos épaules se fracassèrent — pas assez pour le terrasser. Ma cheville virevolta entre les siennes et je le bloquai. Je me penchai vers lui et l'on s'effondra. Des cris et interpellations pullulèrent. Mes poignets craquèrent. Je peinais à maintenir la carrure montagneuse de l'homme au sol. Il me dévisageait d'yeux abyssaux. Pas de pupille, d'iris, juste... le néant — les ténèbres. Hel.
Mon poing valdingua vers son nez grec, mais il heurta le bitume. Mes phalanges se crispèrent, mais je réessayai. Une décharge doublement puissante me paralysa. Sur son visage, un sourire machiavélique apparut et m'intima de dégager. Heureusement, Hel n'avait aucune chance...
Ma vision s'obscurcit. Un martèlement prit mon front d'assaut. Une soudaine inertie me propulsa en arrière.
— Putain, arrêtez-le ! grinçai-je.
Le coup de boule qu'il m'avait asséné m'avait déboussolé. Des ombres s'activèrent devant moi, je tapotais la route cailloutée, mais les formes ne cessaient de se superposer. Les doigts en branche d'arbre d'Eneko s'enfoncèrent dans mon bras comme des racines. Encerclé de râles de douleur, il me tira sur mes deux pieds. Je pris quelques secondes pour me rééquilibrer.
— Reste en retrait, me conjura-t-il.
— Quoi ? T'es taré !
Valck enchaînait les coups — de poing, coudes, genoux, pieds... Personne n'arrivait à s'approcher de lui. La force physique ne suffirait pas face à un réceptacle de Hel, alors voilà la manière forte ! Je dégainai mon pistolet et lui ordonnai d'abandonner tout combat. C'était dix contre un, il ne pourrait pas...
Une arme à feu se matérialisa dans sa poigne. Le canon remplaça sa mâchoire carrée. Il projeta un faisceau de lumière aveuglant. Une détonation.
Non.
Deux.
Leur écho.
Une déchirure.
Des jets de sang.
La résonance dans mon corps.
La blessure qui grappillait chaque seconde les marches de la souffrance.
Le hurlement d'Eneko — des autres.
Les os de ma mâchoire se fissurèrent. Une explosion anéantit mon squelette. Mes yeux s'échappèrent de leurs orbites. L'effroi. L'incompréhension. Rien ne m'y aurait préparé.
La véritable douleur me frappa d'un coup de tonnerre. La mort. Le martyre.
Mon arme s'écrasa par terre, suivie par mes genoux. Le sang giclait à flots. Ma main en dégueulait des effluves infinis qui m'en arrachaient le regard. Eneko me broyait le poignet. Il le manipulait sans crier gare. Mes doigts pendaient et se balançaient, hors de contrôle. Il en manquait. Mes organes se recroquevillèrent et me poussèrent à brailler, exprimer cette horreur. Mon prénom et des silhouettes m'encerclaient. L'obscurité s'éprit de la flaque de sang qui se formait près du pistolet. Les larmes qui cascadaient mes joues s'y diluaient. L'acidité faisait fondre mes muscles, mon cerveau surchargeait. Je criais, je hurlais. Une agonie. Pas la mort, mais presque. La souffrance indicible brisait mes plaintes et mes jurons. Deux d'entre eux — trois, quatre, sous les affolements voisins.
— Le laissez pas s'échapper ! m'égosillai-je.
Ma cage thoracique grinçait due au déferlement de battements cardiaques. J'étais en vie. Je n'étais pas mort. Putain. Putain. Putain. Mon majeur s'accrochait au reste de ma main par un misérable bout de peau. Mon annulaire tordu s'éloignait de la chair sanglante torréfiée par le vent comme de la peste. Les cris retrouvèrent leur sens.
— Éloigne-toi !
Eneko m'avait quitté. Je l'appelai, il n'était pas là. J'avais besoin de lui. Maintenant ! Non... Je le voyais, trop loin. Sa flamme le calcinait près du coupable. Il hurlait à la mort. Une lame refléta la lumière d'un lampadaire lointain — Celes. Son épée taillada la hanche de Valck, dont l'équilibre faiblit. Les yeux de Quarante et Quarante-trois luisirent. Un blanc immaculé les avait remplacés. Une force me traîna en arrière. Je ne la reconnaissais pas.
— T'écoutes quand on t'parle, toi ? P'tain !
Agnes. Agnes ! Je lançai ma main valide vers elle. J'ignorais ce que je tâtais, mais je l'attirai. Deux femmes la rejoignirent, puis Nayla. Lorsque nos regards se croisèrent, ma peau glissa de mes os. L'effroi dictait ses pensées, et le soulagement, les miennes.
— Je vais bien, t'inquiète pas, soufflai-je.
— On va devoir t'emmener à l'hôpital !
— Jamais d'la vie, s'interposa Agnes. Ils vont l'soigner puis l'jeter en taule ! 'bécile...
Éclair débitait des excuses qui m'échappaient tant elles perdaient toute signification. La main délicate de son homologue la tût, comme prête à la kidnapper. Le visage joufflu d'Agnes les remplaça. Sa nouvelle frange retombait sur ses yeux calmes. Elle m'observa moi, puis Nayla.
— T'es infirmière, toi, nan ? Bouge-toi ! l'engueula-t-elle. C'ton frère ou bien ?
Ma sœur balbutiait. Les picotements m'arrachaient les tendons de la main, je grimaçais, ma gorge s'enroulait. Je ne cessais de jurer, les yeux embués. Il avait fallu que ce fils de pute tire deux fois ! Deux balles, putain !
— Il me faut le matériel nécessaire, je n'ai pas... Il faut l'emmener à un hôpital !
La démone jeta son dévolu sur les jumelles aux flammes océaniques. Un éclat luminescent grandissait derrière elle, mais son crâne m'empêchait de l'identifier. Agnes intima ma sœur de leur enseigner ce dont elle avait besoin. Une parapharmacie serait ouverte 24/24h, pas loin.
— Mais avec quel argent ? s'étouffa la plus petite.
— Orh ! Fouillez d'mon p'tain d'sac, y'a mon porte-feuille ac' la tréant ! Dégagez !
Sans pouvoircontre-attaquer, les trois jeunes femmes se retirèrent.
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