Chapitre 26.3

E N E K O

          Nous reprîmes notre souffle, en particulier la frêle brune, et suivîmes la bande qui empruntait le tunnel. Celes exigeait notre présence et nous regroupa devant le bâtiment abandonné.

— Isabelle a rendez-vous au Palace demain, clama-t-elle. Je lui ai demandé à ce que ce dernier se déroule le plus tard possible, pour me donner un maximum de temps pour retrouver les jumelles, alors il se déroule à vingt heures.

Entendre ceci quelques secondes après cette amourette matinale matinale m'envoyait en plein écrasement d'avion. Seule la nuit nous autorisait l'évasion. Dès lors que nous ouvrions les yeux ou que nous quittions ce trou à rat, nos cauchemars et la réalité nous rattrapaient au grand galop.

Malek, Agnes, Nayla, les anges, les démons et moi écoutions les annonces de la guerrière rousse. Si l'apocalypse n'ameutait pas ses cavaliers, j'aurais pris le temps d'apprendre à connaître tout ce beau monde, mais peut-être égoïstement, je me tenais seulement à Malek — peut-être à Agnes. Un barbu demanda comme Celes comptait retrouver les jumelles de Valck.

— C'est justement pour cela que je vous ai regroupé. J'ai le contact de nombreux autres guerriers dans mon téléphone. J'ai discuté avec une amie. On nous avait enrôlées en même temps. Je lui fais confiance et elle me fait confiance. Nous étions meilleures amies, et quand je disais que les anges étaient ma famille, je pensais surtout à elle... mais passons, je parle beaucoup trop. Elle s'est renseignée et a trouvé leur identité. Elles se sont inscrites à l'Angélique il y a trois jours. Je ne peux pas recevoir de photos, mais j'ai des prénoms et des informations utiles pour les reconnaître.

Le pavé téléphonique voyagea de mains en mains. Chanceux comme j'étais, je fus le dernier à analyser les messages de son amie — Anaïs, selon le contact.

ANAÏS : La première s'appelle Éclair Nomico. C'est une jeune femme de vingt-deux ans née dans l'hôpital d'Ayan. Elle n'habite pas très loin. 1m57, et de ce que je peux déceler sur sa photo, elle est blonde, avec une mèche plutôt froide, et la peau de la même couleur que le capucino que l'on prenait tous les matins, avant que tu changes de rang.

ANAÏS : La deuxième s'appelle Afnna Helena d'Algy, 1m84, vingt-sept ans. Elle habite dans un petit village que je ne connais pas... Maly ? Apparemment, c'est de l'autre côté d'Arkan. Elle a les cheveux violacés, je pense que c'est suffisant pour la reconnaître. Ah, et une tête de secrétaire.

Ces deux inconnues nous avaient remplacés. Hel les avait prises pour cibles et n'abandonnerait pas avant de dévorer leurs flammes. Qu'allions-nous faire ?

Comme si elle lisait dans mes pensées, la grande rousse reprit :

— J'y ai beaucoup réfléchi. Je pense qu'Eneko devrait venir avec moi, au cas où je les retrouve. Tu pourrais leur parler de ton expérience en tant que jumeau, me suggéra-t-elle. Malek, je pense que... tu n'as pas la tête à ça.

Le pauvre concéda.

— J'ai contacté leur guide. Puisque nous sommes en week-end, il m'a dit qu'il se débrouillerait pour les amener à l'Angélique. Il les a déjà rencontrées, elles sont au courant de leur situation. Je ne sais pas si elles pourront entrer dans le QG, mais au moins... nous pourrons leur parler. Tu es d'accord ?

J'opinai par réflexe. Une étincelle d'excitation luisait dans ma flamme à l'idée de les rencontrer.

Le groupe s'éparpilla. Agnes rejoignit Celes, et moi, Malek. Je lui rappelai que je l'aimais, que je serais toujours là pour lui — ce que je pouvais. Nayla nous épiait. Désormais, je n'avais plus rien à craindre, même s'il se montrait encore incongru. Il n'avait pas à choisir entre elle et moi. Nous étions tous deux présents pour lui.

L'après-midi se déroula sans accrocs. Heureusement que la guerrière avait gardé sa relique — personne ne pouvait nous traquer.

Je me fondais au renfoncement d'une entrée, caché sous ma capuche, mes lunettes, ma barbe et ma moustache — l'inverse de ma photo diffusée aux infos. Le guide des jumelles nous avait confirmé qu'il les avait accompagnées au café devant nous. La première impression serait cruciale... Nous ne devions pas les brusquer.

Au bout de quelques minutes, Celes m'alerta. Je virevoltai. Deux jeunes femmes glissaient hors de la porte vitrée, le sourire aux lèvres. Contre toute attente, elles traversèrent la route en notre direction, sans nous inspecter. Elles se cherchaient trop du regard. Le nuage blond au-dessus de la plus petite, Éclair, lui apportait un air aérien, comme si elle pouvait s'envoler à tout moment. Parfait reflet de la description d'Anaïs, elle bondissait près de la silhouette en sablier de sa jumelle, Afnna. Elles n'avaient rien à voir avec l'autre. Lèvres tendrement étirées, bras croisés sous sa poitrine, Afnna analysait son homologue d'yeux profonds. Ses cheveux partageaient la couleur de la mèche d'Éclair — violine, comme si elles se connaissaient depuis toujours, et qu'elles vivaient déjà l'une dans l'autre. Le timbre cristallin de la cadette nous atteignit.

— Je réponds à l'interphone, et il me dit : « il faut qu'on parle, c'est très important, question de vie ou de mort », alors moi je panique, ma mère n'est pas là !

— Tu n'es pas majeure ?

— J'interdis toute remarque désobligeante sur mon âge. Je reprends. Il rentre chez moi, sans rien me demander, s'assoit sur mon canapé en velours... En velours ! Il me regarde droit dans les yeux et me sort : « Il faut qu'on parle de Jésus. » Oui, et moi j'ai besoin de dormir ! J'adore Jésus, c'est pas une raison, mais...

— Excusez-moi ?

Elles s'éloignaient, mais Celes interrompit leur élan. J'ôtai mes lunettes de soleil. La grande tête de secrétaire nous dépassait. D'un air de mafieuse, elle nous jugeait, les lèvres pulpeuses frétillantes.

— Je vous connais, menaça-t-elle d'une voix enjôleuse.

— Nous avons besoin de vous.

Je m'avançai.

— J'étais ange jumeau avant vous.

Les deux jeunes femmes se dévisagèrent, confuses. Celes leur expliqua l'accord de leur guide et leur assura qu'ils pouvaient nous faire confiance. Désinvolte et hyperactive comme un lapin électrique, Éclair aurait pu nous dénoncer à la police sur-le-champ, mais Afnna la dompta. Elle dépoussiéra son costume en soie bordeaux tandis que la blonde s'enveloppait sous une veste d'un bleu plus clair que le ciel. Nous les emmenâmes dans une ruelle où nous nous présentâmes et leur expliquâmes grossièrement la situation.

— Je sais que je suis angélique, mais ça fait beaucoup d'un coup, plaisanta Afnna d'un ton paradoxalement solennel.

— Moque-toi. T'es une bombe, j'suis une patate. C'est quoi, cette histoire de village abandonné ? Ça m'fout les jetons, ça, j'irai pas !

Celes dominait Éclair de trois melons. Elle lui répondit :

— Rentrer dans le QG, sous l'Angélique, requiert un Bloody Angel, mais une flamme naissante ne le digère pas. Pour ne pas prendre de risque, il vaut mieux vous rendre là-bas au plus vite.

Elle mentait. Son masque de bonne suiveuse se fissurait.

L'allégresse d'Éclair s'était dissipée. La singularité de ses yeux ternis me frappa. L'un arborait un prune profond, et l'autre, un cyan aussi brillant que son pardessus, qui flottait près de ses jambes bottées. Pourtant, ses deux pupilles reflétaient une innocence déchue qui me retourna l'estomac.

Deux mois à peine. La roue avait tourné.

Tout comme Malek avant elle, elle masquait sa frayeur grâce à ces élucubrations enfantines. Elle en tiendrait la poigne gracile d'Afnna si elle la connaissait mieux — ses doigts craquaient sans cesse. Celes lui avait cloué le bec, la pauvre. Son homologue aux cheveux de lilas dut prendre la parole.

— Donnez-moi une bonne raison de vous faire confiance.

La brume angélique dévoila nos quatre flammes en simultané. Les deux jumelles alimentaient la même que Malek et moi autrefois... même danse, même couleur. Dire que nous voulions nous servir d'elles. Elles devraient affronter Hel, mais ne comprendraient pas l'enjeu — Arkan. Toutefois, nous les protégions. Notre but n'était pas d'empiler les cadavres — surtout pas ceux de jeunes femmes croquant clairement la vie à pleines dents.

Arrête de te torturer, Eneko. Ne pense pas à ça.

— Je suis désolée, mais non.

Afnna nous abandonna, vite rattrapée par la blonde.

— Attends, attends ! Il nous a parlé d'eux ! On peut leur faire confiance !

— Éclair, tonna-t-elle. Je ne te connais pas assez, mais ton innocence gamine te fait déjà défaut. Un inconnu nous a parlé de deux autres inconnus. J'ignore encore ce qu'être ange signifie, mais je ne me mettrai pas en danger pour si peu. Et vous, je suis vigile. Vous savez à quoi vous attendre si vous me cherchez des noises.

Évidemment. Si l'on prenait le moindre risque, elle broierait notre crâne en mille morceaux. Tant d'apathie m'exaspéra.

— Si peu ?

— La déesse de la mort ! enchaîna Celes. Vous avez entendu parler des cent assassinats qui ont fait la une de la presse... c'était chez vous, non ? Dans votre village natal, à Maly ?

Les iris olive d'Afnna explosèrent en direction de la guerrière. Son nez épaté se retroussa et ses lèvres épaisses se gonflèrent. Elle cogna ses talons en cuir jusqu'à nous. La mâchoire de Celes se raffermit. À mains nues, Afnna nous terrassait, mais j'avais ma flamme.

— Afnna, tu nous l'avais pas dit, s'interposa Éclair, farouche.

— Je n'ai pas à tout vous dire, je ne vous connaissais pas. Un psychopathe a causé cette tragédie. Un forcené, quelqu'un d'anti-humain. Quel est le rapport avec votre déesse ?

Celes plongea dans les détails en précisant les hautes probabilités qu'elles en soient les prochaines victimes. Éclair se décortiquait les ongles et en profita pour exposer ses craintes, que je comprenais sans doute le mieux. Les paralysies du sommeil, les apparitions... Étonnamment, Hel ne les avait pas encore attaquées, mais elle devait attendre de pouvoir les surprendre isolées.

Alors cette réunion au café avait été leur première véritable rencontre... ? Une question surgit dans mes pensées. Une question évidente.

— Comment vous avez eu votre E.M.I. ?

— À Maly, justement, soupira Éclair. Je visitais ma grand-mère. On en a parlé... n'est-ce pas, Afnna ?

Cette dernière mordilla ses joues maquillées et détourna le regard. Ce que les médias avaient qualifié d'attentat l'avait affecté bien plus qu'elle ne voulait le montrer.

Et là, le déclic.

Je poussai un cri de surprise tandis qu'Éclair continuait.

— L'air d'une des résidences est devenu toxique. Une dizaine de personnes sont mortes, y compris... nous et ma...

Elle ravala sa détresse. Celes et moi échangeâmes un regard écarquillé. Valck s'était montré créatif pour tuer un maximum de gens, ce jour-là. Hel...

Hel l'avait forcé pour assurer la naissance de nouveaux jumeaux.

Afnna embrassa le front de la blonde et lui susurra quelques mots, puis nous quitta par prétexte qu'elle devait travailler. Vérité ou mensonge ? J'aurais cru que sa sagesse apparente lui aurait permis de comprendre plus facilement que son homologue.

Je pris Éclair et ses lèvres empourprées à part.

— On a besoin de vous. Tu dois vraiment la convaincre.

La jumelle hocha la tête comme victime d'une syncope. Elle aussi avait perdu un être cher alors je détestais la secouer ainsi, mais elle ne recula pas. Sa force étincelait dans ses yeux vairons. M'identifier autant à son personnage m'ensevelissait d'empathie. Je lui expliquai à quoi avait ressemblé ma vie après ma première E.M.I.. Elle me parla de la sienne, de son aspiration de musicienne. Cette fille était une boule d'énergie que son prénom reflétait à merveille et qui, malgré son accord à nous prêter main-forte, ne vivait pas si bien cette renaissance. Avec Celes, elles s'échangèrent leur numéro et nous la remerciâmes une énième fois.

— Et surtout, ne vois pas Afnna seule sans nous prévenir. On doit toujours être au courant, question de vie ou de mort, d'accord ?

Je pesais mes mots. Elles avaient besoin de nous. Éclair opina, sans savoir que je lui en avais volontairement omis la raison, et nous rebroussâmes chemin.

Nous en discutaillâmes pendant le trajet. En se servant d'elles comme d'appâts, nous nous apprêtions à devenir les méchants de leur histoire, leur Prairie. Nous n'avions pas le choix, mais je ne cessais de penser à la question posée cette nuit par Quarante, sur notre manque de culpabilité.

Désormais, je connaissais ces femmes. Impossible qu'elles puissent survivre seules, cependant. Elles n'auraient pas pu maîtriser leurs pouvoirs si brièvement, et puis, nous effleurions notre objectif. Valck nous avait aidés. Nous l'aiderions en retour.

À Mannah, une surprise nous attendait face à notre bâtiment fétiche — les archanges.

— Vous êtes venus ! m'exclamai-je. Vous tombez bien ! On les a trouvées.

— Remercie-la, pesta le vieil homme dans sa barbe grisonnante.

Ils ne s'étaient pas débarrassés de leur uniforme angélique. Les cônes métallisés et élongés qui emprisonnaient leurs membres bafouaient le vent, contrairement à la cascade blonde platine de la femme. Comment avaient-ils quitté leur cachette ? Leur avait-on donné l'autorisation ou avaient-ils brisé les lois et la confiance de leur peuple ? Ils renfermaient Ilça... personne ne se permettrait de des ordres à une divinité. Moi-même n'osai pas leur demander. Leur présence, cette fois en chair et en os, me suffisait.

Quarante-trois blagua sur son mal de dos, disant qu'elle avait dû quitter sa colonne vertébrale pour nous rendre visite, sans regret toutefois. Derrière son amusement, elle m'emmena dans un coin pour traiter le sujet du Passage prenait habituellement place dans le cosmos qu'abritait leur lieu de repos. Sans me laisser respirer, elle souleva son châle épais en forme de bourgeon. Soghomon, l'épée des âmes dont nous avions besoin, siégeait entre deux passants de ceinture.

L'Homme avait peur de l'inconnu, alors retrouver ses deux lames me rassurait en quelque sorte, même si nous ne l'avions que trop usitée. Au moins, je savais la manier... mais ce métal pouvait-il réellement abriter Ilça ? Dans quoi l'avait-on forgé ?

L'excitation et la crainte palpable d'héberger une divinité dans mon sain s'éclaircirent et grandirent. Après avoir rejoint le groupe, nous établîmes une dizaine d'hypothèses sur la façon dont les futurs événements pourraient se dérouler, et ce, jusqu'à la tombée de la nuit. Nous nous couchâmes au grand complet dans la grotte, sans laisser de matelas de fortune vide. Les archanges se reposaient en tailleur, mais appréciaient ce confort. Les lits d'Agnes et Celes s'étaient rapprochés. Les amis de la démone s'assoupirent. Je les imitai dans les bras de Malek et sous le regard bienveillant de sa grande sœur.

Malheureusement, notre sommeil fut bref.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top